Maîtriser l'inflation à tout prix ?
Introduction
Karl Otto Pöhl, président de la Bundesbank entre 1980 et 1991 déclarait en 1980 que « l’inflation, c’est comme la pâte dentifrice : une fois qu’elle est sortie du tube, il est impossible de l’y faire rentrer ; ainsi, il vaut mieux ne pas appuyer trop fort sur le tube. » Ainsi, est-ce un bon pari de vouloir maîtriser l’inflation à tout prix ? L’inflation désigne le phénomène d’augmentation durable, auto-entretenue et cumulative du niveau général des prix.
L’inflation : de quoi parle-t-on ?
Principale responsable de la baisse du pouvoir d’achat, en raisonnant toutes choses égales par ailleurs et donc, à salaire constant, elle entraine généralement une baisse significative de l’investissement des ménages et de celui des entreprises, dû à une augmentation significative des coûts de production. De plus, dans le contexte actuel d’une économie mondialisée, une forte inflation signifie une baisse de la compétitivité-prix des nations : un taux d’inflation élevé relativement à celui des partenaires commerciaux entraîne mécaniquement une baisse de la valeur de la monnaie nationale. Or, si cette dernière est relativement inférieure à celle d’un pays partenaire, le prix des importations augmente ce qui peut, à termes, engendrer un déficit de la balance commerciale du pays importateur. Ce raisonnement s’applique majoritairement aux pays dépendants des importations étrangères comme la France et le Royaume-Uni. En somme, l’ensemble de ces éléments a fait de la lutte contre l’inflation la priorité des banques centrales et ce, parfois au détriment de la croissance économique reposant en grande partie sur la consommation et l’investissement. Nous pouvons ainsi évoquer le cas historique de la Banque Centrale Européenne qui, depuis sa création en 1990, s’est fixé pour objectif cible de maintenir l’inflation en-deçà de la barre des 2%.
Toutefois, la lutte acharnée contre l’inflation n’est pas sans conséquences. En effet, une politique monétaire restrictive – consistant en un relèvement des taux d’intérêt pour limiter la quantité de monnaie en circulation – et mise en place de façon agressive pourrait plonger l’économie en récession, entrainant parallèlement une hausse significative du chômage d’après la courbe de Philips. On notera que l’Insee définit la récession comme une « période de recul temporaire de l’activité économique d’un pays » se matérialisant généralement par une diminution du PIB sur au moins deux trimestres consécutifs. Un exemple emblématique pour l’illustrer serait le cas des Etats-Unis des années 1960. En effet, l’inflation américaine avait atteint un niveau record en mars 1980, s’élevant ainsi à 14,8% du PIB. Paul Volcker, alors président de la FED avait opté pour une politique monétaire très agressive entre 1979 et 1982 afin d’endiguer ce fléau. En réaction à cette décision, la plupart des banques commerciales avaient ramené leur taux de base à 20%. Les effets délétères de cette décision n’ont pas tardé à se faire ressentir puisque le taux de chômage passe de 5,6 % en mai 1979 à 10,8 % en novembre 1982 (en trois ans et demi, presque 2 fois plus d’Américains sont au chômage). Le taux de croissance annuel du PIB quant à lui passe de 5,5 % en 1978 à -1,8 % en 1982, synonyme d’une récession. Or, le risque principal d’une période de récession prolongée est de plonger l’économie dans une dépression économique - phénomène désignant une baisse forte et durable de la production et de la consommation.
Inflation ou déflation ?
L’arbitrage entre inflation et déflation est intéressant à étudier puisque la dépression économique fait référence au phénomène de déflation réelle, synonyme d’une chute de la production de biens et services dans une économie. De surcroît, un mouvement de déflation réelle peut s’accompagner d’un mouvement de déflation monétaire, cette dernière désignant la baisse durable, autoentretenue et cumulative du niveau général des prix. Ainsi, nous remarquons qu’une lutte effrénée contre l’inflation peut aboutir aux effets inverses de ceux escomptés en menant une telle politique. Or, si les économistes s’accordent bien sur un point, c’est sur le fait que la déflation serait bien plus dangereuse que l’inflation et pour cause ; tandis que l’inflation pousse au crédit, la déflation quant à elle, pousse au désendettement puisque le taux d’intérêt réel augmente. On le comprend mathématiquement car ce taux correspond au ratio entre le taux d’intérêt nominal et le taux d’inflation. Cela signifie donc que le coût du crédit augmente, freinant donc les capacités d’investissement des agents économiques. Et, concernant les emprunts en cours, cette augmentation du taux d’intérêt réel a pour conséquence un accroissement du coût de la dette, alourdissant de fait son poids pour les agents emprunteurs. Le principal danger serait alors de succomber au cercle vicieux de déflation par la dette. En outre, chaque période de déflation serait précédée d’une période d’expansion économique durant laquelle les agents économiques se surendettent, ce qui entraine la formation et le gonflement de bulles spéculatives sur les marchés financiers. Or, lorsqu’elles éclatent, une crise financière voit le jour sur les marchés et s’accompagne de « ventes de détresse » – selon les termes d’Irving FISHER – afin de tenter de rembourser le crédit initial. Le tout provoquerait ainsi une chute brutale des prix ayant pour effet immédiat l’augmentation du taux d’intérêt réel qui correspond au coût réel du crédit et donc, une accentuation des difficultés de remboursement et de l’endettement pour y remédier. In fine, la déflation s’entretient par la dette. C’est notamment le cas du Japon des années 1990. La dette publique japonaise avait dépassé les 200% du PIB, alimentée par les différents plans de relance du Japon pour tenter de remédier à la crise immobilière à cette même période. Et, malgré les tentatives de relance économique, le Japon a continué à connaître une croissance économique relativement faible et une déflation persistante. La dette élevée a exercé une pression sur les finances publiques et a limité la capacité du gouvernement à investir dans des initiatives de croissance à long terme. En conséquence, le chômage avait atteint son plus haut historique à 5,4 % en 2002.
Quels effets sur les marchés financiers ?
Focus sur le marché des actions
Le constat est mitigé en ce qui concerne le marché actions puisque la montée de l’inflation a des effets ambigus sur les différentes classes d’actifs. En effet, il serait avantageux pour les investisseurs de se tourner vers l’immobilier, les matières premières et les métaux précieux – notamment l’or – dans un contexte inflationniste puisque leur valorisation augmente au vu de leur caractère tangible. De plus, la remontée des taux d’intérêt – instrument conventionnel pour lutter contre l’inflation – profiterait aux entreprises du secteur de l’énergie et de l’agroalimentaire. En effet, celles-ci profitent de l’inflation pour augmenter les prix et ce, tout en bénéficiant de cadeaux fiscaux de la part de l’Etat. Ainsi, les entreprises de ces secteurs d’activité ont connu une hausse significative de leurs marges bénéficiaires dans le contexte inflationniste de ces dernières années. Ainsi, les actionnaires ayant investi dans ces secteurs ex ante ont pu tirer leur épingle du jeu puisque les marges, plus importantes, se sont souvent traduites par une augmentation des dividendes distribués. A titre d’exemple, Danone et Total Energie ont versé respectivement 1,2 et 15,3 milliards d’euros à leurs actionnaires, se plaçant dès lors à la première position de leurs secteurs respectifs en termes de distribution de dividendes. Toutefois, si ces secteurs confirment leur robustesse en période d’inflation, il est important de souligner que la tendance générale demeure la baisse des rendements boursiers. En outre, les entreprises peuvent rencontrer des difficultés en cas d’inflation excessive. Elles ne peuvent pas répercuter directement les effets d’un gonflement des coûts de production sur les prix, dont le contrecoup se matérialise par une baisse de leur marge bénéficiaire. De fait, cette tendance se retranscrit sur les fluctuations observées au niveau des principaux indices boursiers. En effet, selon les données de l’Insee, le taux d’inflation serait passé de 5,2% à 4,9% entre 2022 et 2023, ce qui n’a pas manqué d’impacter – partiellement – la cotation du CAC40, et pour cause : l’indice regroupant les 40 plus grosses entreprises françaises a gagné environ 1200 points avec la baisse de l’inflation observée entre ces deux années, passant ainsi de 6473,76 points à 7653 points pour clôturer 2023. De la même manière, l’inflation américaine a presque diminué de moitié entre 2022 et 2023, passant de 8% en 2022 à 4,5% en 2023 et ce, grâce aux seize hausses de taux consécutives décidées par le président de la FED, J.Powell, durant cette période. Ce retournement de conjoncture a ainsi suscité l’engouement des investisseurs, dont l’effet a été ressenti sur le cours du S&P500 puisque ce dernier a gagné environ 1000 points entre la dernière séance de 2022 et celle de 2023, passant de 3839,50 à 4769,83 points. Néanmoins, il est important de souligner que la relation liant l’inflation et le marché actions se limite à la stricte corrélation et qu’il n’existe donc aucun élément causal liant ces deux variables. Les données actuelles sur le cours du S&P500 viennent à ce titre écarter une éventuelle interdépendance. En effet, la publication du dernier communiqué de presse de la FED, le 31 janvier 2024, n’a pas déteint sur les performances de l’indice, bien au contraire. Si la banque centrale américaine a clairement annoncé un maintien à 4% en moyenne de ses principaux taux directeurs, les investisseurs ont confiance dans la bonne santé de l’économie américaine. Ces derniers sont également confiants sur l’abaissement futur des taux ou du moins, sur leur maintien à leur niveau actuel. Le S&P500 a donc finalement surpassé toutes les attentes puisqu’il a atteint son plus haut sommet historique depuis le 9 janvier 2024, coté à 5019,36 points le 9 février 2024.
Concernant le marché obligataire
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Ce dernier tire un avantage certain de la remontée des taux liée au combat contre l’inflation. En 1923, Keynes établissait déjà une relation inverse entre l’évolution du taux d’intérêt national et le taux de change dans son ouvrage The tract for monetary reform. Si le taux d’intérêt est supérieur au taux de change, la demande de monnaie nationale augmente, entrainant donc une hausse de la valeur de la monnaie nationale et – mécaniquement – une dépréciation de la monnaie étrangère. Le raisonnement est similaire si l’on compare les effets d’une augmentation des taux d’intérêts sur les marchés actions et obligataires. En effet, lorsque le taux d’intérêt a tendance à s’accroître, le rendement des obligations augmente et la prime de risque sur le marché actions diminue. Cela s’explique par la relation inverse liant le prix d’une obligation et le taux d’intérêt, autrement appelée la relation prix-taux d’intérêt. En outre, lorsque le taux d’intérêt augmente, les nouvelles obligations émises offrent un rendement supérieur à celles déjà existantes. De fait, afin de maximiser leur revenu, les investisseurs chercheront à vendre les obligations dont ils disposent afin d’en acheter de nouvelles offrant un rendement relativement supérieur aux anciennes. Or, au vu de la baisse de leur rendement, les investisseurs sont contraints de réduire le prix de ces obligations (anciennes) afin d’aligner leur rendement sur le rendement actuel du marché pour réussir à les vendre. C’est pourquoi, lorsque le rendement d’une obligation augmente, son prix baisse. Toutefois, ce mécanisme sous-jacent engendre des conséquences négatives sur la prime de risque sur le marché actions puisque le rendement des actions espéré par les investisseurs baisse au profit de celui des obligations qui sont par nature moins risquées car moins volatiles. Ainsi, lorsque les taux d’intérêt augmentent, les investisseurs auraient tendance à privilégier les obligations en raison d’un rendement qui augmente et d’un risque relativement inférieur à celui que comporte les actions. Toutefois, si les obligations apparaissent comme une source de rendement certaine en période d’inflation, le risque-zéro n’existe pas. Il convient de rester prudent car il est possible que les entreprises émettrices d’obligations soient sujettes à des problèmes de défaillances, voire fassent faillite. De fait, l’investisseur perdrait l’ensemble du capital investi dans une telle situation. C’est le cas par exemple d'Enron Corporation, une société américaine basée au Texas et qui était autrefois l'une des plus grandes entreprises du monde dans le secteur de l'énergie. Cette dernière avait levé plusieurs milliards de dollars grâce à l’émission d’obligations avant de faire faillite en 2001. Par ailleurs, si la remontée des taux d’intérêt ne suffit pas à maîtriser l’inflation et qu’elle continue à s’accélérer, des effets négatifs sur les obligations à taux fixe se feront alors ressentir. En effet, il y a fort à parier que le taux d’intérêt des obligations détenues soit inférieur au taux d’inflation, synonyme d’un rendement réel négatif. En d’autres termes, investir dans le titre en question fera perdre de l’argent à l’investisseur. In fine, nous pouvons retenir de cette partie que l’inflation et la remontée des taux en conséquent peuvent avoir des effets mitigés sur les marchés financiers. Ainsi, calme et prudence seront les maîtres mots de l’investisseur.
Conclusion
Le constat est sans appel : si la lutte contre l’inflation présente certains risques pour la sphère réelle de l’économie (risque de récession voire de déflation, baisse de la compétitivité-prix du pays, augmentation du chômage…), les dangers d’une forte hausse des prix sont multiples pour l’économie réelle comme pour les marchés financiers. De l’augmentation de l’indice des prix à la consommation, en passant par la baisse de l’investissement dans l’immobilier et sur les marchés financiers, la diminution des perspectives de croissance semble s’accorder avec une inflation persistante. In fine, lutter contre ce phénomène est primordial pour les gouvernements. Toutefois, il convient de mener ce combat avec prudence afin d’éviter les risques liés à une lutte acharnée contre l’inflation.
Sources :