Mémoire de guerre
Nous commémorons l’armistice de la première guerre mondiale. Cette date du 11 novembre. Mais jamais on ne parle du 12 novembre 1918. Ni du 13 d’ailleurs, ni des semaines ni des mois qui ont suivi la fin du conflit et le retour des gars au pays, ceux qui avaient survécu du moins. Les corps mutilés, les esprits abîmés, l’âme souillée par l’infamie de la guerre. Et maintenant réapprendre à vivre après avoir connu le pire. Retrouver le goût du beau.
Ils sont partis quatre ans plus tôt la fleur au fusil, nous dit-on, de manière sûrement exagérée. Car ils devaient-être bien lourds tout de même les regards échangés cet été 1914, lorsque le tocsin a sonné dans les campagnes, au rythme effréné de 120 coups à la minute pour être bien sûr que toutes les têtes se lèvent, là-bas dans les champs. L’entrée en guerre : 3 millions et demi de paysans mobilisés. Et l’angoisse des pères et l’angoisse des mères voyant partir leurs enfants. La ferme à faire tourner sans eux, entre femmes et entre vieux.
Daniel, petit cultivateur du Poitou, avait 23 ans lorsqu’il est parti avec son régiment de cavalerie légère, une survivance de l’ancien temps militaire, celui des chevaux guerriers et des gradés en première ligne. Les charges sabre au clair face à l'ennemi, au galop et en gueulant, pour s’enhardir. Pas suffisant cependant face aux mitrailleuses allemandes. Son régiment fut décimé. Survivant, il se retrouva estafette sur le front, puis appelé à Lille où les troupes avaient reçu l’ordre de défendre la ville, coûte que coûte. Il était posté là-bas, à la porte de Douai, quand arriva l’armée allemande. C’est lui qui accompagna l’émissaire venu demander la reddition des troupes, en vain. “Nous sommes désolé, mais vous êtes perdus”, lui glissera l’allemand en partant. Malgré une résistance acharnée, la ville fut rapidement prise. Daniel, blessé, fut envoyé au camp de Merseburg. “Nous ne sommes plus prisonniers, nous sommes comme des animaux”, écrira-t-il sur un petit carnet de poche. Et puis, un jour, la paix. Survivant encore, le voilà de retour à la ferme où il s'est acharné au travail, comme pour oublier le bruit des bombes, le son des balles… Avancer avec le souvenir de ceux tombés, son frère de sang et ses frères d’armes. A nouveau labourer, semer, récolter. Vivre et aimer.
Daniel aura un fils, qui lui même aura un fils qui se trouve être mon père. Et voilà qu’une nouvelle génération pointe et questionne devant le monument aux morts. Alors à mon fils je parle de son aïeul, de la guerre et de la paix, des champs de bataille et de la ferme familiale. Des rires qui succèdent aux sanglots. Ce que l’homme sait faire de pire, ce que l’homme sait faire de beau.