Ma rentrée littéraire - épisode 9

Ma rentrée littéraire - épisode 9

CHAPITRE 9


Levallois – 17 janvier – 18h17

Batterie : 63%

Nombre de pas : 2250 pas

Assis sur une banquette au fond d’un café, je médite en fermant les yeux après avoir avalé une bonne gorgée de viognier. Le brouhaha de la salle berce le flot de mes pensées tandis que mon palais savoure la subtile longueur en bouche du breuvage au parfum délicatement fruité. L’instant présent méritait mieux qu’un petit bambou. Face aux aléas, j’avais plutôt envie de boire un coup. Le premier bar croisé sur ma route avait fait l’affaire. Toute cette histoire méritait réflexion. Alors plutôt qu’une séance de respiration ventrale assistée par la voix d’une application, autant enquiller un ou deux verres pour digérer cette étrange journée en favorisant l’introspection de mon moi profond.

D’une manière générale, fréquenter les cafés seul n’est pas ma tasse de thé. Je connais trop mes faiblesses. À moins d’avoir rendez-vous, consommer solo me file le cafard. Je peux vite ressentir le blues du VRP devant la verrine avocat crevettes d’un menu soirée étape à l’auberge des Quatre As de Vierzon. Sans doute les mauvais souvenirs d’une vie antérieure passée sur la route toutes les saintes journées… Autre alternative : reluquer le voisinage et succomber à la tentation. Je n’ai jamais bien compris comment font tous ces gens qu’on voit le nez plongé sur l’écran de leur Mac, pianotant sur leur clavier d’un air inspiré par les effluves d’une tasse de thé brulante. Perso, je suis bien trop curieux des autres pour rester focalisé sur mes priorités dans ce genre d’endroits.

Les bistrots sont l’antichambre des comédie clubs, j’adore y pratiquer le sit-down pour me délecter des bribes de conversations voisines lorsque le sort me place en bonne compagnie. Rien de tel qu’assister aux échanges d’un premier rendez-vous Meetic pour annihiler chez moi toute velléité de concentration. Comment résister aux circonvolutions pathétiques de quadras se racontant le naufrage de leur mariage. Elle avec ses yeux couleur menthe à l’eau, évoquant son envie de retrouver une relation stable, lui espérant ne pas en faire trop au sujet de deux ou trois aventures sans lendemain vécues depuis son divorce avant d’interroger sa date du jour d’un subtil « et toi ? » Là, au diable l’agenda du jour, impossible de partir. Garçon, remettez-moi des glaçons !

Mais l’heure n’est pas à la distraction. Je rouvre les yeux : aucun voisin proche de moi car j’ai choisi une table en retrait. Dans un quart d’heure, les sorties de bureau déverseront des fournées d’employés pressés d’oublier que l’année ne fait que commencer et qu’il faudra trimer jusqu’à l’été. Je jette un rapide coup d’œil au grand écran de la salle, branché sur une chaîne info. Dans les néo-bistrots de Paname, les brèves de comptoir sont désormais cathodiques. La photo du visage fermé de notre Premier Ministre apparaît sous un bandeau d’alerte. Le sous-titre ne réussit pas à distraire ma contrariété du moment. Je sors mon smartphone pour relire à nouveau ces mystérieux échanges.

Encore une journée pendu au téléphone ? Pas vraiment, je n’ai pas encore passé le moindre coup de fil depuis ce matin. Même si mes temps d’écran explosent, ma part de voix reste minime, voire nulle, un constat sans appel au sens propre comme figuré. S’il peut m’arriver de rester des plombes à refaire le monde avec des copains, je dois reconnaître que je consacre plus de temps à lire ou écrire des posts qu’à causer dans le biniou. Le progrès aidant, ce dernier est devenu smart. Pas de quoi augmenter mon QI, mais cela a fait de moi un homme connecté à son époque, doué par-dessus le marché du don d’ubiquité. Grâce à lui, je suis partout et nulle part à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Le monde sans fil est loin d’être futile. Je n’ai jamais oublié cette publicité où le soleil se couchait sur la côte bretonne et se levait sur la muraille de Chine avec deux grands-pères partageant la beauté du moment grâce à leur téléphone portable. Le message de France Télécom affirmait alors vouloir faire aimer l’an deux mille. Les GAFA les ont pris au mot en permettant à leurs enfants de siroter ensemble des mojitos en vidéo à l’heure de l’apéro. Accessoirement, ils m’ont aussi permis de continuer à vivre tout en gardant mon boulot durant la pandémie.

À propos de cocktail, je prendrais bien des nouvelles de l’amie Clarisse, la Miss from Paris. Je crois bien que je suis devenu accro au charme ludique de sa communication digitale. La réseau-réalité aurait-elle dépassé celle de la télé ? Sans aucun doute. Depuis Lascaux, chacun sait que raconter sa vie est un besoin primaire, scotcher devant celle des autres également. Je ne prétends pas faire exception. Au fond, Instagram n’est rien d’autre qu’une énième version moderne des peintures rupestres de nos lointains ancêtres. Avec en prime, la possibilité d’interagir directement grâce aux fameux « DM », les direct messages. Jusque-là, j’ai simplement pris la liberté de commenter certains posts de ma nouvelle amie à l’aide de quelque émojis bien sentis. Pourquoi ne pas aller plus loin en engageant la conversation ? Puisqu’elle se la coule douce à Punta Cana, je pourrais par exemple lui suggérer de ne pas louper le Banana Mama pour son prochain cocktail.

Sans même avoir réfléchi, me voici à nouveau happé par mon application favorite sur laquelle le visage de mon influenceuse fétiche figure dans les premières stories à consommer. Au même instant, un message WhatsApp de Marie surgit sur mon écran. Étrange coïncidence. Sans doute le fameux sixième sens des femmes mariées…

Marie : T’es un grand malade. Tu n’aurais jamais du tweeter un truc pareil !

De quoi me parle ma chérie ? Cela fait vingt-quatre heures que je n’ai rien balancé. Du reste, je suis toujours sans inspiration pour aujourd’hui.

Moi : Quel truc ????

J’ai à peine le temps d’avaler une nouvelle lampée qu’elle me fait suivre le lien d’un post émanant de mon propre compte Twitter @bernardodezorro ! Une vidéo affiche en gros plan le visage dodelinant d’une adolescente d’à peine quinze ans en train de lécher le nez aquilin du premier ministre les yeux fermés la tête en avant. Un sourire sans équivoque traduit le contentement béat de l’hôte de Matignon lorsque le visage de la fille disparaît vers le bas pour savourer un autre Miko. La vidéo est assortie d’un commentaire sans ambiguïté :« Y’en a un qui vient toujours aux soirées ! #lanterne »

Le message posté vingt minutes plus tôt a déjà été retweeté plus de trois cent soixante mille fois et liké près du double. Les images percutent les Twin Towers de mon cerveau qui vole en éclat. La vidéo tourne en boucle sous mes yeux rendus hagards par ce onze septembre cérébral. Les notifications WhatsApp de mon groupe Yes we can commencent à tomber.

Arnaud : Vous avez vu le tweet avec la vidéo du PM en train de se faire lécher par une gamine ? C’est totalement délirant et abject !

Antonin : Ouais, j’ai vu ça. C’est tombé sur un compte Twitter que je suis qui me fait bien marrer. @bernardodezorro.

Louis : Comme la fille, il n’a pas la langue dans sa poche ton Bernardo !

Antonin : Yep, ça va faire du bruit…

J’ai l’impression d’avoir soudain un objet radioactif entre les doigts. Les notifications continuent de pleuvoir. Une alerte du Monde relaie à présent l’information. Comment est-ce possible ? Je lève les yeux pour observer les gens qui m’entourent dans la salle. Un casque sur les oreilles, une étudiante brune aux cheveux noués par un stylo tapote toujours frénétiquement sur son Mac. À deux tables d’elle, un homme à la carrure massive fait face à une élégante trentenaire brune sexy dont le pull à col roulé moulant laisse deviner une poitrine généreuse. Son regard pétillant ne quitte pas les yeux de son interlocuteur tandis qu’elle lui tient la main. Il se penche pour l’embrasser dans le cou, ça pue le couple illégitime. De dos, le type a les cheveux grisonnants et semble avoir au moins quinze ans de plus qu’elle. Rien ne pourrait détourner leur attention. Derrière eux, un type avec une casquette vend la sauce d’un scénario à un producteur qui l’écoute poliment en remuant la cuillère dans son café. Le serveur a le nez collé sur son smartphone. Personne n’en a rien à faire de moi ici alors que je suis au bord du black-out.

Mon portable vibre. J’ai zappé Marie qui rappelle.

— C’est quoi cette histoire ? T’as fondu un plomb ? Comment as-tu pu récupérer puis balancer un truc aussi dégueu ?

— Je ne comprends pas… J’te jure que je n’y suis pour rien.

— Comment ça ?

— Je te dis que ce n’est pas moi ! Je ne comprends pas d’où sort cette vidéo !

La vérité me saute aux yeux tandis que je réponds à ma femme. Mon contact anonyme a piraté mon compte pour diffuser cette boule puante. C’est du lourd comme dirait l’autre.

— Faut que tu effaces ce tweet immédiatement !

— T’as raison. Je fais ça puis je rentre. Ne t’inquiète pas, on va trouver le moyen de gérer cette histoire.

L’appel de ma femme a au moins eu le mérite de me sortir de la torpeur. Je bascule sur Twitter pour gérer la situation. Mes craintes se confirment : #bernardogate est le hashtag le plus populaire du moment. Le mal est fait mais il faut stopper l’hémorragie. J’avais toujours rêvé de faire le buzz mais certainement pas avec une vidéo du genre. Mon truc, moi, c’est les mots, ceux qui pèsent et qui comptent triple.

Je lève à nouveau les yeux sur la salle. Un coup d’œil sur le bandeau d’alerte de la chaîne info m’achève : « Édition spéciale – Scandale en haut lieu. » Cette fois j’écoute avec attention les propos du chroniqueur cintré dans une veste bien ajustée avec une cravate slim l’autorisant à penser sur un plateau télé. Selon ses contacts avec Beauvau, les équipes du Ministère de l’Intérieur auraient lancé une enquête pour identifier l’origine de la vidéo. Son œil frétillant en dit long sur l’excitation du moment.

J’imagine déjà les débats à venir avec tous ces intellos des plateaux dénonçant la dérive honteuse du débat public qui ne craint désormais plus les dick pics et autres grivoiseries animées dont la plèbe aime tant se repaître. Entre ceux qui montrent leur chibre sans compter ou jouent avec les filles, beaucoup sont prêts à tout pour crier au loup et à la virilité abusive. Sauf que cette fois, c’est Bibi qui est au cœur du sujet. Et là, ça ne rigole plus du tout.

L’action arrive 😉👍👍👍👍

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