Mixité hommes-femmes : entre impasse des mots et refus de la complexité
A l'occasion de ma participation à deux événements récents dédiés à l'enjeu de la mixité hommes-femmes, un même constat s'est imposé à moi avec force : le concept de genre est encore trouble pour un grand nombre de personnes et cette méprise engendre des conclusions malheureusement fausses.
Outre le fait qu’aucune démonstration quant aux bénéfices de la mixité hommes-femmes en matière de performance, d’innovation, et plus récemment de prise de risque, n’a fait progresser le sujet dans les organisations (quelques rares évolutions sont à verser au compte de dirigeants avec de fortes convictions, toutes les autres le sont au compte de la réglementation), l’enjeu ne cesse évidemment de reposer la question du genre. Que l’on peut décliner à l’envi : le management est-il genré ? Le rapport au risque est-il genré ? Le leadership est-il genré ? Comprendre : y a-t-il un management au féminin /au masculin ? Un rapport au risque féminin/masculin ? Un leadership au féminin / au masculin ?
Or, face ces interrogations, un étonnant déni généralisé se maintient. La réponse quasi unanime que j’ai pu entendre ces derniers mois est : non, le genre ne détermine pas le rapport que les hommes et les femmes ont au management, au leadership, à la prise de risque, etc. Je parle de déni parce qu’il est évidemment naïf de penser que le genre puisse être neutralisé. Et ce n’est pas parce que c’est une construction sociale, et non une donnée naturelle, qu’on peut en sortir. Lorsque vous pensez l’avoir évacué, il est déjà en train de se rejouer ailleurs et autrement. Bref, le genre avance masqué. Il ne cesse jamais d’opérer et d’organiser tout le réel social.
Ce qui motive ce déni ? Très probablement le refus de s’avouer cette forme de déterminisme, mais surtout la volonté (louable) d’échapper aux stéréotypes. En affirmant que le genre compte pour rien, j’espère ne pas m’enfermer dans la partition : l’homme fort, rationnel, audacieux, confiant, stratège, orienté vers le résultat versus la femme vulnérable, sensible, prudente, intuitive, bienveillante, orientée vers l’humain… Le problème avec ce raisonnement, c’est qu’il confond le genre et le sexe. Or cette confusion a des conséquences absolument ruineuses. L’une d’elle étant de conduire à des énoncés contradictoires, du type, par exemple : « le genre n’est pas déterminant dans la manière d’appréhender les risques, mais pour prendre une bonne décision face au risque, nous avons besoin de mixité » (certaines personnes entendant par « mixité » une complémentarité des genres). Comprendre : « Les hommes et les femmes n’ont pas des manières différentes d’appréhender le risque, mais pour prendre une bonne décision face au risque, nous avons besoin d’hommes et de femmes ».
De deux choses l’une : soit les hommes et les femmes entretiennent, au moins tendanciellement, un rapport différent au risque, et alors la promotion de la mixité comme levier stratégique face au risque a du sens. Soit il y a autant de rapport au risque qu’il y a d’individus, et alors un groupe mixte ne présentera pas plus d’intérêt ou de valeur ajoutée qu’un groupe non mixte. Ce que cette alternative met bien en lumière, c’est que, aussi longtemps qu’on veut promouvoir la mixité pour autre chose qu’elle-même, on est condamnés à entretenir les stéréotypes de genre.
Le nerf de la guerre, si je puis dire, c’est donc cette mécompréhension du sens-même du concept de genre. Mais, à la décharge de toutes les personnes concernées par elle, notre langue elle-même prête à cette confusion. En effet, lorsque j’entends « masculin », j’entends mâle et donc homme. Et lorsque j’entends « féminin », j’entends femelle et donc femme. J’associe le genre masculin aux individus de sexe masculin et le genre féminin aux individus de sexe féminin. Or, je peux tout à fait avoir un sexe d’homme et exprimer des qualités du genre dit féminin, comme avoir un sexe de femme et exprimer des qualités du genre dit masculin. Autrement dit, le genre recouvre un ensemble de qualités qui circulent d’un sexe à l’autre. En ce sens, nous serions toutes et tous transgenres.
Ne pas décorréler le genre du sexe nous conduit en tout cas inéluctablement à dresser les hommes et les femmes les uns contre les autres. Avant d’essayer d’expliquer pourquoi cette décorrélation s’avère si difficile à faire, nous pourrions tâcher de voir s’il existe des moyens d’y parvenir. Nous pensons ici au philosophe Jacques Derrida, qui invitait à déconstruire les oppositions traditionnelles en jouant précisément avec la langue. Exemple : et si, plutôt que de parler de genre masculin et de genre féminin, nous parlions de genre yang et de genre yin ? L’avantage de cette nouvelle dénomination, c’est qu’elle n’est pas chargée de la différence de valeur que notre inconscient associe à « masculin » et « féminin ». Le yin-yang étant principiellement non-hiérarchique, il pourrait nous aider à penser la différence entre les deux genres sans l’asymétrie qui la grève aujourd’hui.
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Par ailleurs, penser le genre en yin-yang nous permettrait de le penser non à partir de positions absolues mais comme une dynamique. En effet, le principe yin-yang ne fait que décrire le phénomène suivant lequel une tendance arrivant à son paroxysme prépare et appelle sa tendance contraire. Un plein de yin, le lunaire, le caché, le froid, appelle le yang, le solaire, le manifeste, le chaud. Si seul l’un devait dominer, la vie serait insoutenable. Les deux sont d’égale valeur et d’égale nécessité, en tout individu comme dans toute société.
Cette expérience de pensée – dont certains ne manqueront pas de trouver la pertinence limitée du fait qu’elle soit binaire – nous aide à comprendre qu’un genre ne pose pas de problème en soi. Il n’en pose, d’une part, que s’il s’impose aux individus du sexe dont il est supposé s’inspirer à travers des injonctions qui ne les laissent pas libre de s’exprimer autrement. Et, d’autre part, s’il domine l’autre genre parce que plus valorisé. Et c’est bien ce double combat qui est au cœur de la mixité hommes-femmes aujourd’hui : le genre dit « masculin » domine, les hommes comme les femmes.
Comment expliquer que cette domination jouisse d’une telle persistance et soit si difficile à renverser ? J’aimerais oser ici quelques interrogations et hypothèses à rebours des convictions contemporaines qu’il est de bon ton d’adopter. J’aimerais qu’on se demande, notamment, si c’est un hasard que la langue nous fasse amalgamer un genre et un sexe. Autrement dit, qu’on pose la question de savoir si le masculin ne doit vraiment rien aux hommes et le féminin, aux femmes. Je disais plus haut que le genre est une pure construction sociale et non une donnée naturelle. Certes mais, n’en déplaise à certains courants féministes, on peut tout de même légitimement se demander si cette construction sociale, sans être déterminée par une condition naturelle, n’en est pas inspirée. Autrement dit, s’aventurer à penser que le genre est une construction bâtie sur une expérience phénoménologique du monde, c’est-à-dire une expérience du monde vécue à partir d’un corps. Et que cette expérience n’est pas la même selon que ce corps est doté d’un vagin ou d’un pénis[1].
Cette hypothèse, suivant laquelle il y aurait une sorte de continuité discrète du mâle au masculin et de la femelle au féminin, est inaudible aujourd’hui parce que nous sommes à un moment de l’Histoire de l’Occident où ce qui compte, c’est la liberté d’être et donc l’affranchissement radical de tout déterminisme biologique. Tout est dit dans le postulat qui fonde la version du féminisme la plus répandue : le corps ne signifie et n’implique rien par lui-même. Il n’a pas d’autre sens et d’agentivité que ceux que je lui donne. Voilà qui entérine non seulement le fait que le genre est décorrélé du sexe, mais que, au fond, c’est le genre qui compte. A chacun son genre (et c’est pourquoi il y en aurait plus de deux) et c’est lui qui doit être reconnu.
Mais si le genre est vraiment décorrélé du sexe, comment expliquer le désir de transitionner ? Pourquoi afficher, comme on le voit actuellement sur les réseaux, « il » ou « elle » à côté de son nom ne suffit pas ? C’est bien que le corps y fait, que le corps signifie. Il me semble donc que nous sommes face à une position intenable qui dit à la fois que le sexe ne détermine rien et qu’il change tout. Car si ce n’était pas le cas, on ne trouverait personne pour vivre une transformation aussi conséquente que celle de changer de sexe. Il s’agit donc de penser une libération du genre qui ne consiste pas en une négation du sexe. Une ligne de crête ténue dont les études produites sur la mixité hommes-femmes dans les organisations ont été incapables de rendre compte jusqu’à présent.
[1] Je ne fais que formuler ce que la psychiatrie, la psychanalyse et la phénoménologie ont amené de manière documentée et substantielle ces dernières décennies. Maurice Merleau-Ponty, pour ne citer que lui, réfléchissant à l’être-au-monde sexué de l’être humain, conclut : « La vie génitale est embrayée sur la vie totale du sujet. » in Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945, p.196
Philosophe • Co-fondatrice de Thaé, agence de philosophie • Animatrice de dialogues écosophiques • Conférencière | Auteure | Formatrice
2 ansDora Moutot, je viens d'écouter votre entretien pour Radicalement nuancé. Résonance entre nos réflexions.
Ethicien de l'IA | Professeur d'éthique | Sherpa et consultant en éthique | Conférencier international
2 ansEnfin une réflexion dépassionnée et structurée sur un sujet trop souvent instrumentalsé et idéologisé. Merci Marion Genaivre
Julie Françoise Aurore Dall'Agnol Gisèle et tant d'autres.
Citoyen curieux de mobilité en particulier et du monde en général
2 ansUn grand merci Marion pour ce texte très éclairant sur ce sujet important et ô combien complexe. J'ai particulièrement apprécié l'expression des paradoxes propres au sujet : > celui du genre/sexe en fin d'article. > et surtout le paradoxe mixité et des stéréotypes de genre : "De deux choses l’une : soit les hommes et les femmes entretiennent, au moins tendanciellement, un rapport différent au risque, et alors la promotion de la mixité comme levier stratégique face au risque a du sens. Soit il y a autant de rapport au risque qu’il y a d’individus, et alors un groupe mixte ne présentera pas plus d’intérêt ou de valeur ajoutée qu’un groupe non mixte. Ce que cette alternative met bien en lumière, c’est que, aussi longtemps qu’on veut promouvoir la mixité pour autre chose qu’elle-même, on est condamnés à entretenir les stéréotypes de genre" Le sujet de la mixité relève pour moi à la fois d'un objet de conviction mais aussi difficile à aborder ou à exprimer en étant au clair avec soi-même (rationnel ?) ... par le fait même de ces paradoxes, en fait ! C'est pourquoi cette belle démonstration des paradoxes, de besoin de nuances et de complexité, est si éclairante : merci ! (Et un amical salut à Flora par la même occasion 😀)