Narcisse en ce miroir
Existe-t-il une qualité plus essentielle – et plus gratifiante - que d’être loyal envers la structure ou la marque pour lesquelles on travaille ? Cette loyauté est sœur de la fierté d’appartenir et lui donne ses lettres de noblesse : du dévouement, mais sans obséquiosité, et de l’obéissance sans pour autant taire son point de vue. C’est la face noble du serviteur, celle qui donne à la sujétion la caution du libre-arbitre et de l’intelligence.
Qui parle de loyauté pose comme postulat implicite la capacité de tous à appliquer des règles claires et connues, à pouvoir interagir sereinement avec son environnement, à nourrir un échange ouvert et constructif, permettant d’établir la confiance. Pourtant, ce modèle simple pourrait bien être en train de céder le pas. Si certains salariés ont encore en mémoire d’avoir connu, dans leur carrière, ce genre de situation, c’est ou assez lointain dans le temps, ou circonscrit au « règne » d’un patron emblématique. Autant dire que ce n’est pas la norme.
La loyauté semble reculer avec beaucoup de constance au profit de la « foire aux vanités » de ceux qui sont prêts à toutes les flatteries pour obtenir de l’avancement de leurs supérieurs. Est-il utile de le rappeler ? Courtiser signe que l’on a l’échine souple, mais n’est sûrement pas un exercice de liberté. Pour réussir en toutes circonstances et surtout par gros temps, cela implique de tordre la vérité, de dissimuler ou de minimiser les faits pour passer sous les radars et, avec un peu de chance, faire porter le chapeau à quelqu’un d’autre.
Ajoutons que certains dirigeants ne veulent entendre que des messages qui les confirment dans ce qu’ils pensent. Tout le monde s’oblige alors à filtrer la réalité pour maintenir l’illusion commune. Ce n’est pas forcément la marque d’un cynisme des salariés, mais d’une volonté de ne pas détruire l’équilibre du groupe. Personne n’a envie d’être celui qui dit au roi qu’il est nu – cela ne sert à rien et peut se payer cher, en l’occurrence de la mort du messager. Toujours est-il que ces mensonges tacites détruisent toute forme d’authenticité dans les relations, qu’elles soient entre collègues, avec la hiérarchie ou avec les clients.
Ce narcissisme de circonstance – car c’est de cela qu’il s’agit – est hautement contagieux et, même si on est tenté d’en sourire et de le considérer comme sans gravité, ses effets ne sont pas neutres. L’entreprise narcissique sécrète sa morale, ses valeurs, son dogme et rien ni personne ne doit les contester. Le plus grand risque de ce fonctionnement autarcique est de créer un divorce complet avec la réalité : le complexe de supériorité, la certitude d’être auto-suffisant ou de pouvoir berner tout le monde (les autres sont des nuisibles ou des cons, fussent-ils des clients), la disparition de toute forme de saine contestation, le refus d’entendre la vérité qui fâche privent l’entreprise de toute capacité de réactivité, quand la conjoncture se dégrade ou quand l’environnement devient à risque. On se souvient du « diesel gate» , mettant en évidence la dissimulation de la vérité chez les constructeurs automobiles : tout le monde savait et tout le monde s’est tu.
Le désir de gloire permet à l’entreprise de se croire aussi belle que l’image fabriquée qu’elle renvoie d’elle-même. Narcisse regarde Narcisse, aime Narcisse et ne peut se saisir de Narcisse qu’en mourant. Les entreprises narcissiques sont-elles prêtes à vivre le mythe jusqu’à sa tragique conclusion ?
NR