“Mediapart est un succès éditorial et une réussite d’entreprise que nous n’osions imaginer en nous lançant”
Entretien avec François Bonnet, co-fondateur de Mediapart.
David Sallinen — Qui êtes-vous François Bonnet ? Quels sont votre parcours et vos convictions sur ce que doit être un journaliste ?
François Bonnet — Je suis l’un des co-fondateurs de Mediapart. Ce journal 100% numérique, 100% indépendant et 100% participatif créé en 2008. J’en ai assuré la direction éditoriale pendant dix ans jusqu’à l’an dernier. Jugeant qu’il aurait été dangereux pour moi et pour l’équipe de Mediapart de poursuivre au-delà de dix ans –un journal doit se renouveler-, nous avons organisé un passage de relais très satisfaisant avec Stéphane Alliès et Carine Fouteau qui sont désormais en charge de cette direction.
Avant Mediapart, j’ai travaillé une dizaine d’années à Libération puis près de quinze ans au Monde où j’ai été successivement l’un des responsables du service Société, le correspondant de ce journal à Moscou puis le rédacteur en chef du service international.
Ce que doit être un journaliste ? Tout bêtement un producteur d’informations et non un commentateur qui regarde passer les trains d’une actualité fabriquée par les pouvoirs. C’est une maladie très française que de survaloriser dans notre métier les fonctions d’éditorialiste ou de commentateur et cela explique trop souvent le conformisme ronronnant de nos médias.
Nous connaissons tous les Prix Pultizer. Mais ce que beaucoup ont oublié c’est comment Pulitzer définissait notre métier. « Le vrai journalisme », pour reprendre ses mots, « c’est une information minutieuse qui se battra pour le progrès et la réforme, ne tolérera jamais l’injustice ou la corruption et combattra toujours les démagogues ». Pulitzer ajoutait que le journalisme doit « s’opposer aux classes privilégiées et aux pillards publics, ne jamais manquer de sympathie pour les pauvres, rester toujours dévoué au bien public, être toujours radicalement indépendant ».
Il faut sans cesse rappeler cette ambition dans cette période sinistre où Donald Trump veut détruire la presse libre en la qualifiant « d’ennemi du peuple », où Emmanuel Macron s’en prend à « une presse qui ne cherche plus la vérité », et où l’extrême-droite identitaire a en France table ouverte dans des médias de service public.
“Notre slogan « Seuls nos lecteurs peuvent nous acheter ! » s’est révélé être un modèle économique efficace, performant qui garantit la qualité et l’indépendance”.
DS — La conquête d’abonnés numériques est au coeur de toutes les attentions au sein des rédactions qui ont l’ambition de vouloir faire payer le/la lecteur/rice. Pouvez-vous nous donner les chiffres clés et les dernières tendances de l’abonnement numérique chez Mediapart ?
FB — Quand nous lançons Mediapart en 2008, personne n’y croit dans la profession. La doxa était alors que l’information sur le web ne pouvait être que gratuite, courte et low-cost. Nous pensions très exactement l’inverse : qu’une information de qualité, originale et indépendante créait de la valeur et avait donc un prix. D’où notre modèle économique inchangé depuis 2008 : pas de publicité, pas de subventions publiques, un abonnement mensuel (11 euros/mois, 5 euros pour les jeunes, les chômeurs et les petites retraites).
Le bilan est un succès éditorial mais aussi une réussite d’entreprise que nous n’osions imaginer en nous lançant. Notre journal est largement bénéficiaire depuis 2011, nous avons dépassé le cap des 170.000 abonnés individuels payants et 2019 va être pour nous une année de tous les records en termes de résultats financiers. Comme quoi notre slogan « Seuls nos lecteurs peuvent nous acheter ! » s’est révélé être un modèle économique efficace, performant qui garantit la qualité et l’indépendance.
DS — Quelles ont été les étapes clés de cette progression ces derniers mois et années ?
FB — Une étape décisive est la révélation, en juin 2010, du scandale Bettencourt, du nom de la propriétaire du groupe mondial L’Oréal. Durant quatre mois, nous avons multiplié les révélations : fraude fiscale ; liens avec la présidence Sarkozy ; pressions sur la justice ; financement illégal de la politique, etc. C’est une énorme affaire, un « rêve » de journaliste en quelque sorte, qui nous a permis de faire connaître Mediapart.
Il y a eu ensuite bien d’autres affaires révélées par Mediapart qui ont démontré l’utilité publique d’un journalisme indépendant et d’un journalisme d’enquête : scandale Karachi, affaire Cahuzac, financements libyens de Nicolas Sarkozy, train de vie et comportement du conseiller de François Hollande, Aquilino Morelle, affaire Baupin, affaire de Rugy, etc.
Il ne s’agit pas là que de scandales politico-financiers. Nous avons sorti des enquêtes retentissantes sur les violences sexuelles (affaire Baupin), sur le fonctionnement du Parlement, sur de grands groupes économiques (Bolloré, Iliade/Free), sur les discriminations (quotas dans le foot français) et sur le sport (FootballLeaks, championnat d’athlétisme au Qatar).
Notre site a chaque année fortement progressé grâce à cette dynamique éditoriale. Une dynamique qui repose sur nos enquêtes bien sûr, mais pas seulement. Certaines prises de positions éditoriales, nos couvertures des gilets jaunes, des discriminations, de l’islamophobie, mais aussi des révolutions arabes, de l’Amérique de Trump, de l’actuelle révolution algérienne, des questions sociales, tout cela a renforcé notre lectorat. Les scoops ne suffisent pas. Il faut produire un journal diversifié, original si possible, de qualité. Par ailleurs, le participatif est également un moteur de croissance. À sa façon, Mediapart est aussi un réseau social et une plateforme de blogs, c’est un espace de free speech modéré a posteriori. 40.000 commentaires par mois, 3.000 billets de blogs par mois : nos lecteurs sont omniprésents et très investis dans ce journal, ce qui est une formidable nouvelle.
DS — Entre les abonnés “promotionnels” et les abonnés fidélisés, pouvez-vous nous expliquer où vous en êtes précisément ? En d’autres termes : comment réussissez-vous à transformer un abonnement promotionnel à 1€ pour 15 jours en abonné fidèle ?
FB — Ce que nous avons appris ces dix dernières années, c’est comment bien articuler travail marketing et dynamique éditoriale. Nous savons qu’une affaire, un scoop, un gros événement va inciter un public nouveau à nous découvrir. D’où cette offre, 1 euro quinze jours et bien d’autres offres promotionnelles. Avant de vous abonner, il faut découvrir et apprendre à connaître ce que vous allez acheter !
D’où ce travail très fin de notre service marketing, la rapidité des réponses et les capacités de relance de notre service abonnés. Il faut s’occuper de nos lecteurs ! Beaucoup de ceux qui s’en vont reviennent quelques mois plus tard. Et la fidélisation se fait par deux choses : la diversité du journal (nous avons par exemple fortement investi dans notre couverture de l’international) ; le participatif.
DS — Les stratégies éditoriales de Mediapart ont été marquées par de nombreux sujets qui ont largement fait parler d’eux et qui sont votre marque de fabrique (l’argent lybien de Sarkozy, l’affaire Cahuzac, l’affaire François de Rugy, etc.). Comment ces sujets dont vous êtes à l’initiative boostent vos abonnements ?
FB — Je vous l’ai dit, ces affaires sont l’occasion de rencontrer de nouveaux lecteurs. Mais un bon scoop ne suffit pas ! Il faut ensuite que le lecteur se trouve bien dans un environnement d’information diversifié, de qualité, complet, ayant une « couleur éditoriale » qui lui convient. Il faut que ce journal devienne le sien, qu’il s’en empare, participe. C’est bien l’ensemble de ce travail éditorial qui fidélise notre lectorat. Sinon, il lit le scoop et puis s’en va.
DS — Finalement, la conversion d’un visiteur en abonné est intimement liée à vos scoops, vos enquêtes, votre positionnement et les valeurs que vous partagez avec votre communauté… mais aussi à la personnalité de Plenel qui ne laisse pas indifférent : on aime ou on déteste. Pensez-vous être tout simplement devenus indispensables au bon fonctionnement de notre démocratie ?
FB — Edwy Plenel porte haut et fort les valeurs du journalisme que nous défendons et les valeurs éditoriales pour lesquelles nous nous battons. Tant mieux, il est un porte-voix redoutable ! Il clive, oui, bien sûr, mais dans ce pays qui vote à 25% pour l’extrême-droite et où les pires idées s’installent au centre du débat public, il faut aussi assumer de cliver, de se battre. Nous vivons une période dangereuse, or trop de médias se satisfont d’une pensée automatique et conformiste. Il ne s’agit pas de faire la leçon à des collègues que je respecte, simplement de dire notre désaccord avec un système médiatique qui –globalement- me semble fou et souvent médiocre.
Indispensable, personne ne l’est et l’équipe de Mediapart pas plus que quiconque. Mais quand je regarde ce que notre travail a provoqué ces dix dernières années, comment il a impacté les pouvoirs et le débat public, je me dis que nous avons servi à quelque chose.
DS — Beaucoup sont en admiration devant votre modèle, qu’est-ce qui vous est unique et que personne ne pourra vous copier ?
FB — Admiration, n’exagérons rien… Ce qui me fait très plaisir, c’est que notre réussite peut servir à d’autres, en particulier à des collectifs de jeunes journalistes qui tentent de construire dans ce qui est aujourd’hui le champ de ruines des médias. Nous avons finalement repris deux très vieux principes pour les transposer dans la révolution numérique : le souci permanent du lecteur car construire jour après jour un lectorat n’est pas une chose aisée ; le souci permanent de montrer que l’indépendance n’est pas une vaine incantation de journaliste mais un principe actif créateur de qualité.
Ce qui est unique et difficile à copier ? L’équipe de Mediapart, toute l’équipe, journalistes, collègues des services marketing, technique, abonnés, gestion. Nous avons tenté des modes d’organisation très nouveaux, très différents surtout des journaux « classiques ». On s’est aussi trompés. Mais au final, ce journal est bien le produit de son équipe. Je n’ai jamais connu une rédaction aussi investie, aussi mobile, aussi réactive, aussi passionnée. La puissance de Mediapart aujourd’hui, son capital, c’est son équipe.
DS — Qu’avez-vous à coeur de partager pour notre événement organisé par le CFJM à Lausanne du 29 octobre 2019?
FB — À votre disposition ! Je crois qu’aujourd’hui, dans l’univers numérique, la réussite tient à une bonne articulation entre un modèle économique et un modèle éditorial. C’est un équilibre complexe à construire. Et si l’on parle de modèle payant, alors il faut penser à un journalisme qui investit lourdement dans les contenus (ce que font rarement les éditeurs), à un journalisme qui produit de l’originalité, de la qualité, de la pertinence et de l’exclusivité. Un journalisme utile au lecteur, utile au « bien public », comme dirait Pulitzer.
Propos recueillis par David Sallinen
KAM / Délégué pharmaceutique / Visiteur médical
5 ansBelle interview, où il est bon de nous rappeler la citation de Pullitzer.