Manager selon le care
Introduction
Le terme de management présente cette particularité d’apparaître aux francophones que nous sommes comme un anglicisme, alors qu’en réalité, il tire son origine de la langue française. Parti du français vers l’anglais, il nous est revenu pour désigner ce que certains nomment la gestion des ressources humaines et qu’il serait peut-être plus judicieux d’appeler l’art de diriger et d’accompagner les hommes au travail. Ce terme présente une telle polysémie qu’il peut aussi bien évoquer le dressage des animaux – la ménagerie – que l’administration domestique – la gestion du ménage. D’un côté, il évoque l’exercice d’une autorité qui n’est pas nécessairement bienveillante et qui laisse peu de place à l’initiative et à la liberté, de l’autre, il évoque une forme d’administration – la gestion – qui apparaît comme relevant plus de la prise en considération de données quantitatives que du souci de la qualité de vie des êtres humains dans une organisation à l’intérieur de laquelle ils ont à accomplir des tâches qu’ils n’ont pas toujours le désir d’effectuer.
Envisagé sous cet angle, le management peut être interprété comme une entreprise de manipulation des consciences et des désirs humains dans le but de faire travailler des hommes qui n’en ont pas toujours le désir. Il peut procéder d’une autorité contraignante ou de processus plus insidieux donnant à ceux sur qui il s’exerce l’illusion qu’ils exécutent de bon gré ce qu’en réalité, il préférerait ne pas avoir à faire. Cette description peut paraître caricaturale, néanmoins, même si elle ne correspond pas toujours à la réalité, elle renvoie à une représentation du management présente dans l’esprit d’un grand nombre de nos contemporains.
Or, « manager » peut prendre une toute autre signification. Si ce terme évoque la ménagerie et la gestion du ménage, il se trouve aussi en rapport avec le verbe « ménager » qui peut également signifier « prendre soin de ».
La gestion semble plus concerner l’administration des choses que le gouvernement des hommes, c’est pourquoi le management semble relever d’une pratique d’une toute autre nature. Aussi, est-il possible de développer une nouvelle conception du management envisagé comme l’art de faire entrer en relation des personnes pour les faire travailler ensemble (Mintzberg, 2005) avec la conscience qu’il n’est pas nécessaire pour être efficace de se forger une âme d’acier dans un monde où ne règne qu’une impitoyable concurrence. Bien au contraire, il apparaît que manager devrait plutôt signifier aujourd’hui se percevoir comme un homme vulnérable accompagnant et dirigeant d’autres hommes vulnérables, c’est-à-dire qui dépendent les uns des autres pour se rendre utiles socialement.
C’est précisément sur cette notion de dépendance qu’il importe d’insister aujourd’hui pour proposer une nouvelle approche du management et des pratiques managériales s’inspirant principalement des apports des éthiques du care et plaçant au cœur même des relations de travail la notion de vulnérabilité.
En effet, les relations humaines dans le monde du travail, si elles ne sont pas vécues sur le seul mode de la sujétion du subordonné à son supérieur, sont le plus souvent réduites à une relation contractuelle entre l’employeur et l’employé considérés chacun comme des individus totalement autonomes. Une autre grille de lecture est cependant possible. Il s’agit de remettre en question la notion d’autonomie qui n’est peut-être finalement qu’une fiction pour lui substituer celle de vulnérabilité et d’interpréter et de concevoir de nouvelles manières d’être à travers ce prisme. La question désormais centrale est la suivante : comment penser les relations entre les personnes à l’intérieur des organisations, et principalement dans les entreprises et le monde du travail, en les considérant non plus comme l’ensemble des rapports qu’entretiennent entre eux des individus autonomes, mais comme la rencontre d’hommes vulnérables, c’est-à-dire dépendants les uns des autres ?
1) La vulnérabilité comme dépendance
La notion de vulnérabilité a été mise en avant par les théoriciens de l’éthique du care qui ont choisi de penser les relations humaines, non plus en considérant les hommes comme des individus naturellement autonomes, mais comme des personnes nécessairement dépendantes les unes des autres. En effet, chacun naît et meurt dans la dépendance et l’augmentation de notre espérance de vie souligne à quel point la prise en charge de cette dépendance est et sera capitale dans les sociétés à venir. Cependant, nous ne faisons pas que naître et mourir dans la dépendance, nous vivons également en étant en permanence dépendants les uns des autres. Que ce soit sur le plan matériel ou sur le plan psychologique, nous avons tous besoin les uns des autres et par conséquent, nous devons tous prendre soin les uns des autres. Cela est vrai sur le plan familial et affectif, mais cela ne devrait-il pas également se vérifier dans le monde du travail ? Le travail est une activité éminemment sociale dans laquelle chacun est utile aux autres quelle que soit sa position dans l’organisation dont il fait partie. L’ingénieur, le cadre ont autant besoin de l’ouvrier ou de la secrétaire que l’ouvrier et la secrétaire ont besoin d’eux :
Un employé de bureau ne se sent pas vulnérable face à l’agent d’entretien qui, chaque jour, enlève les déchets et nettoie les bureaux. Mais si ces services devaient cesser, la vulnérabilité de l’employé se révélerait. (Tronto, 2009, p. 181)
La dimension systémique de l’organisation du travail fait que les relations de dépendance présentent un caractère plus circulaire que linéaire et que chacun à son niveau est utile à tous les autres. Aussi, ne gagnerait-on pas à nous inspirer des enseignements des éthiques du care pour penser un management à la fois plus humain et plus efficace ? Ne serait-ce pas fait preuve d’une réelle innovation dans le management que d’y introduire cette dimension de vulnérabilité pour éviter qu’une relation, qui ne peut se limiter pas au seul exercice de l’autorité, parce qu’elle suppose une démarche collaborative, ne se transforme en une relation dans laquelle, seul compte le pouvoir.
Les réflexions développées dans le cadre de l’éthique du care, en s’inspirant des analyses psychologiques de Carole Gilligan (Gilligan, 2008) et de la politique du care de Joan Tronto (Tronto, 2009), se basent tout d’abord sur une dénonciation du caractère illusoire de l’autonomie foncière de l’être humain pour insister sur la nécessité de prendre soin de l’autre, de prendre en considération sa souffrance et sa faiblesse en faisant preuve à son égard de sollicitude. Ce terme de sollicitude serait d’ailleurs plus pertinent pour traduire le mot anglais « care » que celui de soin qui a tendance à prendre une connotation négative en évoquant l’assistanat et la déresponsabilisation. Le terme de care, quasiment intraduisible en français, ne renvoie pas seulement au soin, mais concerne également l’importance accordée aux autres hommes, pas simplement par compassion ou parce que nous serions mus par un altruisme désintéressé, mais aussi parce qu’il n’y a pas de vie humaine possible si nous ne nous efforçons pas de nous aider les uns les autres. Or, contrairement à ce qu’une approche un peu rapide et superficielle de cette philosophie pourrait laisser croire, l’éthique du care peut tout à fait être pensée comme une éthique de la responsabilité dans la mesure où en prenant conscience de ma vulnérabilité et de ma dépendance, je dois aussi prendre conscience de celles des autres. Cette prise de conscience me rend donc, dans une certaine mesure, responsable aussi des autres avec qui je vis, qui m’aide et que je dois aider.
Berenice Fisher et Joan Tronto ont d’ailleurs défini ainsi les quatre principaux éléments du care :
En associant ainsi la sollicitude et la responsabilité à la compétence, elles font du care une éthique concrète se traduisant dans une pratique qui ne prend tout son sens que par la capacité de réponse du récepteur de care, du bénéficiaire. Cette dimension de réception marque en effet notre interdépendance et notre double position de pourvoyeur et de récepteur de care.
Il est donc nécessaire que chacun se soucie de l’autre, ne serait ce que pour satisfaire l’intérêt bien compris de chacun. Chacun est donc responsable, car il doit répondre autant de l’autre que de lui-même par la sollicitude dont il doit faire preuve envers lui. C’est pourquoi la notion de « soin » apparaît comme trop réductrice pour traduire le vocable « care » qui évoque aussi l’importance, la valeur accordée à l’autre en opposition à l’indifférence – « I don’t care » - que cultive un certain individualisme contemporain. On peut, pour souligner la complexité de cette notion et la difficulté qu’il y a à la définir, faire référence à la définition qu’en donne Joan Tronto dans un article intitulé Care démocratique et démocratie du care :
« Une activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre «monde» de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie. » (Tronto in Molinier, Laugier, Paperman, 2009, p. 37)
En conséquence avant d'être considéré comme un être fondamentalement autonome l'être humain sera tout d'abord considéré comme un être vulnérable et susceptible de voir à tout moment de sa vie cette vulnérabilité s'accroître (maladie, handicap, vieillesse, pauvreté).
Cependant, si les hommes sont des êtres vulnérables, ils ne doivent pas percevoir cette vulnérabilité comme une faiblesse dont ils devraient avoir honte, bien au contraire toute leur force doit se situer dans leur capacité à assumer cette vulnérabilité qui est au cœur de leur condition. C’est d’ailleurs l’incapacité à assumer sa vulnérabilité qui est la cause d’un grand nombre de difficultés dans le monde du travail, tant pour les managers que pour les managés. Quand « on y arrive pas », lorsque l’on ne trouve pas de solutions à certains problèmes, qu’il s’agisse de difficulté propre au travail ou concernant la compatibilité entre vie professionnelle et vie personnelle ou familiale, on n’ose en parler ni à ses pairs ni à ses supérieurs de peur de passer pour incompétent, pour faible ou incapable. C’est ainsi que progressivement l’on s’enfonce jusqu’à ce que l’on perde pied et qu’il soit trop tard. Alors, qu’en revanche, si chacun percevait sa propre vulnérabilité et celle des autres avec une plus grande sollicitude, personne n’hésiterait à demander de l’aide et à aider les autres, à faire preuve de ce care qui manque cruellement dans nos vies. Assumer sa vulnérabilité et pouvoir à la fois être un récepteur et un pourvoyeur de care pourrait certainement aider à briser la solitude dont souffre certains manager pris en tenailles entre leur hiérarchie et ceux qu’ils dirigent. Il convient donc de lutter contre les réticences qui font obstacle à cette acceptation d’une partie de soi-même et à son expression dans le monde du travail sur le mode de l’empathie et de la sollicitude.
Cette attitude souvent perçue comme essentiellement féminine est trop souvent rejetée par les hommes qui craignent d’y perdre leur autorité et abandonner par les femmes qui souhaitent légitimement occuper de réelles responsabilités dans le monde du travail. L’éthique du care dont l’origine se situe dans la pensée féministe a pour objectif de renverser cette tendance en montrant que l’expression des affects peut aussi contribuer à renforcer la cohésion sociale et la solidarité.
2) Les origines féministes de l’éthique du care.
Le modèle qui est à l’origine de l’éthique du care est celui de la relation mère / enfant. Le choix d’un tel paradigme a eu pour effet de nourrir un certain nombre de critiques accusant l’éthique du care de « maternalisme », alors qu’en réalité la sollicitude qui est à l’œuvre dans une telle manière de concevoir et d’établir le rapport à autrui dépasse largement le cadre du simple maternage. Les origines féministes du care donnent d’ailleurs lieu à certaines ambiguïtés dans la mesure où tout en valorisant certains comportements relevant des rôles sociaux le plus souvent dévolus aux femmes, certains auteurs ont eu parfois tendance à essentialiser ou à naturaliser certains comportements s’enracinant dans la sollicitude et la compassion, comme si ces vertus étaient inscrite dans la nature même de la femme. À l’inverse, l’homme serait plus rationnel, plus rigide et plus scrupuleux quant au respect de la loi. Ce retour aux clichés traditionnels a donc entraîné une remise en cause de ces principes par certains tenants du féminisme qui ont vu dans une telle conception du care une porte ouverte au retour des représentations contre lesquelles le féminisme s’était battu durant des années. C’est pour quoi le chemin qu’emprunte Carol Gilligan est beaucoup plus nuancé puisque celle-ci considère que si les valeurs liées aux soins et à la sollicitude ont été principalement portées par les femmes au cours de l'histoire, cela n’oblige pas pour autant à les naturaliser et n’interdit pas d’expliquer cette situation à partir de données culturelles et sociales. Elle défend plutôt l’idée selon laquelle les comportements résultant des rôles et des tâches dévolues aux femmes durant des siècles n’ont pas à être dévalorisés et sont même porteur de vertus plus favorables au maintien d’un climat social plus apaisé et offrant des solutions tout à fait novatrices dans la manière de résoudre les conflits :
« Prétendre que la nature des femmes n’est pour rien dans la qualité du care, ne veut pas dire pour autant que les femmes n’ont pas développé des savoirs et une connaissance du monde qui leur viennent par le care. Cette connaissance, ce mode d’expertise particulier, c’est précisément ce qui fait défaut aujourd’hui dans l’espace public, au moment même où tout le monde s’accorde à penser que la qualité des soins et des services aux personnes est l’un des critères principaux de la civilisation. » (Molinier, Laugier, Paperman, 2009, p. 17-18)
Autrement dit, il n’est pas nécessaire pour une femme d’adopter une attitude considérée comme traditionnellement masculine pour être en mesure d’assurer de hautes responsabilités dans la société et il n’est pas nécessaire pour qu’un homme réussisse qu’il fasse taire et étouffe ses tendances à l’empathie et à la sollicitude. Il importe donc de faire évoluer les représentations afin de montrer que les valeurs que cherche à promouvoir l’éthique du care et que l’insistance sur la vulnérabilité foncière de l’être humain ne sont pas incompatibles avec l’exercice de l’autorité, voire sont même en mesure de contribuer à l’exercice d’une autorité plus efficace et plus respectueuse de ceux sur qui elle s’exerce.
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3) Vulnérabilité et autorité
Assumer sa vulnérabilité, tant pour le manager que pour le managé est souvent vécu comme le risque de perdre toute crédibilité, de ne plus parvenir à faire valoir ses compétences ou de ne plus pouvoir assumer pleinement son autorité. Or, les problèmes ne viennent-ils pas le plus souvent de la prétention à l’autonomie des uns et des autres qui n’osent avouer leurs difficultés, qui s’efforcent de les dissimuler et qui s’épuisent à trouver par eux-mêmes des solutions alors que parfois, il suffirait de demander de l’aide autour de soi ou tout simplement d’en parler pour que les choses s’éclaircissent d’elles-mêmes. On peut d’ailleurs se poser légitimement la question de savoir à qui nous avons plutôt raison de faire confiance. Vaut-il mieux faire confiance en celui qui donne l’illusion de la puissance et de la compétence et qui au fond de lui-même est taraudé par le doute et dissimule ses émotions, ou n’est-il pas préférable d’accorder sa confiance à celui qui ne craint pas de demander conseil même à l’un de ses subordonnées, car il assume pleinement l’interdépendance dans la relation de travail. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de faire de l’incompétence ou de l’ignorance une règle, il s’agit tout simplement de prendre conscience que l’excellence s’acquiert à plusieurs et de prendre conscience du fait que les progrès de chacun dans l’excellence sont la condition des progrès des autres.
Il n’y a d’ailleurs pas de contradiction véritable entre autorité et care, si l’on reprend le modèle de la relation du parent à son enfant à laquelle nous faisons référence plus haut, nous remarquons que dans un tel contexte, c’est réellement prendre soin de l’enfant que d’exercer sur lui une réelle autorité soucieuse de son bien. L’autorité qui ne se soucie pas de l’autre relève de l’autoritarisme et n’est jamais en mesure de faire progresser celui ou celle sur qui elle s’exerce, son but étant de toujours humilier l’autre plutôt que de lui donner confiance en lui-même.
Certes, l’autorité du manager sur le managé n’est pas de même nature que celle du parent sur l’enfant, la relation ne s’établit pas entre un être mineur et un être majeur, mais entre deux personnes considérées comme responsables et faisant preuve de la maturité nécessaire pour se comprendre l’une et l’autre. Il n’empêche que pour maintenir un climat de confiance entre les deux termes de la relation, il faut que se manifeste de la part du manager une exigence bienveillante et de la part du managé le souci de bien faire et de prendre des initiatives lorsque cela s’avère nécessaire.
Il reste cependant à mettre en place les conditions d’un tel management que certains pratiquent probablement déjà sans peut-être savoir qu’ils prennent en considération cette dimension de vulnérabilité de la condition humaine lorsqu’ils se soucient de ce que pensent et ressentent ceux avec qui ils travaillent.
Ces conditions sont essentiellement humaines et relèvent principalement des dispositions dans lesquelles nous entrons en relation les uns avec les autres dans le monde du travail.
Il convient tout d’abord pour tenter de pratiquer ce type de management de ne pas vouloir faire entrer à tout prix les comportements et les conduites dans des procédures définies abstraitement à l’avance, mais d’apprendre à appréhender les situations en fonction de leur singularité, de manière à toujours agir au moment opportun, le Kairos des grecs, qui nécessite le recours à cette forme de sagesse qu’Aristote nomme la phronesis et que l’on traduit par prudence (Aristote, Tricot, 1990) ou sagacité (Aristote, Bodéüs, 2004). Cette sagesse pratique qui permet de délibérer et de toujours adapter son comportement aux situations singulières est peut-être cette vertu qui nous permet, malgré notre vulnérabilité foncière, de trouver dans les moments difficiles le chemin à suivre pour « réparer » ce qui se casse parfois dans nos relations. La phronesis, dont un commentateur d’Aristote a dit qu’elle était « l’habileté des vertueux » (Aubenque, 1963, p. 61), est certainement la meilleure compagne de notre vulnérabilité pour rendre harmonieux ces liens de dépendance qu’il nous faut accepter et assumer.
Agir de cette manière, c’est aussi se libérer de la dictature du jugement et appliquer ce principe que nous recommande Spinoza :
« ne pas rire des actions des hommes, de ne pas les déplorer, encore moins de les maudire – mais seulement de les comprendre » (Spinoza, 2005, p. 91).
Spinoza qui, s’il ne parle pas de vulnérabilité, parle de servitude pour désigner la condition humaine qui est soumise à un grand nombre de déterminations dont l’homme ne peut avoir que très difficilement connaissance. Prendre en considération la vulnérabilité humaine dans le management commence certainement par cette exigence de compréhension de l’autre afin de l’aider à progresser et à mieux assumer sa dépendance.
La pensée de Spinoza peut d’ailleurs être riche d’enseignements dans le cadre d’une réflexion sur le management intégrant la dimension de vulnérabilité de la condition humaine. En effet, la philosophie de Spinoza place le désir au centre de l’existence humaine et en fait le moteur même de l’action :
« Le Désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’on la conçoit comme déterminée, par suite d’une quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose. » (Spinoza, 1988, p. 305)
Tout individu – humain ou non-humain - est conduit à persévérer dans son être par une puissance qui résulte de sa structure même, de sa complexion propre. Cette puissance Spinoza la nomme conatus, terme que l’on a coutume de traduire par « effort » pour persévérer dans l’être. Il faut cependant ne pas se laisser abuser par ce terme qui n’a ici rien de volontariste. Une telle interprétation entrerait d’ailleurs en contradiction avec le déterminisme de Spinoza qui remet totalement en question la conception de la liberté comme libre arbitre :
« …les hommes se croient libres, pour la raison qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leurs appétits, et que les causes qui les disposent à appéter et à vouloir, ils les ignorent, et n’y pense pas même en rêve. » (Spinoza, 1988, p. 81)
Remise en question dont on peut d’ailleurs noter qu’elle peut autoriser à risquer un rapprochement entre l’éthique spinoziste et la critique de la notion d’autonomie dans l’éthique du care. Parce qu’il n’est pas « comme un empire dans un empire » (Spinoza, 1988, p. 305), c’est-à-dire qu’il est soumis aux lois communes de la nature comme n’importe quelle autre chose, l’homme est un être dépendant, il est lié indissociablement à son environnement naturel, mais aussi social puisque dans cette configuration, l’homme et la société font intégralement partie de la nature. Dans ces conditions, la liberté ne consiste aucunement en un impossible libre arbitre, mais dans la compréhension des causes qui nous déterminent et qui peuvent tout aussi bien accroître que diminuer notre puissance. Une telle philosophie ne peut donc qu’inviter à l’humilité et à la compréhension de l’autre. Personne n’est véritablement responsable de la puissance dont il dispose tant qu’il n’a pas vraiment compris par quoi il est mû.
Ainsi, nous pouvons nous libérer de la dictature du jugement qui le plus souvent consiste à louer ou blâmer l’autre, et parfois soi-même, au lieu d’essayer de comprendre quelles sont les véritables causes des comportements des uns et des autres.
Aussi, le manager qui est confronté à un employé qui semble peu motivé, qui commet trop fréquemment des erreurs ou qui ne parvient pas à s’adapter à son poste de travail ainsi qu’aux rythmes qui lui sont imposés, doit-il tout d’abord s’interroger sur les causes qui déterminent un tel comportement et se garder de toute accusation qui n’apporte en général de solution pour personne. Même la paresse peut être considérée comme un impuissance, une faiblesse dont est victime celui qui en fait preuve. Elle est absence ou faiblesse du désir qui ne peut venir de la personne elle-même, mais nécessairement de causes externes qui l’affectent. La sollicitude consiste donc ici à s’efforcer de comprendre ce qui est à l’origine d’une telle diminution de puissance. Ces causes peuvent être personnelles, familiales, liées à un problème de santé, elles peuvent également résulter d’une incompatibilité entre la personne et son environnement de travail. Il est donc nécessaire d’identifier ces causes pour pouvoir ensuite mieux les enrayer. Cela peut se traduire en termes de management par une tentative de mise en contact de la personne concernée avec les services sociaux ou médicaux avec lesquels est liée l’entreprise. Si les causes sont d’une autre nature, il peut s’avérer nécessaire de discuter avec l’employé d’un possible changement de poste, voire d’une éventuelle réorientation professionnelle et d’un changement d’emploi. Faire preuve de care ne signifie pas tout tolérer, mais essayer d’abord de comprendre pour mieux agir en vue de l’intérêt de tous. Cela signifie que l’on admet le droit à l’erreur de part et d’autre, tant pour le manager que pour le managé, et que lorsqu’un problème se pose, on cherche d’abord à en identifier la cause plutôt qu’à accuser tel ou tel, ce qui en général ne fait pas avancer vers une réelle solution.
Conclusion
Cette introduction de la prise en compte de la vulnérabilité dans le management peut donc être perçue comme une innovation dans la mesure où elle s’appuie sur un changement de paradigmes dans l’appréhension des relations et des actions humaines. Au lieu de s’appuyer sur des notions comme l’autonomie et la volonté, d’essayer de tout modéliser en termes de « process », cette démarche se conçoit plutôt en termes de puissance et d’impuissance, de plus ou moins grande vulnérabilité. Ainsi, l’accomplissement d’un acte ne provient de ce que l’on veut ou non le réaliser, mais de ce que l’on peut ou non l’effectuer. Contrairement à l’adage populaire qui affirme que lorsque l’on veut, on peut, comme si la volonté avait cette vertu magique d’augmenter notre puissance, il apparaît plus réaliste de partir du principe qu’un individu ne peut jamais être plus que ce qu’il peut être à un moment donné, que sa puissance est toujours actuelle et jamais potentielle et qu’elle ne peut s’accroître que si on aide cet individu à mieux comprendre ce qui limite ses capacités d’action.
Tout cela n’est finalement, pour parler comme Spinoza, qu’une affaire de conatus. En conséquence, un management qui s’inspirerait de l’éthique du care, en prenant en compte la vulnérabilité et la singularité de chacun, pourrait également s’inspirer de la pensée spinoziste en développant une démarche que l’on pourrait qualifier de « conative » afin de prendre soin de la puissance créative que chacun peut mettre au service des autres par son travail. Il s’agit donc finalement de créer les conditions pour que puisse se développer ce que la philosophie américaine Martha Nussbaum, s’inspirant des travaux de l’économiste Amartya sen, désigne par le terme de « capabilités » :
Il existe désormais un nouveau paradigme théorique dans le monde de la politique du développement. Connu sous le terme d’« approche du développement humain », « approche de la capabilité » ou « approche des capabilités », il commence par une question toute simple : qu’est-ce que les gens sont réellement capables de faire et d’être ? (Nussbaum, 2012, p. 10)
On pourrait certes reprocher à cette manière d’envisager les relations humaines dans le monde du travail d’être trop « idéaliste », voire utopique et de rendre inopérantes les relations nécessaires d’autorité sans lesquelles une organisation ne peut fonctionner. Mais ce reproche ne vaut pas, car reconnaître la vulnérabilité de l’autre et donc aussi de ses subordonnés, ce n’est pas renoncer à exercer son autorité, mais c’est s’obliger à exercer une autorité bienveillante reposant sur la compréhension de l’autre, sur l’appréhension des situations en fonction de la singularité de la personne et sur la prise en considération des déterminations dont les personnes sont les objets (qu’elles soient sociales, culturelles, psychologiques ou autres) et qui peuvent expliquer leur comportement. Ainsi, par exemple, faut-il considérer la paresse comme un vice ou comme une impuissance ? Il s’agit de chercher à comprendre le comportement de l’autre dans ce qu’il a de singulier, d’en rechercher les causes afin de trouver la meilleure voie à emprunter pour motiver la personne et lui donner le désir de travailler. Cela suppose d’une part que l’on appréhende les situations de chacun en termes de complexité et que l’on évite de rentrer dans ce que Gilles Deleuze appelle le système du jugement pour que l’on applique le conseil que Spinoza préconise en politique, mais qui vaut également dans le monde du travail :
…ne pas rire des actions des hommes, ne pas les déplorer, encore moins les maudire, mais seulement les comprendre. (Spinoza, 2005, p. 91)
Pour reprendre ici une formule empruntée à André Comte-Sponville : manager, c’est être un « professionnel du désir des autres ». Ce qui ne veut pas dire manipuler le désir d’autrui, mais si l’on se réfère aux principes du care - dont André Comte-Sponville ne se réclame pas, il est vrai - , aider l’autre à y voir aussi clair qu’il est possible dans son propre désir pour qu’il puisse l’accomplir utilement, tant pour lui-même que pour autrui, et le monde du travail est l’un des lieux à l’intérieur duquel il est possible de trouver, mais aussi de créer, les conditions de cet accomplissement du désir.
Reste à déterminer les conditions pour que cet accomplissement ne se réalisent pas malgré tout dans la servitude, une servitude insidieuse qui peut soumettre d’autant que le travailleur a le sentiment de faire librement et en le désirant ce qui, en réalité, lui est imposé par une autorité faussement bienveillante. Car le problème dans le monde du travail, comme l’a montré l’économiste Frédéric Lordon dans Capitalisme, désir et servitude (Lordon, 2010), c’est que le désir de l’employé, du salarié, quelle que soit sa position dans l’organisation, est soumis à un « désir maître », celui du chef d’entreprise ou du supérieur hiérarchique. Introduire l’éthique du care dans le monde du travail, prendre en compte sa propre vulnérabilité et celle d’autrui, n’y a-t-il pas là une voie pour tenter de sortir des rapports de servitude que génère encore trop souvent l’organisation du travail ?
Références
Tronto J. (2009), Un monde vulnérable, pour une politique du care, Paris, La Découverte
Responsable informatique - Chef de projet infrastructure SI, systèmes, réseaux, télécom, cybersécurité - Exploitation SI
2 ans'Take care' comme on dit outre-manche. 😊
Coordonnateur Général des Soins, directeur de la qualité GDR-relations usagers CHIVA et résidence Jules Rousse en Ariège, directeur référent RSSI du GHT, chef établissement par intérim CHSL
2 ansApproche très intéressante avec un changement de paradigme à intégrer dans les différentes chartes ou projets de management qui se développent au sein des établissements de santé.
Professeur de management et entreprises responsables - Chercheur - Auteur - Conférencier
2 ansMerci Éric Delassus pour ce remarquable article dont je partage toutes les idées et que je partage aussitôt à mes étudiantes et étudiants qui trouveront des échos forts à ce que je leur ai raconté en cours. Amitiés.
Cadre supérieure de santé chez Centre hospitalier sainte marie
7 ansTout à fait d accord. C est en particulier dans cette optique que l association hospitalière sainteMarie a retenu le SocleCare comme concept de référence du prendre soin dans ses établissements de santé. Pour info.: Www.soclecare.eu