Marcel Roncayolo, éclaireur de la ville
Source : Liberation N° 11630 — 18 octobre 2018 à 17h36 ; mis à jour à 18h11 ; édité Vendredi 19 Octobre 2018 page 27 |
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Par Jacques Brun, Guy Burgel, géographes et Marie-Vic Ozouf-Marignier, historienne- géographe,
Le géographe marseillais s’est éteint Samedi 13 Octobre 2018. Pluridisciplinaire avant l’heure, il avait initié une géographie culturelle et historique de la ville et de son imaginaire.
Tribune.
Marcel Roncayolo, qui vient de nous quitter dans sa 93ème année, était bien plus qu’un grand universitaire, spécialiste de géographie urbaine, un penseur faisant autorité, et surtout un décrypteur sans égal de la « grammaire » de « sa » ville, Marseille. Longtemps ignoré du grand public et tenu à l’écart par ses pairs, il a ouvert en pionnier les chemins de la connaissance et de l’action, bien avant qu’en 2012, le jury du Grand Prix de l’urbanisme ne lui rende hommage pour l’ensemble de son œuvre.
En priorité, il privilégiait l’engagement dans la cité et l’infléchissement politique des sociétés. Jeune assistant à la Sorbonne, il collabore, aux côtés de son ex-condisciple normalien, Claude Nicolet, futur directeur de l’École française de Rome, aux Cahiers de la République, très écouté de son inspirateur, Pierre Mendès France, pour ses analyses de géographie sociale (« Géographie électorale des Bouches-du-Rhône sous la IVème République », coécrit avec Antoine Olivesi, dans les Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques, n°113, 1961).
L’itinéraire professionnel de Marcel Roncayolo témoigne de son engagement constant de formation des élèves et des futurs enseignants. Élu en 1965 directeur d’études à l’École pratique des hautes études, il assiste Fernand Braudel dans les années d’élaboration de la future École des hautes études en sciences sociales (EHESS), projet auquel il est resté fidèle toute sa vie. La création en 1977 d’une « agrégation de sciences économiques et sociales », dont il laissera le pilotage à son ami, l’inspecteur général Guy Palmade, va dans le même sens.
En 1978, Marcel Roncayolo devient directeur adjoint de l’École Normale Supérieure. Il y restera jusqu’en 1988, réformant au passage l’entrée à l’École, en créant un 2ème concours littéraire, sans obligation de langues anciennes, mais introduction de sciences sociales. Évidemment, toutes ces charges administratives n’ont pas été sans conséquence sur l’aboutissement d’une thèse d’État, conçue dès le début des années 50, et soutenue en Sorbonne en 1981 (« Écrits sur Marseille : morphologie, division sociale et expressions politiques »). Elle lui vaut d’être élu professeur des universités à Nanterre en 1986.
Pourtant, depuis longtemps, l’essentiel est ailleurs, dans la diffusion des idées sur l’urbanisation, la géographie sociale, et la participation à de grandes aventures éditoriales. Véritable « inventeur » en France de l’École de Chicago, re-découvreur de Maurice Halbwachs, promoteur précoce du concept de « centralité » (colloque d’Amsterdam de 1966), il se lance dans des écritures collectives ou assumées seul, Histoire du monde contemporain (Bordas, 1973, articles dans l’Encyclopedia Einaudi de son ami Ruggiero Romano), s’intéresse à la ville industrielle avec son complice l’historien Louis Bergeron et l’économiste Philippe Aydalot (Industrialisation et croissance urbaine dans la France du
XIXème siècle, 1981), participe en 1985 avec le médiéviste Jacques Le Goff au colloque fondateur de la RATP à Royaumont (Crise de l’urbain, futur de la ville, « Propos d’étape »), contribue aux Lieux de mémoire de Pierre Nora (1984-1992, « le Paysage du savant »). Mais la grande œuvre demeurera les deux tomes de l’Histoire de la France urbaine, patronnée par Georges Duby la Ville de l’âge industriel (1980) et de la Ville aujourd’hui. Croissance urbaine et crise du citadin (1985). Maintes fois réédités en poche (Points Seuil), c’est un succès de librairie. Il y manifeste toujours la même attention à traquer permanences et continuités, et discordances de temps des sociétés.
Tour à tour géographe, historien, sociologue, économiste ou politiste, il est inclassable, moins encyclopédiste qu’adepte d’une pluridisciplinarité active. Il est résolument convaincu de l’unité des sciences sociales. C’est sans doute cependant l’histoire qu’il a le plus étroitement articulée avec la matérialité de l’espace (Lectures de villes. Formes et temps, 2002), au point qu’il fut souvent considéré comme un historien. Usant de la métaphore géologique, il considérait que la ville est à tout instant le résultat de l’affleurement de strates sociales, physiques, politiques d’âges divers. Il préférait l’analyser à l’aune du territoire, plus propre à intégrer les temporalités, qu’à celle d’espace (Territoires, éd. Rue d’Ulm, 2016). Cette pluridisciplinarité le fait survivre aux modes : la sociologie marxiste mécaniste, la modélisation quantitative, le fétichisme des représentations spatiales, et même aujourd’hui la toute-puissance de la « géopolitique ». Un regret dans ce florilège : que le maître n’ait jamais songé à inscrire son cœur de doctrine dans une somme synthétique. Un essai brillant, la Ville et ses Territoires (1990), des définitions souvent facétieuses dans ses réponses à Isabelle Chesneau (l’Abécédaire de Marcel Roncayolo, 2011), ne peuvent tout à fait en tenir lieu.
À la réflexion, cette absence n’est pas un hasard. S’il aimait la ville, toutes les villes, il restera le prince d’une seule ville : Marseille, à qui il vouera son dernier ouvrage le Géographe dans sa ville (2016) après lui avoir sept décennies auparavant consacré son premier article (« Évolution de la banlieue marseillaise dans la Basse Vallée de l’Huveaune », Annales de géographie, 1952). La clé du mystère est peut-être la méfiance dans toute généralisation hâtive, dont ses maîtres en géographie urbaine, Raoul Blanchard pour les monographies, Pierre George pour les traités, l’avaient tour à tour vacciné. « D’abord, il faut revenir à la géographie, en ce qui concerne la singularité des lieux, qui pourra éventuellement s’articuler à la notion d’héritage », répondait-il un peu mystérieusement à Villes en parallèle en 2013 (« Carthagène Veracruz, villes-ports dans la mondialisation »). Celui que ses familiers appelaient « Ronca » n’avait rien du savant austère. Il aimait la bonne chère, les matchs de l’OM (malheur à qui lui téléphonait ces soirs-là !), et, autant qu’il l’a pu, les promenades sur le Vieux-Port, dans les grandes villes américaines ou les villes baroques siciliennes. Il avait dans cet amour et cette pratique de la ville une profonde urbanité, sans laquelle toute connaissance est superficielle, et tout urbanisme est vain.
Par Jacques Brun, Guy Burgel géographes, Marie-Vic Ozouf-Marignier historienne-géographe