L’IMMONDE DU TRAVAIL | Ch.6
CHAPITRE 6 | NOUS SOMMES UNE GRANDE FAMILLE
— Notre entreprise fait actuellement face à une con… une conjoncture économique com… complexe. Notre récente fusion avec notre nouvel actionnaire principal nous met face à de nombreux défis que nous n’affronterons et ne surpasserons qu’u… qu’unis, comme la grande et belle famille que nous sommes.
Le responsable bonheur s’arrête un instant, se racle la gorge et boit une gorgée d’eau. Parmi nous, pas un bruit. On entendrait une mouche voler. Une mouche à merde bien puante que chacun feindrait d’ignorer. Le plan social du mois dernier et la vague de licenciements a sûrement eu un grand impact sur la décision de chacun de participer à l’événement. L’affection et l’attachement que nous portons à notre direction aussi, bien sûr. Nous nous regardons en coin. Lors des entretiens, nous avons tous spontanément répondu « oui » à la question : « Seriez-vous d’accord pour participer à un stage de cohésion en forêt avec l’ensemble des cadres qui n’auront pas été licenciés ? ». De tous ceux qui sont montés dans le bus de leur plein gré, la plupart ne sont jamais partis en randonnée et ne font pas la différence entre un pigeon et un faucon. Qu’ils sont beaux nos collègues dans leurs tenues Quechua flambant neuves ! Les chaussures sont bien rigides, les polaires immaculées, les sac-à-dos remplis d’objets indispensables à une pleine immersion dans la forêt : l’après-rasage, la crème de jour et la crème de nuit, une chemise repassée et une paire de chaussures de ville en cas de réunion surprise. Pa-rés. Le préposé au bien-être du personnel ne sourit pas, c’est étrange. Il n’a pas l’air trop à l’aise et sue abondamment. Il reprend précipitamment :
— Nous sommes les forces vives de l’entreprise et il nous incombe de travailler tous ensemble à la motivation des équipes pour pouvoir relever les défis de l’année à venir.
Il n’a pas bafouillé, nous applaudissons tous. Il se raidit, un petit sourire aux lèvres. Il se sent mieux. En lui renaît cette âme de leader-né qui lui a permis de gagner sa place de Monsieur Bonheur, il y a trois ans. Il s’exclame :
— Parce que c’est notre projet !!!
Bide. L’émotion trop grande de s’être – un court instant – senti aimé.
— Je… je laisse la parole à Bryan Aware, notre co… coach en développement per… personnel pour ces trois jours à venir.
Le petit crâne chauve à lunettes s’efface et une musique tonitruante accompagne la montée sur scène de Coach Aware. Après deux longues enjambées pour traverser l’estrade, juste au moment où il s’apprête à lever les bras pour saluer au rythme de l’œil du tigre, la musique dérape dans un terrible larsen et termine sur un sec et surpuissant PAOKKSH ! les plombs du petit chalet perdu dans les bois et qui sert de base arrière à toute l’opération ont sauté. Trop de puissance, trop de testostérone chez ce mâle alpha, à n’en pas douter. Visage carré, teint bruni aux UV, ses yeux bleus profonds semblent vous scanner de haut en bas comme un robot d’indexation Internet. Lors d’un mouvement rotatif du torse pour saisir le micro, ses muscles de salle de Gym ont fait craquer sa veste en plein milieu. Le silence est lourd. Joël tord la bouche et me souffle :
— Non mais quelle farce… C’est bien parti !
C’est étonnant qu’il ne soit pas monté dans la charrette, lui. Grand et sec, il fume comme un pompier, et pas que du tabac. Un visage taillé à la serpe percé d’orbites obscures où scintillent deux billes noires comme le cœur de Bakounine, cernées de rouge. Son nez longiligne de boxeur pointe vers une langue bien pendue. Une mémoire Marxiste et Proudhonienne à faire frémir le plus coriace des patrons du CAC 40 et la perfidie du pire des agents secrets complètent le portrait du phénomène. Vous comprenez, il est important de bien se faire voir pour « pouvoir continuer à saper le système de l’intérieur ». Comme nul n’est à l’abri d’une petite dissonance cognitive, il est chef du service marketing depuis dix ans et fait bien son boulot.
De l’équipe de cadres, nous sommes cinq à nous être rencontrés fortuitement le samedi précédent au Décathlon de la Z.A.C. du Plessis-Bourgnon. Cinq sur huit, au total, à comploter pour saboter le stage et ne pas nous laisser manipuler par le gourou New-Age et son sous-fifre attitré, M. Bonheur-mon-cul, que l’entreprise nous a imposés. La Directrice des ressources humaines supervisera le tout, sans pour autant participer aux activités. On ne mélange pas les torchons et les serviettes ! Assis autour de la table du fast-food du centre commercial au milieu de sauces en sachet plastique et de verres d’un litre pour diabétique suicidaire, nous avons planifié l’action à mener. Comme souvent, Joël a parlé le premier :
— Vous connaissez le procédé ! des poncifs et des mots simples et directs. L’exposition répétée et permanente aux expressions et aux concepts qui feront de nous de parfaits petits soldats à envoyer sur le front de la sacro-sainte guerre économique, guerre que nous ne…
— Oh, Joël, putain, fais pas chier et va droit au but !
Mateo, le gitan marseillais, chef des ventes. Des bras comme mes jambes, la gourmette au poignet, ses Ray-Ban sur le front et la chemise ouverte sur un thorax velu du plus bel effet, sainte moquette ou s’enfonce le portrait de Sarah la Noire. Il a acheté la médaille au distributeur de l’église des Saintes-maries de la mer, lors du dernier pèlerinage.
— C’est vrai, flûte alors ! Désolée…
Chantal a baissé la main qu’elle venait de porter à sa bouche pour contrôler tant de vulgarité. Elle a poursuivi :
— Monsieur Joël, nous n’avons pas souscrit au bulletin quotidien du nouveau parti anticapitaliste et n’avons guère besoin d’une clarification sur les méthodes de gestion du personnel. Nous partageons toutefois tous le même grief, et nous ne voulons plus avaler de couleuvres, si vous me passez la trivialité de l’expression… Nous n’en souhaitons pas pour autant perdre nos emplois. Par conséquent, il va nous falloir faire preuve de subtilité.
— Chantal a raison, sur le fond. On va tout faire foirer, mais en douceur. Il faut se la jouer fine. Ça ne changera rien pour les douze collègues virés comme des malpropres, mais au moins ça nous fera du bien. Et je pourrais enfin digérer les cinq-cents euros que je viens de claquer pour du matos de camping qui finira au placard, comme Gauthier.
— Euuuh, c’est pas trop sympa ça Sandrine… Chef du service des archives c’est pas exactement le placard quand-même.
Gauthier, ou « le déni ». Moi qui ne m’exprime quasiment jamais, il a fallu que la foudre de mon sarcasme tombe sur lui. Nous l’avons tous regardé avec compassion. Il a alors attrapé une serviette en papier et feint d’avoir une poussière au coin de l’œil. Joël a repris la parole en saisissant la bouteille de ketchup, ersatz de totem que nous avions tous accepté d’utiliser pour que les débats restent sous contrôle.
— Te plains pas Gauthier ! au moins, tu es ton chef et ton propre employé. Et puis en bas, personne ne vient jamais te faire chier.
Le responsable des vieux papiers inutiles a soupiré, hoché la tête et mordu à pleines dents dans le quatrième hamburger de son plateau en plastique. Plus que deux et il pourrait s’attaquer aux desserts. Sur les tables boulonnées à la terrasse qui borde le gigantesque parking désert, il occupait deux sièges. Il avait croisé sous lui ses pieds potelés qu’il venait de faire glisser hors de ses énormes crocs ruisselants. Il fait chaud en ce début de mois de mai. Joël a continué d’une voix légèrement nasale, car l’odeur commençait à remonter.
— Avant toute chose, on ne doit pas se laisser séparer. C’est une des techniques pour nous manipuler ! Chaque soir, on devra se voir en secret pour faire un point et partager les événements de notre journée, au cas où on ne pourrait pas la vivre ensemble. Il faut s’engager !
« Juré ! » nous sommes-nous tous exclamés d’une seule voix en attrapant le totem. Gauthier, un peu en retard, nous a écrasé les phalanges entre ses deux gigantesques paluches, scellant notre pacte dans une orgiaque explosion de ketchup. Nous ne savions alors pas qu’il nous unirait pour bien plus longtemps que ces trois jours en forêt.
Le deuxième jour, tout le monde est sur le pont à cinq heures du matin. Le coach commence la journée comme il l’a terminée la veille : par une séance d’exercice physique collectif. La DRH et M. Joyeux sont encore plus pâles que d’habitude : de sombres poches pendent sous leurs yeux, de lourdes gouttes gelées perlent sur leur front brûlant. Chaque directive scandée par Bryan semble les perforer au plus profond des entrailles. Je lorgne vers mes complices : chacun affiche un cruel rictus au coin des lèvres. Pas Gauthier, qui est, lui aussi, à l’agonie. Tous ont les traits tirés. Après le sabotage de la sono et de la veste hier, nous avons participé docilement, donnant le change aux banalités motivationnelles assénées par coach Bryan. Joël, tout particulièrement, a gagné la confiance de notre nouveau maître à penser. Il lui a magnifiquement et subtilement ciré les pompes le reste de la journée. Après le dîner au cours duquel il n’a cessé de lui passer la pommade, nous étions remontés et prêts à le pendre sur le champ. Une des énormes branches du vieux chêne surplombant la petite clairière où nous avons décidé de nous retrouver aurait pu faire l’affaire… Légèrement éloignée du fruste dortoir où les trois autres sont tombés comme des mouches, et encore plus de la chambre luxueuse du coach, elle semble le lieu idoine pour une réunion secrète.
— Mais calmez-vous, bordel ! Je vous ai expliqué : plus il nous croit sous son contrôle, plus on aura de chances de lui faire mordre la poussière sans se faire repérer.
Le visage de Joël rougit à la lumière de l’énorme pétard sur lequel il vient de tirer comme un forcené.
— Té ! En attendant, si je t’entends ne serait-ce qu’une fois encore lui donner du « Mais carrément, coach ! » je t’étrangle. Et puis je ne sais pas pour vous, mais moi je ne me contenterai pas de ces blagues de potaches ! la musique et la veste, c’était marrant, mais il va falloir monter d’un cran, con.
— J’ai faim.
— Partagez-nous plutôt vos pensées inédites, Monsieur Gauthier. Sincèrement et j’en suis navrée, vous nous agacez à ne songer qu’à vous sustenter !
Marie-Chantal De La Buissonnière n’aime pas son nom complet. Elle fait tout pour qu’on oublie ses ancêtres au sang bleu, mais chaque détail chez elle crie « coupez-moi la tête ! » : Son chignon parfait, sa gestuelle empruntée, sa voix qui monte dans les aigus en milieu de phrase… Ces jours-ci, c’est sa tenue camouflage et son bandeau rose autour du front façon Rambo. Elle a été jusqu’à accrocher un couteau de survie avec une petite boussole sur le pommeau à sa ceinture. Joël lui tend le joint, qu’elle reçoit délicatement entre le pouce et l’index, le petit doigt dressé. Elle hésite une seconde, un peu crispée, puis le porte à ses lèvres avant de partir en quinte de toux carabinée à la première bouffée.
— Demain, c’est la randonnée et la nuit de bivouac près des grottes ! il faut se débrouiller pour se retrouver seuls avec Bryan, reprend Joël. Si on parvient à se débarrasser de Monsieur Lajoie, de Marco - le responsable informatique - et de la DRH – juste pour le plaisir - on aura les mains libres pour lui donner la leçon qu’il méri...
— Et pourquoi voulez-vous vous débarrasser de moi, bande de moules ?
Nous sursautons. Chantal glapit, Mateo se dresse, Joël grimace dans un rayon de lune et Gauthier lâche un pet monumental qui fait trembler les pensionnaires de la forêt. Puis, tout aussi soudainement, plus personne ne bronche. Portée par le chant des grillons et le hululement d’un hibou, une silhouette s’avance et le visage barbu et souriant de Marco se dessine dans la pâle lumière de la lune.
— J’ai tout de suite su que vous maniganciez quelque chose quand je vous ai vus à la terrasse du MacDo Samedi dernier. Je vous ai à l’œil depuis que nous sommes arrivés ici et j’en ai eu pour mon argent !
— Ô peuchère, toi tu aurais dû reste couché, engculé !
En un éclair, Mateo l’a chopé par le cou et plaqué contre un tronc. Ses pieds ne touchent plus terre et ses yeux semblent vouloir quitter sa tête.
— Attends… Att… tends ! éc… écoutez-moi !!!
— Lâche-le Mateo, tu vas l’asphyxier !
Marco tombe par terre en se tenant le cou… Il crache, il tousse et respire avec difficulté.
— Je… veux vous aider ! En fait, je l’ai… je l’ai déjà fait !
— Ah oui ? Parle, tu nous intéresses ! tonne Mateo.
— Je sais qu’on ne s’est jamais trop entendus vous et moi, mais moi aussi j’en ai assez de cette boite d’hypocrites… et ce coach me sort par les trous de nez. J’ai trouvé un nouveau boulot. Je pose ma démission au retour du stage. Pas question de partir sans avoir laissé mon empreinte dans votre combine !
— Et ?
— J’ai versé du laxatif dans le verre de M. Bonheur et de cette pouffiasse de DRH ! Je serais bien surpris de les voir partir en randonnée pour deux jours demain matin…
— Dieu soit loué, les grands esprits se rencontrent… Et pourquoi vous ferions-nous confiance, Monsieur Marc ? lance Chantal d’une voix qu’elle voudrait grave et menaçante, son couteau dentelé pointé vers lui en arabesques incontrôlées. Un moulinet de trop ! Le couteau lui échappe et se plante juste à côté du pied de l’intrus, qui déglutit bruyamment… Chantal s’ajuste le bandeau, puis le chignon, se raidit, croise les jambes et pose ses deux mains sur son genou, dans une feinte indifférence.
— Parce que j’ai piraté son iPhone, que je peux le couper de toute communication avec l’extérieur et le priver de Google Maps quand nous serons bien loin dans la forêt. Ce pitre n’a pas voulu partager le gâteau avec un guide local, il va s’en mordre les doigts.
— Ben moi, il me plaît bien, le Marco.
J’ai lâché cette phrase dans un haussement d’épaules. Je regarde mes compères un par un, leur affirmant qu’il a bien mérité ses galons… Mateo ronchonne, Chantal se lève, ramasse son coutelas et le remet dans son étui, Joël soupire et les intestins de Gauthier gémissent. Maintenant, nous sommes six et le plan vient de changer : demain nous allons perdre le petit poucet dans la forêt.
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Au milieu de la séance d’aérobic, comme prévu par le machiavélique Marco, les indésirables s’excusent et disparaissent pour la journée, cloués au trône. Personne ne semble rien suspecter et, équipés pour deux jours d’expédition, nous nous lançons peu après derrière Bryan sur le sentier en pente douce qui s’enfonce entre les arbres. Rapidement, Gauthier commence à s’essouffler, mais il ne moufte pas. Nous ne perdons pas le coach du regard, refoulant la rage qui va croissant en chacun d’entre nous. Il cavale loin devant sans se soucier de l’état de son groupe. Au temps pour l’esprit de famille. Après une heure de marche, nous nous arrêtons prêt d’un petit ruisseau coupant en deux une trouée verdoyante. Nous ayant fait asseoir en cercle autour de lui, Bryan nous demande de nous imaginer tour à tour la pire et la meilleure issue possible pour notre excursion. Joël me souffle à l’oreille « méditation en pleine conscience ! ». Même pour les plus rebelles, l’expérience est un calvaire. Le passage de l’angoisse absolue des pensées tragiques au soulagement de la pensée positive constitue un choc psychologique intense visant à nous fragiliser pour mieux nous manipuler. Gauthier entre en panique, notre chef voit en lui une opportunité d’asseoir son autorité.
— Nous sommes ce que nous pensons ! Incapables d’imaginer le futur positivement, nous nous condamnons à vivre l’échec et à le faire vivre à notre entreprise. L’issue de tout dépend de nous et de nous seuls. Entre nos mains se trouve notre présent, notre futur et notre passé. Un mauvais Karma a fait de Gauthier ce qu’il est. Nous autres devons être conscients de la chance que nous avons de ne pas subir le même destin et nous concentrer sur nos pensées positives.
J’entends Mateo grommeler sourdement.
— Oh, pauvre ! je vais te la faire bouffer ta pensée positive…
Je le retiens doucement.
— Pas maintenant, Mateo ! patience.
Gauthier se calme un peu. Joël et Chantal l’aident à se remettre d’aplomb.
— On devrait s’arrêter-là ! Il ne va jamais tenir jusqu’au campement, nous glisse Joël.
— Non, on va au bout, expire le moribond.
Nous continuons notre route, les heures défilent. Dans un sentier à peine dessiné et qui monte en pente raide vers le sommet d’une colline, à cent-cinquante mètres environ, Bryan semble perplexe. Il s’adosse à un hêtre majestueux, le téléphone à la main. Croisant notre regard, il s’empresse de le cacher au fond de son sac et feint de communiquer dans une transe mystique avec l’arbre qu’il serre fort dans ses bras. Marco jubile. Cette fois, c’est sûr, il est perdu…
— Et vous, Monsieur le pirate, je suppute que vous saurez nous ramener sur le bon sentier ?
Marco sourit férocement à Chantal en tapotant sur sa poitrine. L’écran de son téléphone mobile s’illumine à travers la fine toile de la poche avant de sa chemise.
— Je ne suis pas complètement abruti, Madame de la Buissonnière.
— Mademoiselle ! s’insurge-t-elle
— Silence, putaing ! Vous allez la caguer !
Le coach, cependant, ne nous prête plus attention. Partagé entre l’instinct de survie qui l’inciterait à nous demander de l’aide et son égo démesuré lui interdisant d’admettre sa faillibilité, il doute. Et douter, c’est mourir un peu. Encore une demi-heure et le soleil disparaîtra derrière le talus boisé. Sur la crête, entre les troncs et les branches pointent les premiers rochers. Nous ne sommes pas si loin de la zone des grottes où nous devions bivouaquer.
— Qu’est-ce qu’on fait ? soupire Gauthier
— On ne va pas pouvoir le perdre maintenant, je pense qu’il faut attendre la nuit…
— D’accord avec Marco. Il faut s’arrêter et lui faire croire que la décision vient de lui. Et puis Gauthier n’en peut plus.
Chantal hoche la tête, Joël acquiesce, Mateo, fulminant, frappe l’arbre le plus proche en signe d’approbation. Quant à moi, je suis pensive, car mon collègue des archives montre des signes d’épuisement inquiétants. Je glisse à l’oreille de Joël :
— Il va nous claquer dans les mains, il faut appeler le chalet et demander qu’ils nous envoient de l’aide. Marco est le seul à avoir pu garder son mobile. Il faut lui en parl…
— Vous n’allez rien dire à personne. Demander de l’aide pour Gauthier, c’est reconnaître son échec et le mettre dans une position de perdant ! On s’arrête, on passe la nuit ici et on reprend la route du retour demain à l’aube. Personne n’a jamais abandonné dans un de mes stages !
Bryan a surgi comme un esprit mauvais de la forêt. Trop préoccupés par l’état de notre complice en difficulté, nous ne l’avons pas vu se rapprocher. Mais le masque est tombé : plus de douces paroles, de flux apaisé et posé. Son visage hirsute crache et vocifère passant de la lumière rouge des derniers rayons du soleil couchant à l’ombre froide des troncs et des rochers de la crête. Ses doigts noueux s’agitent et accusent, les éclairs lancés par ses yeux glaçants nous transpercent. Stupéfiés, nous allons nous liquéfier… Le coach paniqué, en revanche, n’a pas interrompu son flot tonitruant :
— Je n’accepterai pas cette mentalité de perdants ! nous sommes ici pour nous surpasser et créer une vraie solidarité au cœur du groupe. Nous sommes ce que nous pens…
— Cette fois, je me le fais ce fada ! je vais t’envoyer de l’autre côté !
Mateo va le massacrer. Ses bras d’acier s’apprêtent à se refermer sur l’infâme Aware quand un cri déchire l’espace, suivi d’un bruit sourd. Nous sentons le sol meuble vibrer sous nos pieds.
Gauthier vient de s’affaler sur le bord du chemin, se tenant l’épaule, le visage tordu par la douleur. Son cœur est en train de le lâcher. Joël, Chantal, Mateo et moi nous élançons vers lui. Il a déjà perdu connaissance. Aucun d’entre nous ne sait quoi faire : personne n’a voulu suivre la formation de premiers secours du dernier trimestre… Joël essaie pourtant. Il a retourné l’énorme carcasse livide et commence un maladroit massage cardiaque. Un bruit sec de branche cassée nous surprend et nous nous retournons tous en même temps. Marco se redresse péniblement, une ligne ensanglantée lui traverse le visage. Derrière lui, une silhouette s’enfonce rapidement dans la végétation, en direction des grottes. L’expert en développement personnel, hors-de-lui et probablement terrorisé par les menaces de Mateo a pris la poudre d’escampette. Joël et Mateo voudraient le poursuivre, mais la nuit tombe. Chantal s’approche d’eux et parvient à les convaincre d’attendre le matin… Je suis resté près de Gauthier et de Joël, qui cesse de s’agiter.
— Je crois qu’on l’a perdu, bredouille-t-il.
Je m’écroule sur moi-même, mutique, et fonds en larme. Joël à son tour se laisse tomber sur le côté et se prend la tête entre les mains, les yeux rivés aux branches que le soleil abandonne peu à peu. Les trois autres, figés, nous regardent en silence, puis s’approchent et s’agenouillent en cercle autour du corps sans vie. Nous restons ainsi de longues minutes, quand le froid commence à se faire sentir. Mateo sort une petite couverture Air France de son sac-à-dos et couvre le visage et le haut du torse de notre compagnon.
— Je l’ai chouravée lors de mon dernier voyage d’affaire ! murmure-t-il dans un demi-rire nerveux.
— Je vais rouler un pétard, chercher du bois et faire du feu.
— Accepteriez-vous ma compagnie, Monsieur Joël ?
Il hoche la tête, roule son cône, l’allume, se lève et s’éloigne, accompagné de Mademoiselle Rambo. En silence, nous débroussaillons un petit espace au centre duquel nous plaçons quelques pierres pour recevoir le foyer. Nous nous tenons à distance du défunt que plus personne n’ose regarder et installons notre campement. Matteo et Marco - à qui j’ai bandé le crâne blessé - ont commencé à fabriquer un brancard de fortune pour ramener le cadavre au chalet au plus tôt le lendemain. Sans rien nous dire, nous semblons tous d’accord pour ne pas poursuivre Bryan et mettre fin au désastre… Cette nuit passe comme un long cauchemar dont nous espérons tous nous réveiller à chaque instant. Mais ces espoirs sont bien futiles, car le réveil est encore plus brutal.
Peu avant l’aube, Mateo, parti chercher des branches mortes pour raviver le feu et préparer un peu de café, revient précipitamment en hurlant :
— Je crois que je l’ai trouvé ! Je l’ai trouvé ! Ooooh ! Réveillez-vous, putaing !
Nous émergeons tous de notre somnolence et emboîtons le pas au gitan, déjà reparti en sens inverse. Après deux minutes de course effrénée, nous commençons à entendre des cris sourds.
— À l’aide ! Au se….ours !
Nous nous dirigeons vers la voix ténue. Marco bondit soudain en avant, au pied d’un bloc rocheux bordant la trace laissée dans la végétation par le fugitif. Il s’incline puis se redresse rapidement, brandissant un petit rectangle noir.
— Mon portable, c’est mon port…
Mateo vient de l’attraper par le coude et de le tirer vivement en arrière. Sous sa jambe levée s’ouvre une étroite et courte crevasse, couverte de végétation. Du fond nous remonte une voix brisée et paniquée :
— Oh, mon dieu, mon dieu ! Merci ! Sortez-moi de là ! je crois que je me suis pété la jambe !
Le couard se distingue à peine dans la pénombre. Marco et moi cherchons des yeux une branche, une liane ou quelque objet assez long pour le tirer de ce mauvais pas. Chantal s’exclame :
— Aidez-moi !
Elle s’élance vers un petit rocher posé en équilibre au-dessus de l’ouverture et commence à le pousser de toutes ses forces. Mateo la rejoint presqu’aussitôt, suivi de près par Joël. Nous sommes figés par la surprise et l’effroi. Mateo rugit :
— Alleeez ! Restez pas plantés-là.
Nous nous regardons. Une douleur aigue me perfore le lobe frontal. Je suis incapable d’agir ni de prendre une décision. Marco, lui, s’est élancé et pousse à son tour. La pierre vacille, commence à tourner sur elle-même. Mateo la contourne et, de toute sa force et toute sa masse enragées, la dirige vers l’unique échappatoire possible pour celui que nous sommes en train de condamner. Elle s’écrase finalement de tout son poids sur la faille, ne laissant qu’une infime ouverture à son extrémité par laquelle nous entendons Bryan tousser et se lamenter :
— Mais vous faites quoi ? vous faites quoi ? Arrêtez-ça, sortez-moi de là !
— Nous sommes ce que nous pensons, Monsieur Aware ! Ne baissez-pas les bras et conservez l’attitude positive du vainqueur. Il faut alimenter votre Dharma.
Cette fois, la voix de Marie-Chantal n’est ni fausse ni aigüe en milieu de phrase, mais tranchante, implacable et cruelle. Elle tourne les talons et s’en va lentement. Hébétés, nous la suivons tous un par un. Hors de mon corps, je m’observe poser un pied devant l’autre. Je perçois autour de moi les trilles du concert quotidien des pépiements matinaux. Les oiseaux commencent à chahuter et les premiers rayons du soleil tranchent l’espace en deux et viennent caresser délicatement la canopée. Nous éloignant impitoyablement du tombeau sous-terrain, nous pénétrons à notre tour dans la lumière. Derrière-nous, la voix étouffée de notre victime est progressivement avalée par les sons de la nature :
— Pitié… Nous sommes une gr… fam…