L'impact de la crise sanitaire sur les salariés... Le sens du travail : faut-il se livrer à une revue de l’utilité des postes ? (4/11)
Au cours de ces derniers mois, l’expérience professionnelle des salariés s’est vue complètement remodelée. Entre avril et juin 2020, Opensquare a recueilli les perceptions des salariés de grandes entreprises en France et analysé plus de 300.000 commentaires individuels. Dans cette série de 12 articles nous nous attachons à mettre en lumière des similitudes frappantes entre des salariés de secteurs et de métiers pourtant différents.
Des bénéfices et risques majeurs...
La surmédiatisation des degrés d’utilité
Dès le début de la crise et sous l’impulsion des mots du Gouvernement, on a vu émerger les notions de « première et deuxième lignes » en lien avec le degré de contribution au combat contre la crise sanitaire. Si dans les paroles de l’Élysée, les « autres » n’ont pas été oubliés : « Le rôle de celles et ceux qui peuvent télétravailler ou rester à la maison est tout aussi essentiel. En restant chez vous, vous sauvez des vies, vous protégez nos aînés et les plus fragiles. Vous pouvez aider vos voisins, les personnes fragiles de votre quartier. », force est de constater que les acteurs au-delà de la seconde ligne ont été plus absents du discours médiatique qui a suivi.
Cette segmentation par niveau d’utilité s’est vue en quelque sorte transposée dans les entreprises. On y parle parfois aujourd’hui de « travailleurs essentiels », de « postes clés », des notions habituellement associées aux seuls cadres dirigeants qui sont désormais déclinées jusqu’aux niveaux les plus opérationnels.
Un bénéfice direct : la mise en avant de métiers jusqu’à présent peu valorisés
A l’échelle de la société, on pourra se réjouir du fait que la crise ait mis en lumière le caractère vital de certains métiers trop peu considérés (producteurs, caissier, aides-soignants, chauffeurs routiers, éboueurs…). On se rend compte de l’importance du terrain. Cette prise de conscience se retrouve aussi de manière très franche dans l’entreprise. Elle s’accompagne souvent de revendications : si nos métiers sont si importants, valorisez-nous en conséquence !
"On est fragile ! et on voit bien que ce sont les personnes de terrain qui sont les plus importantes (pour ma part c'est un sujet acquis) et cela est un point à mettre en avant car non général."
"Les enseignements c’est que l'entreprise doit prendre conscience que les agents techniques du terrain doivent être mieux considéré et mieux valorisés."
"Le terrain est le cœur de notre activité et cette crise le démontre. Revenir aux basiques semble essentiel."
"L'incohérence entre le caractère indispensable de certains postes pour assurer la continuité de services de première nécessités (chauffeur routier, caissières, infirmières, enseignants, opérateurs industriels, etc.) et le niveau salarial de ces postes."
Un besoin de reconnaissance des efforts exceptionnels entrepris
Les équipes des entreprises suivies ont fait dans leur large majorité preuve d’un engagement sans faille. À l’issue du confinement, on relève de fortes attentes de reconnaissance pour ces efforts exceptionnels. Ces attentes, on les retrouve tout autant chez les collaborateurs qui sont restés sur site « on a pris des risques » que chez ceux qui sont restés travailler à leur domicile « on a permis à l’entreprise de maintenir son activité »voire « on a parfois travaillé plus qu’en temps normal ».
"J'espère que nous ne serons pas oubliés lors des versements de prime par le groupe."
"J'espère seulement que l'on n'oubliera pas les personnes qui n'ont pas cessé de travailler depuis le premier jour de confinement."
"La reconnaissance de notre implication, des risques que nous prenons. À titre personnel l'adhésion totale de mon équipe qui ne se pose pas de question et qui fonce."
"Une reconnaissance du personnel qui a continué à travailler avec tous les risques qu'ils pouvaient y avoir."
Derrière ce besoin de reconnaissance une question éminemment délicate se pose : si l’entreprise propose une forme de reconnaissance financière en contrepartie de ces efforts, faut-il qu’elle soit équivalente pour tous ?
- En répondant oui, on s’expose aux critiques nourries de ceux qui ont véritablement donné plus et qui se sont exposés.
"Ça pourrait très bien aller mais avec 2 fois plus de boulot, pendant que d'autres sont payés pour rester chez eux !"
"Je ressens une véritable injustice, qui est partagée par plusieurs collaborateurs : les personnes absentes pour garde d'enfants, pour certaines depuis le 16 mars jusqu'à ce jour, payées à 100% alors qu'elles ne travaillent pas, nous devons effectuer leur travail en leur absence, à leur retour elles retrouveront tous leurs jours de congés encore à prendre et seront à nouveau absentes, alors que nous avons été présents tous les jours sur site ou télétravaillé."
- En répondant non, on entre dans la difficile segmentation par niveau de contribution à l’effort collectif. L’exercice ne sera pas aisé et pourra entraîner de nombreuses frustrations. Il pourrait en outre contribuer à renforcer une forme de ségrégation entre les « utiles » et les « moins utiles ».
"Ne pas mettre une partie de vos salariés d'un côté, et les autres d'un autre, je veux dire par là que ce doit être équitable. Tous ceux qui ont travaillé, que ce soit sur site ou en télétravail, devraient être récompensés de la même façon. C'est très décourageant de se sentir mise de côté alors que le boulot est fait aussi."
"Un vrai questionnement sur la place de chaque salarié dans l'entreprise serait le bienvenu. Comme on dit "c'est toujours la même histoire : sur le terrain, il y a les héros, et dans les bureaux ceux qui font le boulot". Encore une fois, ceux qui ont travaillé en télétravail ont reçu moins de considération que leurs collègues exploitants (qui n'ont pas fourni plus de travail pour autant, c'est même l'inverse pour certains d'entre eux de leur propre aveu - mais ce n'est pas grave, ils auront une prime, eux...)."
"Non gratification des personnel encadrant qui ont fait l'effort de "tenir la barre" durant le confinement et qui sont exclus de la prime malgré la prise de risque pour eux et leurs proches."
Un risque majeur : le renforcement d’un système de castes
Le sujet des frictions entre le terrain et les fonctions supports n’est pas nouveau. Depuis le début de la crise il prend cependant une dimension assez préoccupante. Cette opposition revient de plus en plus fréquemment, avec des termes de plus en plus durs et tranchés. On oppose les essentiels, les premières lignes à ceux qui ont été en arrêt ou en chômage partiel, ceux qui ont continué à aller sur le terrain en ayant le sentiment de prendre des risques à ceux qui ont travaillé avec ce qui a été perçu comme le confort de rester chez soi. Certains ont rapidement compris le risque sous-jacent et attirent l’attention sur cette dérive nuisible à la bonne marche de l’entreprise.
"Attention à ne pas créer deux mondes séparés: opérateurs des services essentiels / activités non essentielles à la continuité (dévalorisées)."
"Des disparités entre les personnes se remarquent : les "présents" et les "autres" ce qui génère des iniquités au sein des équipes. En tant que manager, il est compliqué d'exprimer aux présents notre satisfaction pour leur engagement. Les collaborateurs le comprennent, et de la jalousie commence à s'installer sur la durée."
"Le télétravail en maison de vacances pour les uns... et pas de prime ni de masque pour les autres..."
"Nous devons savoir que bon nombre de choses que nous pensions essentielles ne le sont en fait pas. Nous avons trop d'employés inutiles et trop de travail à faire."
Se sentir utile : un profond moteur
Rapidement, la crise a incité chacun à se questionner sur la finalité de son propre travail. À quoi sert-il ? Est-il utile à mon équipe, mon entreprise, nos clients ? À la société en général ? Fort heureusement, beaucoup ont répondu positivement et cette réflexion semble avoir nourri leur engagement et leur motivation.
"Bien sûr, se sentir utile dans la situation même si c’est à moindre échelle. Aider les clients, trouver une solution pour les accompagner et apporter sa contribution pour garder l'activité du groupe."
"Venir travailler tous les jours me permet de garder un rythme actif et cela fait du bien."
"Mon travail, notre entreprise, ont un sens d'utilité publique en ce moment et pour les années à venir."
"Savoir qu'on fournit des services jugés "indispensables" en cette période est positif. "
"Au quotidien ce qui aide les équipes et ce qui m'aide particulièrement c'est de se sentir utile. Nos actions ont un véritable sens et rappellent les valeurs du Groupe."
Certains ont éprouvé des difficultés temporaires et ont peiné à voir leur utilité pendant la période de confinement. Ils apparaissent toutefois soulagés dès leur retour sur leur lieu de travail.
"J'ai repris une activité depuis plus de 15 jours et j'en suis réellement ravie car j'étais en disponibilité à la maison et me sentait un peu inutile quant à la continuité de mon activité."
"Bien depuis que j'ai pu récupérer mon outil de travail, j'avais l'impression de ne pas vraiment compter pour l'entreprise et pour mon service."
D’autres enfin, remettent en cause plus durablement la finalité de leur mission. Dès lors, il devient urgent de (re)trouver du sens à leur effort.
"Le sentiment d'être "hors du jeu" est important, en effet dans cette période très incertaine il y a une attente qui est quasi sans réponse."
"Trouver du sens à notre travail autre que financier redevient urgent."
Le mal-être de certains salariés des fonctions supports et des cadres intermédiaires
La portée psychologique de cette remise en cause est importante. On relève aujourd’hui de nombreux commentaires qui incitent la direction des entreprises à revoir en profondeur leurs organisations. Ces commentaires partent souvent d’un postulat identique : pendant la crise, nous avons réussi à bien fonctionner avec moins de personnes à ces personnes sont-elles nécessaires à l’entreprise ? On se rappellera également à ce sujet des critiques acerbes à l’égard du reporting (cf. Faire ou rapporter ce que font les autres, p. 31).
"Réactivité à cibler les fonctions essentielles en période de crise : diminution de l'activité mais fonctions supports / fonctions cadres intermédiaires maintenues = diminution des recettes sans diminutions coûts fixes à perte nette."
"Redonner la priorité aux métiers plutôt qu'à la "technostructure" en allégeant les "structures non opérationnelles" des sièges et en renforçant les équipes de terrain."
"Réduire les niveaux intermédiaires, gérer le quotidien comme une crise : au plus direct dans l'efficacité."
Du point de vue des principaux intéressés, cela peut se révéler difficile à vivre. Certains remettent en question jusqu’à leur orientation professionnelle et se projettent dans des métiers différents. Notons ici un nouveau point de vigilance à l’attention des managers et des ressources humaines. Il pourrait être à l’avenir plus difficile de piloter la motivation au sein de certains métiers / types de postes s’ils donnent l’apparence d’être peu utiles à la collectivité.
"Mon métier semble considéré comme inutile ➤ Se rendre compte de l'utilité des fonctions support."
"Il faut que je fasse plus de terrain plutôt que de n'être qu'un "gratte papier". Intégrer du boulot concret plutôt que de ne faire que du reporting de ce que font les autres."
"A titre personnel, je souhaiterais poursuivre mon implication professionnelle au sein d'une direction clientèle, car c'est la satisfaction client qui permet de mettre encore plus en lumière cette belle entreprise."
"Il a été difficile de trouver du sens dans mon travail pendant cette période, j'envisage donc sérieusement de chercher un emploi ailleurs à court ou moyen terme. Le retour physique au bureau sera déterminant, les prochains mois également."
A propos d'Opensquare
Créé en 2016, Opensquare est un cabinet spécialisé dans les enquêtes d’engagement et l’émergence de l’intelligence collective en entreprise. Leader de l’analyse de commentaires salariés, Opensquare décrypte chaque année les perceptions de millions de collaborateurs à travers le monde.
Ce rapport est distribué en partenariat avec le Groupe RH&M, vous pouvez obtenir le rapport complet au lien suivant.
SENIOR ADVISOR MORGAN PHILIPS- BUSINESS PARTNER RH Les COUSINS
4 ansDe nouveau merci Olivier Hamelle pour cette mise en avant de sujets de fond qui questionnent si ce n’est ébranlent nombre d’entreprises: la médiatisation autour des métiers essentiels voire plus utiles rend cruciale la question du sens de/dans beaucoup d’organisation, une question qu’il est urgent de traiter non seulement pour éviter l’éclatement court terme de leurs collectifs de travail mais aussi pour assurer leur performance durable parfois déjà bien écornée. C’est un effet risqué mais peut être salutaire de cette crise sanitaire que de nous pousser à nous redemander à quoi sert tout ce que nous faisons et faisons faire... (re) travailler sur le sens (re)devient indispensable !