Pourquoi le dialogue sera un geste écologique majeur du XXIe siècle
Nous le savons sans y croire (ou en espérant y échapper quand même "par miracle"), les décennies qui arrivent seront très éprouvantes. Car la crise écologique en cours ne sera que l'épicentre d'un immense séisme géo-politique et social. Face aux manques, aux bouleversements forcés des modes et des lieux de vie, les tensions entre nations se multiplieront, les fractures et violences internes s'aggraveront. Penser que nous sommes trop civilisés pour céder au chaos est, à mon sens, une erreur. Lorsque l'instinct de survie domine, lorsque plus rien ne retient nos peurs archaïques, les moeurs volent en éclat. Dans ce drame annoncé, une seule ressource indéfiniment renouvelable, peut dès à présent nous éviter le pire : le dialogue.
De l’écologie environnementale à l’écologie intégrale
Aujourd’hui le terme d’« écologie » s’entend principalement au sens des impacts de l’action humaine sur l’environnement naturel. Quand nous disons « écologie », nous pensons « nature », « climat », « biodiversité », et peut-être « développement durable ». Ce qui est bien, mais réducteur. Il n’est qu’à revisiter l’étymologie du mot pour s’en convaincre. Le terme est construit sur le grec οἶκος / oîkos (maison, habitat) et λόγος / logos (pensée/ parole/savoir). L’écologie est donc d’abord littéralement le savoir élaboré sur les différentes manières d’habiter le monde. A l’origine, il s'agissait d'un concept descriptif (le premier emploi du terme est attribué au biologiste Ernst Haeckel en 1866). Mais nous voilà un siècle plus tard avec une crise environnementale majeure. Le concept est devenu normatif, c’est-à-dire qu’il ne fait pas que décrire des conditions d’existence, il prescrit des relations qui respectent l’intégrité du vivant (dont nous sommes) et les équilibres dont il est fait.
Si l’écologie devait tenir en un seul message, il serait peut-être le suivant : tout se tient. C’est pourquoi prendre au sérieux la « question écologique », ce n’est pas seulement se préoccuper d’innover pour continuer de concevoir l’environnement comme un simple réservoir de ressources au service de notre mode de vie actuel. C’est nécessairement repenser la condition humaine et notre organisation sociale. L’écologie relève aussi bien de la technique que de l’ontologie et du politique. Ce que le philosophe Félix Guattari avait très bien compris, en identifiant « trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine »[1]. Autrement dit : l’état de la planète, l’état des relations humaines (nos manières de faire société) et l’état de nos psychismes et de nos intériorités.
Guattari écrit, de manière prophétique : « Il n’y aura de réponse véritable à la crise écologique qu’à l’échelle planétaire et qu’à la condition que s’opère une authentique révolution politique, sociale et culturelle réorientant les objectifs de la production des biens matériels et immatériels. Cette révolution ne devra donc pas concerner uniquement les rapports de forces visibles à grandes échelle mais également des domaines moléculaires de sensibilité, d’intelligence et de désir. »[2] Cette attention au versant de l’intériorité était déjà très présente chez les premiers penseurs de l’écologie américains. Aldo Leopold (1887-1948), l’un des pères de l’éthique environnementale nous dit ainsi : « Aucun changement éthique important ne s’est jamais produit sans un remaniement intime de nos loyautés, de nos affections, de nos centres d’intérêt et de nos convictions intellectuelles »[3].
Il faut donc comprendre que la version de l’écologie qui nous est proposée aujourd’hui n’est qu’une expression parmi d’autres du concept d’écologie. Une version que certains philosophes ne se privent pas de critiquer en la caractérisant de « gestionnaire » ou « superficielle » pour dénoncer le fait qu’elle vise à gérer nos externalités environnementales, à économiser nos ressources et à innover afin de prolonger notre mode de vie et non à le remettre en question. Une autre écologie, plus radicale, considère que la crise écologique renvoie à une crise plus générale, à la fois sociale, politique et existentielle.
C’est le parti pris de l’écologie intégrale. Le concept, qui s’est développé dans les années 1990 dans plusieurs contextes intellectuels, a été repris par la philosophe Charlotte Luyckx dans un travail passionnant mené sur les racines philosophiques de la crise écologique. Le terme intégral vient du latin integer , qui signifie « entier ». À contre-courant de la fragmentation des savoirs, nous devons aujourd’hui développer une lecture du monde holistique : ne pas traiter la question climatique sans inclure le bilan portant sur la biodiversité, ne pas traiter l’écologie sans la justice sociale, ne pas traiter les enjeux structurels sans leur dimension culturelle. Bref, considérer l’importance tant de l’écologie intérieure que de l’écologie extérieure.
Pour définir le concept d’écologie intégrale, Luyckx propose une analogie avec les strates géologiques. Ce modèle a l’avantage de nous faire visualiser l’articulation et la complémentarité entre les différentes dimensions de la crise, allant de la plus visible (la strate technique) à la plus profonde et ancienne (la strate spirituelle), en passant par les strates intermédiaires (économique, politique et philosophique). L'intérêt de ce modèle réside également dans le fait qu’il met en synergie plutôt qu’en concurrence les différentes interprétations de la crise écologique. Ses « vraies » causes ne sont pas à rechercher à un niveau plutôt qu’un autre. A chaque niveau peut se poser un diagnostic pertinent, mais toujours pris de manière rhizomatique avec les autres niveaux.
Le dialogue, un geste écologique
C’est dans la perspective d’une écologie intégrale que je propose de penser le dialogue comme un geste écologique. Un geste écologique est un geste qui permet de prendre soin des liens et des équilibres. Un geste qui respecte notre intégrité et celle du vivant. Comme art de la relation, le dialogue permet de maintenir la qualité de présence, le niveau de conscience, de disponibilité à l’autre, de « résonance » dirait Hartmut Rosa, nécessaires pour traverser les conflits que nous rencontrons (dans la sphère privée aussi bien que publique), et dont nous avons besoin pour éviter la violence généralisée[4]. Ces conflits deviendront plus nombreux et la violence généralisée nous guettera notamment du fait de bouleversements climatiques sans précédents (l’accueil des réfugiés climatiques sera un enjeu majeur pour les générations futures, tout comme le sera l’accès à l’eau, pour ne citer que ces défis…).
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Dialoguer revient à faire en sorte qu’un entre-nous soit dit. Le dialogue et l’écologie ont en commun de nous rappeler que tout se joue littéralement entre nous, entre soi et l’Autre (que cet Autre soit un autre soi, un animal, un végétal, un fleuve, une montagne…). Dialoguer n’est pas penser à partir de - soi ou l’autre -, mais penser entre. Le dialogue génère des idées qui n’appartiennent ni à l’un ni à l’autre. Ce sont des idées sans auteur, ou plutôt des idées qui instituent leurs auteurs. Expérience relationnelle, le dialogue est aussi une expérience d’individuation. Ainsi reconnaît-on en partie un dialogue au fait que chacun est par endroits révélé à lui-même. L’ego n’est pas comme un sentier étroit où un seul peut marcher de front. Il n’y a de soi (de moi) que de détour par l’autre.
Cet autre qui n’est pas une chose, mais qu’un mur d’insensibilité nous fait souvent oublier. Matérialisme, accélération, peurs… génèrent une aliénation qui nous fait tout instrumentaliser (parfois jusqu’à nous-même). Le temps du dialogue suspend, voire déconstruit, ce rapport angoissé au monde, car dialoguer suppose d’apprendre à se relier à sa propre intériorité, à connaître sa violence, pour se relier à l’autre et au monde en étant à la pointe de son humanité.
Parce qu’il invite à se connaître, le dialogue est une manière de prendre soin du lien à soi-même. Parce qu’il invite à entendre l’autre, il est une manière de prendre soin du lien social. Au fur et à mesure qu’il s’installe, ce soin de la relation à soi et à l’autre redéfinit aussi incidemment notre lien avec cet autre Autre qu’est la nature. Ainsi est-ce au sens où il nous dispose à prendre soin de nos relations et à nous relier à la dignité de la vie que le dialogue peut être conçu comme un geste écologique. Chaque fois que nous dialoguons, partout où nous le faisons, nous restaurons une qualité de relation qui bénéficie à notre subjectivité, à la société et à l’environnement. En toute cohérence les dialogues philosophiques que j’anime devraient donc être renommés dialogues écosophiques. Et pour assumer leur vocation écologique, c’est ainsi, je crois, que je les appellerai dorénavant.
Marion Genaivre
[1] Félix Guattari, Les Trois Écologies, Paris, Galilée, 1989, p.12-13. À la raréfaction des ressources naturelles, il est donc indispensable de répondre, en même temps, à la raréfaction des ressources sociales (notre capacité à « faire » société) et des ressources psychiques (notre capacité à penser par nous-mêmes, à créer, à se projeter vers l’avenir, etc.).
[2] Ibid. p. 13-14
[3] Aldo Leopold, Almanach pour un comté des sables (1949), tr. fr. A. Gibson, Paris, Flammarion, 2000, p. 265.
[4] Inspirée par les travaux de Charles Rojzman, je distingue, à sa suite, le conflit de la violence et considère que le dialogue est la seule ressource que nous ayons pour apprendre à vivre le conflit.
Prendre soin de l'humain, ouvrir le chemin, faire le lien, accompagner, (re)donner l'envie
2 ansLauriane Bordenave Vandenbunder
Docteur SHS, Philosophe, Enseignant, Auteur.
2 ansLa façon de poser la question est innovante "en soi". C'est notre métier de forger de nouveaux concepts (Gilles Deleuse...). Et l’extension de la notion d'écologie est une idée riche de potentialité. En ces temps troublant et troublés, il est de notre travail de tenter de refonder les éléments de l’épistémè qui vacillent. Je travaille moi-même sur une reformulation de la Personne dépassant les idéologies et les manipulations totalitaires (Simone Weil...) qui ont dénaturé l'idée de personne. Hors, il se peut que celle-ci soit une manifestations de l'homme dans sa relation au macrocosme... Je suis donc intéressé à cette démarche! 😊
Fondatrice et dirigeante de @CollabWork ✨ Coach - Facilitatrice - Porteuse de Dialogue - Essaimeuse d'Intelligence Collective ✨ Pour des expériences collectives qui nourrissent le travail intérieur 💫
2 ansJulie NAUDET
Facilitatrice au service de la justice sociale, de l'écologie et du renouveau démocratique
2 ansChristine Sausse Géraldine Schmitt
🔥Responsable Business & Développement de projet/ Mediatrice / 5 langues
2 ansMerci pour ce bel article Marion. Oui, le dialogue est bien l outil de l être humain le.plus basique pour maintenir paix respect de soir , des autres et de la planete Je soutiens avec coeur tes recherches!