Logiciels, originalité et contrefaçon : ce que nous apprend la pratique contentieuse récente

Logiciels, originalité et contrefaçon : ce que nous apprend la pratique contentieuse récente

Les enseignements à tirer de la décision sur renvoi de la cour d’appel de Paris du 14 février 2024 (*) sur la question de la preuve de l’originalité d’un logiciel et sur les voies contentieuses ouvertes en cas de contrefaçon.

Les logiciels ou programmes d’ordinateurs(1) sont protégés par un droit d’auteur particulier dont il est primordial, notamment pour les titulaires de droit, de connaître les spécificités. En cela, la décision sur renvoi de la cour d’appel de Paris du 14 février 2024 est l’occasion de revenir sur la preuve délicate de l’originalité d’un logiciel et sur les voies contentieuses ouvertes en cas de contrefaçon.

Ce régime spécifique a en effet contraint les juges, en raison de la technicité induite par les logiciels, à définir une nouvelle approche de l’originalité en dépassant le cadre classique de l’appréciation purement subjective.

L’immersion des programmes d’ordinateur au cœur de la contractualisation de la propriété intellectuelle a, en outre, exigé des tribunaux qu’ils se prononcent sur la possibilité, pour le donneur de licence, d’avoir recours au fondement de la responsabilité délictuelle à l’encontre du licencié qui manquerait à ses obligations contractuelles.

Dans l’affaire dont il est question, par un arrêt d’octobre 2022(2), la Cour de cassation avait cassé et annulé l’arrêt d’appel partiellement confirmatif rendu au fond(3) dans le cadre d’un litige opposant la société éditrice de logiciels Entr’ouvert et la société Orange, condamnée pour parasitisme (et non contrefaçon) pour avoir intégré le logiciel sous licence libre(4) LASSO développé par Entr’ouvert à sa propre solution sans bourse délier.

Dès lors, la cour d’appel de Paris a eu à se prononcer sur renvoi le 14 février 2024 dans un arrêt infirmatif dont il est essentiel de tirer plusieurs enseignements.


Obtention de la reconnaissance de l’originalité de la solution

Le critère de l’originalité appliqué aux logiciels est à géométrie variable, tantôt subjective - par la recherche de choix « libres et créatifs »(5) - puis objective - par la démonstration d’une activité inventive ou d’absence d’antériorité - voire combinée, suivant ainsi les appréciations variées des juges cherchant à rendre autonome la définition française de l’originalité.

Ce faisant, la tâche des titulaires de droits se complique : l’incertitude quant à l’issue que prendra cette recherche d’originalité demeure jusqu’au jour du prononcé de la décision.


Stratégies probatoires à adopter

L’arrêt du 14 février 2024 et sa mise en perspective avec d’autres décisions récentes permettent néanmoins de dégager quelques pratiques appréciées des juges en matière de preuve de l’originalité, la charge incombant à celui qui s’en prévaut.

La cour d’appel de Paris, pour retenir en l’espèce l’originalité du logiciel LASSO contrefait, choisit une approche subjective en retenant que « les apports intellectuels et personnalisés » du logiciel résultaient de choix « créatifs et arbitraires », échappant ainsi à « une logique automatique et contraignante ».

Elle se fonde sur les attestations apportées par les développeurs de la solution d’authentification unique LASSO qui citent directement le code source et développent les choix - ainsi que leurs justifications - réalisés en cours de développement. La cour considère, à la lumière de ces attestations, que, malgré les contraintes du secteur, le logiciel LASSO a su se détacher des normes imposées et se différencier des autres solutions mises sur le marché, à l’appui d’extraits de presse spécialisée de l’époque soulignant son interface facilitatrice d’intégration. Incidemment, le critère d’antériorité est ainsi évoqué.

Un arrêt d’appel datant de décembre 2023(6) retient également le fait que la combinaison d’éléments qui, individuellement pris, ne seraient pas particulièrement originaux, peut néanmoins s’en retrouver originale lorsqu’elle traduit des choix « arbitraires et spécifiques ».

Les magistrats s’appuient à cet effet sur la description par la société éditrice de son logiciel de caisse-enregistreuse, notamment dans ses choix quant à l’écriture du code, de sa composition et quant au développement de fonctions spécifiques, allant jusqu’à retenir les noms personnalisés de certains objets du code débutant par l’acronyme de la société éditrice (« LM » ou « LMB » pour Lundi Matin).

En ce sens, la preuve de l’originalité des logiciels peut s’apparenter à celle requise pour les œuvres d’arts appliqués qui nécessitent d’aménager la preuve au fil de l’eau par la conservation - notamment - des croquis correspondant à chaque étape du processus créatif.


Écueils à éviter

À l’inverse, il est possible de tirer de la pratique certains contre-exemples, soulignant à nouveau la nécessité de manier avec la plus grande délicatesse la preuve de cette originalité.

Ainsi, au-delà de présenter une liste de choix réalisés lors du développement, il revient à l’éditeur de logiciel se prévalant d’une originalité de préciser en quoi ses choix seraient « arbitraires » (càd en quoi ils auraient pu être différents) tout en soulignant - à l’appui du code source - en quoi la solution logicielle dont la protection est recherchée se distinguerait des programmes antérieurs similaires(7).

Dans la même logique, des affirmations péremptoires sur l’originalité du programme ne peuvent suffire, pas plus que la seule démonstration fastidieuse d’une antériorité fondée sur les dates d’obtention d’un « prêt à taux zéro pour l’innovation » ou d’un dépôt auprès de l’Agence pour la Protection des Programmes(8).

Enfin, pour rappel, le rapport d’expertise non contradictoire n’est pas à même, seul, de prouver l’originalité du logiciel(9). Si, en pratique, les juges s’appuient en majorité sur les rapports des experts remis dans le cadre des mesures d’instruction (sondages, accès aux éléments confidentiels pour analyse des spécifications internes et externes), ces derniers sont contradictoires et ne déchargent pas, en tout état de cause, l’éditeur du programme de la charge de la preuve.


Fondements juridiques envisageables en cas de contrefaçon

Depuis l’arrêt de la CJUE dit « IT Development »(10), une incertitude persistait quant aux conséquences tirées par les juges français de son dispositif selon lequel « la violation d’une clause d’un contrat de licence d’un programme d’ordinateur, (…) relève de la notion d’atteinte aux droits de propriété intellectuelle au sens de la directive 2004/48 ».

Ainsi, la cour d’appel, dans l’arrêt du 19 mars 2021, en avait déduit l’absence de remise en cause du principe de non-cumul des responsabilités délictuelles et contractuelles, seule l’action en responsabilité contractuelle étant ouverte à celui déplorant un manquement aux stipulations prévues entre les parties au contrat.

En 2023, la cour de cassation a toutefois déclaré cette interprétation en violation des dispositions légales et réglementaires protégeant les programmes d’ordinateur car ne permettant pas aux titulaires de droit de bénéficier des garanties spécifiques qu’elles offrent (saisie-contrefaçon, évaluation du préjudice et calcul des dommages et intérêts particuliers…).

Statuant sur renvoi, la cour d’appel de Paris fait sien en 2024 ce raisonnement et déclare recevable l’action en contrefaçon de la société Entr’ouvert sur le fondement de la violation des stipulations de la licence GNU GPL (GNU General Public License) Version 2 dont le logiciel LASSO faisait l’objet.

Elle retient ainsi que la société Orange, en sus du non-respect du droit à la paternité de la société Entr’ouvert, s’est rendue coupable d’un délit de contrefaçon en ne respectant pas les conditions de la licence libre. La société Orange a en effet :

  • modifié le code source de LASSO pour l’intégrer à sa propre plateforme ;
  • sans en notifier la société concédante ;
  • sans transmettre ensuite le logiciel final à titre gratuit ;
  • sans communiquer ni le code source originel ni le code source final ;
  • tout en distribuant la plateforme « incorporant » LASSO dans un environnement propriétaire.


Pour autant, la société contrefactrice n’a pas signé la proposition commerciale émise par Entr’ouvert pour prendre en compte ces incompatibilités avec la licence GNU GPL V2.

Auprès des licenciés, les enseignements tirés de cette affaire auront sans aucun doute un grand retentissement, et plus particulièrement auprès de ceux bénéficiant d’une licence-type telle que la GNU GPL, la BSD (Berkley Software Distribution), la licence Apache, la MPL (Mozilla Public License) ou encore la CDDL (Common Development and Distribution License).

Il conviendra de prendre garde au respect des stipulations particulières de chaque licence, à leur compatibilité entre elles mais également à leur « effet contaminant » sur le logiciel développé, au risque de s’exposer à une action en contrefaçon.

Auprès des concédants de licences lésés, la possibilité d’un cumul de l’action en contrefaçon avec une action en concurrence déloyale ou parasitisme ne doit pas être négligée en ce qu’elle permet de couvrir la totalité du dommage subi, à la condition d’établir une faute distincte, et plus particulièrement pour le parasitisme « l’existence d’une technique ayant nécessité des efforts tant intellectuels que financiers importants, ou d’un savoir-faire représentant une valeur économique importante en soi »(11).

Pour l’industrie du logiciel, cette décision offre sans conteste de nouvelles perspectives, qui restent néanmoins à relativiser au regard des incertitudes qui pèsent encore sur cette dérogation au principe de non-cumul : si la modification ou l’intégration sans autorisation du code source à un logiciel distribué dans un nouvel environnement constituent bien des contrefaçons, un défaut de paiement ou d’exploitation par le licencié relèveront-ils toujours seulement de la responsabilité contractuelle ?


Corinne Thiérache - Avocat Associée

Romane Cussinet - Elève-avocate des départements Propriété intellectuelle et Droit des technologies et du numérique

Cabinet ALERION AVOCATS


Notes

(*) n°22/18071) tels que consacrés par la directive 91/250/CEE aujourd’hui consolidée par la directive 2009/24/CE transposé en droit français par la loi n° 94-361 du 10 mai 1994

Cass. 1re civ., 5 oct. 2022, n° 21-15.386

CA Paris, 19 mars 2021, n° 19/17493

Logiciel distribué avec l’intégralité de ses programmes-sources, afin que l’ensemble des utilisateurs qui l’emploient puissent l’enrichir et le redistribuer à leur tour (JO 20 avr. 2007, p. 7078)

CJUE, 1er déc. 2011, aff. C-145/10, Eva-Maria Painer c/ Standard Verlags GmbH et a.

CA Paris, 8 décembre 2023, n°21/19696

CA Nancy, 5 février 2024, n°22/01661

CA Douai, 8 février 2024, n°22/03719

CA Paris, 28 juin 2019, n° 17/01776

CJUE, 18 déc. 2019, affaire C-666/18 IT Development SAS c/ Free Mobile SAS

CA Douai, 8 février 2024, n°22/03719

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