Mona Achache : « Little Girl Blue invente une forme hybride, entre documentaire et fiction »

Mona Achache : « Little Girl Blue invente une forme hybride, entre documentaire et fiction »

La réalisatrice Mona Achache revient sur la création de Little Girl Blue, film à la forme unique, mêlant enquête intime, évocation biographique et tableau d’une époque, dans lequel Marion Cotillard incarne la mère de la réalisatrice, l’écrivaine Carole Achache.

Entre documentaire et fiction : une forme hybride

« La forme de Little Girl Blue a été directement induite par un travail sur une matière intime. À l’origine, il y avait une quête documentaire : une enquête autour des 26 caisses en plastique que ma mère Carole Achache avait laissées après son suicide, en 2016, et qui contenaient des lettres, des agendas annotés, des photos – ma mère avait énormément été photographiée – ainsi que des enregistrements de sa voix. J’ai instinctivement eu envie de donner un corps cinématographique à cette voix, de faire revivre ma mère pour avoir une conversation post-mortem avec elle.

En laissant libre cours à mon imaginaire, j’ai ensuite inventé cette forme hybride mêlant documentaire et fiction. Elle m’est venue spontanément, assez vite. Je n’avais pas réellement de références en tête, à part peut-être Vincere, de Marco Bellocchio, où Mussolini était incarné à la fois par un acteur et par des images d’archives; j’avais trouvé remarquable la dimension que ça conférait au personnage. Un livre également m’a bouleversée : Rien ne s’oppose à la nuit, dans lequel Delphine de Vigan enquête sur le suicide de sa propre mère. Je viens d’une famille d’écrivains, et j’ai pensé au début écrire un livre, comme par réflexe. Puis je me suis reprise: mon médium, c’est vraiment le cinéma! Il y avait une chose pas banale dans cette histoire: on part d’un tabou, de quelque chose d’invisible, mais il y a aussi ces 26 caisses… Une masse physique qui devient un décor. Une matière incroyablement cinématographique. Cette matière physique aurait pu donner lieu à un livre d’images mais, très vite, la voix de ma mère a fait que le cinéma s’est imposé. »

L’évidence d’une actrice

« J’ai une fascination pour Marion Cotillard, pour son intensité, son talent et sa capacité de métamorphose d’un film à l’autre. Quand je découvre les photos de ma mère si jeune, si belle, si loin de la femme un peu détruite que j’ai connue, je trouve qu’elle ressemble à Marion Cotillard. Pour cette raison-là, entre autres, j’ai eu envie de la puissance et de la lumière de Marion. Au cœur de ce film, il y a le fantasme impossible de faire revivre une femme suicidée pour qu’elle explique son geste. Je voulais que le choix de la comédienne souligne l’immensité de ce fantasme. Il m’était indispensable que, dans cette histoire peuplée de femmes qui se sont éteintes, alors que les hommes étaient dans la toute-puissance, une actrice iconique vienne faire front et réponde à cette histoire. Qu’elle vienne avec sa puissance et sa lumière s’emparer de Carole, si fragile et si ténébreuse. J’avais envie que le fantasme cinématographique soit à la hauteur du fantasme intime qui était le mien. Trois éléments combinés –le travail de Marion, sa morphologie et son histoire de femme– ont rendu évidente et possible sa métamorphose en ma mère. »

Marion Cotillard / Carole Achache : histoire d’une métamorphose

« Le tournage était très intense. On a tourné dans la chronologie, sur un temps assez court: seize jours, dont seulement huit pour Marion. Il y avait un sentiment d’urgence. Quand Marion est arrivée, je ne l’ai même pas fait rentrer dans le décor, on a tout de suite joué sa première scène [où l’on voit l’actrice se métamorphoser en Carole Achache, ndlr]. Il y a quelque chose de sacré dans ce moment de métamorphose de l’actrice qui devient son personnage, métamorphose à laquelle j’assiste. J’avais envie que le film témoigne de cette construction-là. Je venais seule, avec ma besogne d’enquêtrice qui avait mené l’enquête sur l’histoire de ma mère; Marion arrivait seule, avec sa besogne de comédienne qui avait travaillé ce personnage très compliqué techniquement et émotionnellement. Il fallait témoigner de ces difficultés que ça allait lui demander. Je trouvais cela beau de donner à voir cette métamorphose sans que ça ne vienne perturber la croyance en un personnage. On dit parfois qu’un personnage est beau quand on oublie l’acteur. C’est à la fois vrai et faux. Le personnage est bouleversant aussi parce qu’il est habité par l’intensité qu’y met l’acteur, la manière qu’il a de se mobiliser pour son personnage. Cette quête a été douloureuse pour moi, Marion a fait un chemin un peu similaire, et je voulais vraiment que le film en garde une trace. C’est beau parce que ça n’a pas été simple. Ça fait partie des choses qui donnent au film –je l’espère en tout cas– cette humanité complexe. »

De l’intime à l’universel

« J’étais assez inquiète au début d’être dans une démarche trop narcissique et trop nombriliste. Mais je me suis très vite rendu compte que ma grand-mère, ma mère et moi incarnons quelque chose d’une plus grande histoire, une histoire du conditionnement de la femme mais aussi l’histoire de notre société, que ce soit la révolution sexuelle, homosexuelle, Mai-68, les hippies, le New York underground, la désillusion des post-soixante-huitards et aujourd’hui #MeToo. L’idée qu’il ne s’agissait pas d’une névrose familiale mais d’une névrose collective m’a sauvée et j’ai voulu l’incarner dans un film. Cette prise de conscience que cette histoire était plus vaste que mon deuil et ma petite solitude m’a désinhibée. Je me suis dit : oui, là, il y a un film, dans ce que les films peuvent avoir à la fois de très intime et de très universel. »

Source : CNC

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