Mer Noire, Moyen Orient, Afrique et « Ottoman Dream » : une lecture des coups durs d’Erdogan sur l’échiquier géopolitique
L’année 2023 une année clé pour le leader turque Recep Tayyip Erdogan au pouvoir depuis 2003 et qui entend bien remporter par tous les moyens en juin, les élections présidentielles et législatives avec son parti (Justice et développement). L'enjeu est de taille pour les Turcs qui ont vu dériver le régime vers un modèle autoritaire et nationaliste. Mais il l'est aussi pour les relations internationales en général, car Erdogan a déployé ces dernières années la puissance turque sur différents terrains.
D’ailleurs la guerre en Ukraine en fait bon témoin, où l'homme fort d'Ankara joue un double jeu entre son statut de membre de l'OTAN et sa relation ambigüe avec Moscou jusqu'au Moyen-Orient où la Turquie s'active, notamment en Syrie, et en Libye. Erdogan joue plusieurs cartes à la fois en utilisant tous les leviers hard et soft power. Voyons comment, située à la jonction de l'Europe, du Caucase et du Moyen-Orient, la Turquie occupe une position d'autant plus stratégique qu'elle est également au carrefour de deux mers vitales pour le commerce international à savoir ; la mer Méditerranée et la mer Noire.
L'accès à cette dernière par les détroits du Bosphore et des Dardanelles est contrôlé par les Turcs, ce qui leur donne un pouvoir certain sur les flux commerciaux et militaires vers et depuis les pays riverains, notamment la Russie ; un encombrant voisin avec qui la Turquie entretient des relations indécises. Remontons le fil de l’histoire aux années 1945, la menace d'une remise en cause par Staline du contrôle de la mer Noire par les Turcs a poussé Ankara à se rapprocher du bloc occidental et à intégrer l'OTAN en 1952. La Turquie alors seule membre de l'alliance, avec la Norvège, à partager une frontière avec l'U.R.S.S (d’à l’époque) y occupe une position stratégique. Mais avec la chute de l'U.R.S.S en 1991, la donne a changé, les républiques baltes et les anciens alliés européens de Moscou vont progressivement intégrer l'Union Européenne, tandis que malgré la signature d'une union douanière en 1995 entre l’UE et la Turquie, la demande d'adhésion de la Turquie n'aboutit pas dans un premier temps, principalement à cause de la question chypriote, puis après 2016, en raison du durcissement du régime d'Erdogan suite à la tentative du coup d'Etat dont il a fait l'objet et dont il est sorti sain et sauf.
Cet échec de l'intégration de la Turquie dans l’UE a accéléré le rapprochement d'Ankara et de Moscou, un rapprochement entre les deux pays qui avaient démarré dès le début des années 90. La toute jeune Fédération de Russie qui naît sur les décombres de l'U.R.S.S va chercher à sécuriser son accès à la mer Noire, vitale pour son économie et sa défense, en renouant des liens avec la Turquie. En 1992 Russes et Turcs créent l'organisation économique de la mer Noire, vecteur d'une partie importante des échanges économiques russo-turc, qui se traduit notamment par la construction des gazoduc Blue Stream, opérationnel depuis 2005 et Turk Stream depuis 2020.
La violation ou l'annexion par Moscou de territoires appartenant à d'anciennes républiques soviétiques en 2008 en Géorgie, puis en 2014 en Ukraine avec la Crimée, puis sur tout le territoire ukrainien à partir de 2022, vont par ricochet accroître la dimension stratégique de la mer Noire et conforter le rôle clé que joue la Turquie, de quoi donner toujours plus de centralité au régime d’Erdogan, qui va s'enorgueillir en décembre 2022 d'être à l'origine de la signature du premier accord depuis le début du conflit russo-ukrainien, permettant ainsi la reprise des exportations de céréales via un corridor sécurisé en mer Noire.
Si la mer Noire est un atout dans le jeu de Recep Tayyip, elle n'est pas son seul terrain de jeu. Le Moyen-Orient est désormais une région où la Turquie est omniprésente. La guerre civile qui fait rage en Syrie depuis 2011 va permettre à Erdogan de donner libre cours à ses ambitions néo-ottomane et de pratiquer un double jeu diplomatique entre ses alliés au sein de l'OTAN et son belliqueux voisin russe. L'appui des Russes au régime de Bachar Al-Assad et la violation par leur aviation de l'espace aérien turc en 2015, donnent l'occasion à Erdogan d'entrer ouvertement dans le conflit. Mais plutôt que de soutenir ses alliés américains présents en Syrie aux côtés des Forces démocratiques syriennes, il obtient de Moscou la possibilité d'intervenir militairement dans le nord de la Syrie afin d'y contenir la formation d'une région kurde autonome alliée au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Une supposée menace qui l'utilise à des fins de politique intérieure autant que d'annexion territoriale ; comme le prouvent les interventions militaires de novembre 2022. Ce double jeu d'Erdogan va se manifester également au niveau de sa stratégie d'armement en 2017, où la Turquie achète un lot de missiles russes de défense aérienne S-400 tout en cherchant à acquérir des F35 américains.
Une attitude qui n'est pas du tout du goût de la Maison-Blanche, qui gèle la transaction, contraignant Ankara à renouveler sa flotte en achetant des F-16 moins performants. Parallèlement, Erdogan s'oppose indirectement à Poutine en fournissant à l'Ukraine des drones de combat Bayraktar TB2, grâce auxquels l'armée ukrainienne réussit certaines de ses avancées les plus décisives. En effet, russes et occidentaux sont ainsi perdants l'un que l'autre dans ce double voir ce triple jeu du régime turc.
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Par ailleurs, les drones Bayraktar TB2 sont devenus un élément clé de la diplomatie turque, une vingtaine de pays à ce jour en ont fait l'acquisition. Bien au-delà de l'environnement régional de la Turquie, une véritable diplomatie du drone qui s'accompagne d'autres ventes d'armes et s'articule à un ensemble de partenariats relevant d'un soft power plus discret. Et puis, depuis 2004, la Turquie a connu un important développement économique qui lui a permis de devenir l'un des principaux pays contributeurs de l'aide publique au développement ; une aide qu'elle a décidé d'orienter majoritairement vers les pays africains ; opportun marché en perpétuel développement qui aiguise l'appétit d'Ankara.
L'Afrique, autre terrain de jeu de Recep Tayyip Erdogan, soutenu par l'action de nombreuses ONG, l'aide publique turque en Afrique intervient dans des secteurs très variés : développement, lutte contre la pauvreté, éducation ou encore la préservation du patrimoine. Cette implication turque dans le développement économique de certains pays s'accompagne d'une diffusion massive de séries télévisées dont la Turquie est désormais l'un des plus gros exportateurs au monde. Ce soft power culturel puissant est relayé par l'augmentation constante des destinations desservies par la compagnie aérienne Turkish Airlines, désormais première compagnie du continent africain. Le soft power turc n'est, évidemment, pas dépourvu d'arrière-pensées culturelles et religieuses !! Erdogan a, par ailleurs, clairement soutenu le président Morsi en Egypte en 2012-2013 et a donné asile aux frères musulmans égyptiens lorsqu'ils ont été réprimés par le régime égyptien actuel.
On l'aura compris, le cocktail de la diplomatie Truque est fondamentalement composé d’industrie militaire robuste, d’ailleurs elle est désormais le 12ᵉ exportateur mondial, d'aides économiques aux pays africains sous-développés et du soft power culturel et religieux. En sus, il y a également ces dernières années, un déploiement, géo-stratégiquement justifié, de troupes turques à l'extérieur de ses frontières, notamment dans son voisinage immédiat ; comme constaté en Syrie à partir de 2016, mais aussi en Irak en 2019 et également dans des territoires plus lointains comme la Somalie où la Turquie a implanté une base militaire en 2017, accueillant environ 2000 soldats turcs chargés de former une armée nationale capable de résister aux djihadistes du mouvement radical Chabab (créé en 2004) et, par voie de conséquence, de protéger les intérêts économiques turcs sur place. Preuve à l’appui, les exportations d'Ankara vers la Somalie étant passées de 5 millions de dollars en 2010 à 355 millions de dollars en 2021 soit soixante et onze fois de plus au fil d’une décennie. Une activité prospère que la Turquie entend bien continuer à développer dans ce pays ruiné par des années de guerre civile où tout est à faire et qui possède en outre des richesses naturelles encore largement sous exploitées.
Par ailleurs, en 2020 c'est en Libye qu'Ankara déploie ses troupes et ses drones aux côtés du gouvernement de Tripoli contre le Général Haftar, soutenu lui, par l'Égypte et la Russie, ce qui lui permet de conforter ses positions sur un autre sujet à savoir ; la gestion conflictuelle des eaux territoriales avec la Grèce, un des nombreux contentieux qui oppose Grecs et Turcs depuis des décennies. En signant un accord maritime afin d'exploiter des hydrocarbures, libyens et turcs revendiquent, au mépris des conventions internationales, une extension de leur zone économique exclusive empiétant sur celle des Grecs. Toujours en 2020, l’arsenal turc est dans le Caucase pour soutenir l’allié Azerbaidjanais lors de la 2ème guerre du Haut-Karabagh contre l’Arménie, l’armée turque est également présente au Qatar ; une manière de prendre position face à l’Arabie Saoudite, l’Emirat Arabes Unis et l’Egypte.
Cet activisme diplomatique de la Turquie s’accompagne d’une dérive autoritaire et nationaliste d’un chef d’Etat qui rêve plus que jamais de redonner naissance à la gloire Ottomane. Toutefois, ses ambitions se trouvent freinées par la dépendance énergétique du pays qui couvre, à peine, la moitié de ses besoins énergétiques. Ainsi, pour assurer son approvisionnement régulier, Erdogan a noué des alliances contre nature ; avec la Russie comme précité mais aussi avec l’Iran, chose qui a poussé Ankara à entreprendre des investissements colossaux en termes d’infrastructures pour acheminer le gaz et pétrole, principalement, depuis la Russie et l’Iran mais aussi l’Azerbaïdjan et l’Iraq. Ainsi, la Turquie est transformée en hub énergétique où transite une partie des besoins de l’Europe qui demeure également son principal partenaire géostratégique.
Erdogan a alors l’ambition de renforcer l’ancrage stratégique de son pays en jouant des coups géostratégiques parfois intelligents parfois rusés sur l’échiquier régional et mondial. Après sa réélection, serait-il en mesurer de concrétiser son chantier « d’Ottoman Dream » ? Qui sait ?!
Signé A. LAKRARSI
Lecturer in Economics and management
1 ansExcellent article. Merci de partager cette analyse fascinante sur l'impact géopolitique des actions d'Erdogan dans la région de la mer Noire, du Moyen-Orient et de l'Afrique. Il est indéniable que le "rêve ottoman" d'Erdogan a influencé sa politique étrangère et a eu des conséquences profondes sur l'échiquier géopolitique.