Lutter pour les droits des exilé-e-s

Lutter pour les droits des exilé-e-s

Retour d’expériences avec Utopia56. Quelques mots et idées en désordre.


 

Ça suffit !

 

C’était l’idée de mon titre, pour un manifeste à signer par plein de personnes. Un « ça suffit » à toute notre hypocrisie, aux inégalités qui s’agrandissent, à l’exploitation des êtres humains et à la destruction du vivant. Un grand « ça suffit » qui résonne, qui fasse des ricochets dans nos corps.

Je suis arrivée lundi soir à Calais, après un drôle de voyage en train. Un trajet « non-faisable » d’après le site de la SNCF. Ça me faisait rire ce « non-faisable », comme un signe, un clin d’œil. On allait bien voir ; il fallait essayer. Et le message de ma petite sœur que je trouve dans mon sac, qui m’encourage.

Ensuite le train, avec le masque qui nous étouffe un peu, nous protège aussi. Il nous fait réinventer nos modes de communication ; moi qui ai l’impression de sourire tout le temps, il faut ici le dire parfois avec des mots. Le retard se rattrape et le train pour Calais nous attendra. A l’arrivée, la sécurité me demande si quelqu’un vient me chercher. « Oui. » Mais je ne sais pas de quel côté, je ne sais pas combien ils seront, ni à quoi ils ressemblent. J’appelle, ils arrivent. A bord d’un grand camion jaune (fluo), Julia et Arnaud m’accueillent avec un grand sourire. L’aventure à Calais commence, une expérience qui marque une vie, parce qu’elle inspire, motive. Il faut continuer, ne pas lâcher, ne rien céder.

Je dors dans le « cagibis » : une chambre avec un lit superposé et un peu d’espace à côté du lit. Je peux être debout, je suis à l’abri. C’est parfait. Il fait froid, des idées s’enchaînent dans ma tête. Tellement heureuse d’être ici, de découvrir ce lieu dont j’ai beaucoup entendu parler et sur lequel j’avais écrit une nouvelle. J’avais voulu écrire sur cette ville où je n’avais jamais mis les pieds, ce n’était pas évident mais le sujet me passionne : les rêves et les frontières. Il s’agit aussi de politiques migratoires, de notre Europe qui abandonne les droits humains…

L’ambiance me transporte. C’est magique. La guitare, les repas, les rires et les discussions. Qu’est-ce que tu penses de nos médecins qui soignent tout le monde ? Est-ce qu’en tant qu’association on devrait aussi agir sans considérer le racisme, l’homophobie, le sexisme ? Est-ce qu’on peut tout accepter ? C’est quoi, finalement, notre « rôle » ? Les débats s’enflamment, on est du même côté mais pas toujours exactement du même avis.

 

Mardi matin : l’entrepôt. Découverte des autres associations sur le terrain, découverte de leur travail que j’admire. Un travail patient, pas à pas, organisé, répété. J’aide un peu partout, je rencontre beaucoup de personnes. Des personnes qui étudient – le droit, l’histoire, la géopolitique –, des personnes qui créent, qui inventent, qui pensent, qui soignent, qui écoutent, parlent et remettent en question l’ordre du monde. Je trie des vêtements, coupe du bois et le range dans des sacs de 8kg. Une équipe les distribuera sur les campements pour le feu. Je pèse des épices pour les mettre dans des sachets qui accompagneront la nourriture « sèche » (riz, pois chiches, boites de conserve). On parle en français et en anglais, il me semble que nous sommes à peu près autant de chaque côté. Depuis les Accords du Touquet en 2003, la frontière franco-britannique se joue en effet sur le sol français. Il s’agit d’un laboratoire des politiques migratoires européennes : un exemple d’externalisation des frontières et des contrôles (un exemple des conséquences désastreuses sur les droits humains, qui devrait nous alerter, nous réveiller).

Il y a parfois un peu de tensions, nous ne sommes pas d’accord sur la façon de gérer la crise sanitaire qui nous touche ici depuis mars 2020. Une association s’est confinée en Angleterre, interdisant l’accès aux cuisines, aux véhicules. Un collectif s’est créé pour pallier ce manque. Des questions se posent : est-ce que notre travail est vital ? Pouvons-nous continuer malgré la pandémie ? Sommes-nous inconscients du danger que nous pouvons être ? Et les plus rationnels attirent l’attention sur le fait que nous ne sommes pas les seuls vecteurs de transmission. La question est aussi celle de la réputation des associations.


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Réhumaniser les exilé-e-s dans un parcours chaotique : voilà l’une des missions commune aux associations. Une réhumanisation qui passe par le respect, l’écoute, l’échange. On parle de la dignité des personnes. Je ressens cette énergie dans les regards ensuite sur le terrain ; dans l’attention de cet exilé qui me tend une orange et me remercie d’être ici.

Bien sûr, on ne comprendra jamais ces mois – ou années – de tensions et de stress, de violence. On ne comprendra peut-être pas vraiment non plus cette rage et cette détermination, cette envie de continuer le trajet. Je me dis qu’ici, ils sont presque arrivés ! Pays des droits humains, terre d’asile. Presque. Pas encore tout à fait. Ils ont le visage d’un proche de l’autre côté de la mer en tête. La confiance dans les retrouvailles avec des amis quittés depuis longtemps (trop longtemps). Alors ils sont encore plein d’énergie, malgré ces conditions de vie terribles. Malgré les entraves à leurs droits – le droit à l’eau, à une vie digne – ils continuent. Et nous, dans tout ça, on essaie de les accompagner comme on peut en donnant un petit coup de main. On apporte de l’eau plus près (elle se trouve loin, de l’autre côté de l’autoroute pour beaucoup des personnes qui cherchent un abri un peu plus discret, qui cherchent à s’installer un peu mieux). On apporte un peu d’électricité pour recharger les téléphones, du bois pour se chauffer, quelques objets de première nécessité, du savon.

Nous abordons la question des passeurs. Parfois accusées d’être complices en essayant de rendre la vie des exilé-e-s un peu plus digne, les associations représentent pourtant parfois la seule porte de sortie de ces réseaux. Elles renseignent sur les droits, elles montrent qu’une alternative est possible ici.

 

Je pense à ces deux jeunes qui se lavaient les cheveux devant moi. Ils tenaient le tuyau de la cuve pour les mouiller puis les savonnaient. Il faisait froid mais ils s’accrochaient. Ils souriaient, nous remerciaient. Et moi je les observais. Je les remerciais intérieurement de continuer de croire à leurs rêves, de tenir bon dans cette horreur, de se mouvoir dans ces frontières arbitraires, dans ce monde d’inégalités.

Et si on attaquait l’Etat en justice ? Encore une fois, pour montrer les violations des droits humains. Terre d’asile, terre de droits, on leur dit que c’est une blague ? Je pense à ma thèse de doctorat sur le travail des associations. On s’emporte le soir en rentrant, dans notre bungalow. Les mots filent à tout allure. Je me dis qu’on peut commencer par quelque chose de simple – l’accès à l’eau entravé ! – puis faire réfléchir sur ce qui se passe. Attirer l’attention sur l’humain dans l’exilé-e, ses sentiments, ses envies.

Et toi, tu seras où dans trente ans ? Je parle de mes envies à nouveau – ce petit café solidaire où l’on ferait des rencontres, où l’on boirait des thés épicés et des gâteaux faits maison, avec un peu de musique, beaucoup de partage. Puis je parle de mes recherches, de mon goût pour l’écriture et la lecture, de ma passion des parcours de chacun. Peut-être un peu d’enseignement aussi – du français, de l’histoire…

J’apprends à faire une cuillère en bois (que je n’ai pas encore terminée). On fait pousser des lentilles dans des coquilles d’œufs. On lit des histoires, on parle encore de tout ce qu’il se passe – ici et ailleurs. Tu savais que les opérations de push-back reprennent en Croatie, en Italie ?


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Vendredi 12 juin 2020

 

Hier, on était « sur le terrain ». C’est comme ça qu’on le dit ici. On a profité des distributions pour parler des droits en France, donner quelques informations sur la procédure d’asile, la réunification familiale. Je rencontre Mohamed qui rentre dans son campement (un grand hangar abandonné rempli de poubelles, à quelques kilomètres d’un unique point d’eau). « Das ist gefährlich, ja… aber trotzdem. » Avec un sourire qui témoigne de son envie de tout essayer, et pourquoi pas de passer…

On croise ici aussi des membres de l’Afeji, association mandatée par le gouvernement. Quatre personnes, deux hommes et deux femmes, dont un interprète. Ils restent peu de temps, je me demande de quoi ils ont le temps de parler.

L’objectif de notre association n’est pas de se substituer à l’Etat mais au contraire de le pousser à respecter le droit ; en s’assurant qu’il n’oublie pas les mineurs, qu’il prend le temps de parler des droits !

On grimpe dans le hangar avec Arnaud, un jeune nous a indiqué où dormaient d’autres mineurs. On passe sur une échelle qui s’élance en arrière, je la retiens puis Arnaud m’aide à le rejoindre. Il n’y a personne pour le moment, nous ressortons puis nous croisons d’autres personnes qui nous sourient elles aussi. On leur parle d’Akim qui peut leur donner des chaussures s’ils en ont besoin, une couverture pour passer la nuit. C’est difficile d’apporter une aide humanitaire dans le contexte de sécurisation des frontières, dans le contexte de suspicion généralisée. Comment des personnes en arrivent-elles à oublier qu’il s’agit d’êtres humains ? Ce ne sont pas des bêtes que l’on peut parquer dans des étables. Ce ne sont pas des bêtes, ce sont des êtres qui pensent et qui rêvent. Comme toi.

Et puis il y a les violences policières, l’intimidation. Arnaud témoigne de celles-ci, comme beaucoup d’autres – ces expériences de violence sont fréquentes. Samedi dernier, la Police municipale est arrivée sur l’un des lieux de distribution, près de la réserve naturelle du Puythouck, et leur a demandé de l’arrêter. Arnaud était en train de prendre le numéro d’un exilé pour l’orienter, son binôme est arrivé après. Les policiers leur ont interdit de filmer, ils les ont menacés, insultés. Ils ont dû partir.

 

Je rapproche parfois le mouvement environnemental avec celui des droits humains. Il me semble que les parallèles sont nombreux et qu’on peut apprendre des succès de chacun. Je pense au droit à l’alimentation « qui s’agrandit ». Je pense aux droits qui mobilisent. Rappeler de quoi il s’agit : du vivant, d’êtres humains, d’êtres sensibles.

 

Le jour de la distribution d’eau et d’électricité, nous rejoignons quatre points principaux car leur accès à l’eau est limité (comme je l’expliquais, de l’autre côté de l’autoroute, à quelques kilomètres). Avec des cadis, des bidons et des bouteilles, ce n’est pas évident. Ces points, ce sont des lieux où différentes associations se rendent pour rencontrer les personnes, évaluer les besoins. Nous nous occupons principalement des mineurs non accompagnés, d’autres associations s’occupent des familles ou des femmes seules, d’autres encore des blessés graves, par exemple.

Au troisième point, du nom de « Jeux d’enfant » (parce qu’il se trouve à côté d’un parc), je rencontre Hawre. Il vient vers moi et me demande des chaussures. J’appelle Arnaud qui lui parle alors de beaucoup d’autres choses et je comprends mieux pourquoi l’eau, l’électricité, c’est un moyen pour gagner leur confiance (peut-être celle aussi du gouvernement) et répondre à d’autres questions légales. Arnaud élève la conversation : il s’agit de comprendre sa situation, ce n’est plus de chaussures dont on parle. Une demande d’asile en cours, on l’oriente alors pour une mise à l’abri le lendemain. Aujourd’hui, le 115 nous annonce qu’il n’y a plus de places. Mais il n’y a pas de raisons pour dormir dans la rue ici, sa demande lui donne un statut.

Le soir, on discute de tout cela. On parle de nos ressentis plus généraux sur le terrain. C’est passionnant. Nous sommes les six dans le bungalow. On parle d’injustice, de ce qui peut être remis en cause : on ne peut pas tout accepter. Comprendre que nous sommes dans un système qui peut être changé à tout moment – les inégalités doivent toujours être combattues.

Et pour réhumaniser la personne aussi, nous ne devons pas tout laisser faire ou laisser dire. On peut réagir, dire que l’on n’est pas d’accord. On parle des inégalités hommes-femmes, du consentement, de l’image que l’on renvoie – quelque chose contre laquelle on ne peut rien. Assumer le fait que l’on est blanc, que l’on est un homme ou une femme… On aborde d’autres questions plus larges, puis je vais me coucher, la tête fatiguée mais aussi apaisée. On peut faire quelque chose, puisque certain-e-s le font déjà ! Plein d’idées, de visages, de mots se bousculent et je m’endors.


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Quelques visages

 

Mohamed. Son sourire immense, ses yeux vifs et sa répartie nous font oublier sa situation, son quotidien. On sent l’espoir, l’optimisme et la détermination. Bien sûr, il passera, il est sûr de lui.

Hier soir, nous sommes allés nous promener au Cap Blanc-Nez, un lieu magique. Le vert des champs presque fluorescent, les collines, la mer. Après le coucher de soleil, on a trouvé une friterie pour manger. Puis le téléphone d’urgence a sonné, j’avais aussi un appel en absence : deux personnes de la maraude du soir nous appellent au sujet de Mohamed. Il semblerait qu’un groupe le surveille. On pense aux liens des passeurs, à la difficulté de quitter un groupe. J’ai peur pour lui, j’aurais aimé lui dire qu’il pouvait rester à la maison, qu’on trouverait une solution. J’aimerais que ce soit plus simple.

Je rentre ce matin avec le premier train pour Genève. Drôle de sentiment : comme si je les laissais derrière moi et en même temps j’ai l’impression que je trouve ma place. Retranscrire. Ecrire. Décrire. Ne pas oublier, ne pas oublier.

Remercier aussi – Elena qui nous a répondu si vite pour les ordonnances pour nous faire tester pour le covid. On avait eu un moment de stress parce qu’il y avait un cas suspecté. On avait peur de devenir des vecteurs de transmission dans un lieu si inadapté pour se reposer. Et puis, je crois que j’arrivais déjà un peu au bout de mes forces. J’avais trouvé une métaphore : ici, c’est comme si l’on soulevait 100 kg, qu’il y en avait des tonnes. C’est lourd, il faut être patient. Puis se relayer, c’est sûrement la meilleure des idées. Surtout ne pas abandonner ce combat pour la liberté.

 

Je pense à Matin Brun qu’Arnaud nous a lu – c’était si joliment lu, d’ailleurs. C’est l’histoire de deux amis qui se retrouvent pour jouer aux cartes, dans une société où l’on interdit progressivement tous les animaux qui ne sont pas bruns. C’est un traité sur l’inaction, qui montre que nous ne sommes pas à l’abri et qu’il faut rester en alerte. A la fin, ils sont arrêtés. Leur crime : avoir un jour posséder un animal d’une autre couleur. J’avais l’impression de les connaître, envie de les prendre dans mes bras. Je me dis qu’aujourd’hui, ce n’est pas encore trop tard.

J’ai fait beaucoup de cauchemars la nuit dernière. Un chien dormait avec moi, porteur du covid 19. 


Un autre visage, celui de cet homme iranien. Je n’oublierai pas son regard et son élégance. Il avait de grands yeux, des cheveux grisonnants, une veste sous sa veste, une chemise et un pantalon droit. Il était venu discuter avec d’autres personnes et Arnaud pendant la distribution d’eau. Ensuite on avait vu passer sa femme et leurs deux enfants. Une petite fille magnifique aussi. Si jeune. Je me demande comment ils dorment, je me demande de quoi ils rêvent. S’imaginent-ils près des leurs en Angleterre ? Racontent-ils comment la vie se passe là-bas à leurs enfants ?

Ce garçon avec ses bouteilles en plastique dans un cadis rempli. « Wait, wait, sorry. » Et moi qui m’excuse aussi, surtout je ne veux pas le presser ! Alors j’essaie de l’aider. J’ouvre des bouteilles, je mets les bouchons de côté et j’ouvre l’eau de notre cuve (1000L que nous remplissons deux fois). L’eau coule fort, on s’en met partout sur les pieds, les jambes. C’est la première fois, je ne suis pas très douée, mais on rit, il me remercie, moi aussi.

J’aimerais demander d’où tu viens, où tu dors, où tu vas. Mais on ne le fait pas. On nous a appris à ne pas ouvrir de plaies – nous ne sommes pas médecins, on ne s’en sortirait pas. C’est juste un moment de passage.

 

 

Apolline Foedit

Juin 2020, à Calais.

 

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