Netflix : l’erreur historique de la Mostra
Le festival de Venise a sélectionné deux films produits et distribués par Netflix. Pour le président de l'Association française des cinémas art et essai, c'est une trahison.
Tribune. Pour sa 76e édition, Alberto Barbera, directeur artistique de la Mostra de Venise, a sélectionné en compétition deux films produits et distribués par Netflix (1). Dans le Film Français du 23 août, il se justifie : «Si Netflix propose un film, je ne vois pas quelles pourraient être les raisons de le refuser hormis sa qualité. Ce sujet est pour le moment d’actualité mais dans deux ou trois ans tout aura changé. C’est déjà, d’une certaine manière, une problématique du passé. Il est vrai toutefois qu’il y a un problème entre les circuits de salles et les plateformes. Mais on ne peut pas demander à un festival de prendre en charge un problème qui fait partie de l’industrie du cinéma dans sa globalité.»
Alberto Barbera fait une double erreur historique : par son analyse et sa position. Dans le cas où les films de Netflix ont une qualité suffisante, la question n’est pas de savoir s’ils doivent être sélectionnés, mais comment : avec une sortie en salles comme tous les autres titres ? En compétition ?
La Mostra est la plus ancienne des manifestations cinématographiques. Elle s’est construit un prestige et une réputation qui sont son plus précieux capital. Son statut : une vitrine haut de gamme qui donne à une vingtaine de titres privilégiés une rampe de lancement à résonance mondiale.
«La dimension artistique prime sur les considérations commerciales»
Le débat sur la présence de Netflix dans les grands festivals a déjà trois ans, et l’on peut en tirer des enseignements. En 2018, Roma a été primé à Venise puis récompensé aux Oscars. Cela valide-t-il la stratégie de la Mostra ? Question de point de vue. Du côté de Netflix et de la Mostra : oui, assurément. Pour le film, rien n’est moins sûr. Ce titre majeur n’a pas bénéficié d’une véritable exposition sur grand écran, c’est une première dans l’histoire et un gâchis, la négation de la nature du cinéma comme spectacle collectif à forte valeur sociale. Autre question sensible : combien de spectateurs pour Roma ? Nul ne le sait. Aucune communication de la plateforme à ce sujet. Une étude du CNC (le centre national du cinéma et de l’image animée) de décembre 2018, à partir d’un échantillon d’abonnés Netflix, a montré que le film était relégué en énième position. Un lion d’or mexicain en noir et blanc, sans casting, tombé dans les limbes des algorithmes. Il est tout de même surprenant qu’un festival, dont la mission est de préparer les films à leur sortie, soigne ses happy few mais demeure indifférent aux conditions dans lesquelles le public reçoit (ou pas) un film couronné.
A Cannes, il y a deux ans, nombre de commentateurs considéraient que la présence de Netflix dans les grands festivals «sans conditions» faisait partie du «sens de l’histoire», comme si c’était un impératif, que tout était écrit d’avance et que la logique libérale non régulée devait forcément s’imposer. En 2019, pourtant, revirement de ces mêmes commentateurs qui considéraient que la sélection de Cannes (sans Netflix) était la meilleure depuis des années. Ce qui paraissait inéluctable en 2017 devenait hors sujet en 2019. L’illustration éloquente de ce changement est l’écho limité et la diffusion restreinte d’Okja de Bong Joon-ho, produit par Netflix en 2017, et la palme d’or avec un énorme succès public pour Parasite du même cinéaste. Lequel déclarait qu’il conditionnerait désormais toute éventuelle collaboration avec Netflix à une sortie en salles. Saluons au passage la position du Festival de Cannes dans son attachement à la primauté de la salle.
La vérité est que nous sommes à un moment charnière. Les festivals sont à un endroit symbolique et stratégique, c’est un non-sens de dire qu’ils sont en dehors de l’industrie. Le directeur d’un festival a un pouvoir extraordinaire : dire oui ou non. Et s’il dit oui, il a un éventail de possibilités : compétition, hors compétition, séances spéciales… En festival, la dimension artistique prime sur les considérations commerciales : la vocation d’un grand film est d’être d’abord découvert en salle. Soyons sérieux : imagine-t-on les chefs-d’œuvre de Kubrick, de Fellini, de Kurosawa se dispenser de l’écrin d’un grand écran. Valider, banaliser l’absence de sortie est une formidable régression.
«La dictature de l’algorithme»
Depuis soixante ans, les chaînes de télévision nationales, si elles veulent avoir leur place au soleil sur le Lido, respectent des règles, coproduisent les films, les diffusent après leur diffusion en salles. Les plateformes mondiales seraient dispensées de facto de ces obligations ? L’intérêt général des films passe ainsi après l’intérêt particulier d’une société puissante et la vue à court terme d’un festival largement financé sur fonds publics. On oblige bien les petites entreprises à payer leurs impôts quand les multinationales pratiquent l’optimisation fiscale, les règles changent en fonction de l’envergure de l’opérateur. Et pourtant, la concertation entre les principales manifestations (Cannes, Venise, Berlin), en front commun face à Netflix, pourrait encore contraindre la plateforme à réétudier sa position. Rien n’est irréversible et le casse-tête de la diffusion du prochain film de Martin Scorsese dit bien que rien n’est réglé.
Mais au fond, le plus important, c’est la différence de «nature» qu’il y a entre les plateformes et les producteurs et diffuseurs traditionnels, une différence qui devrait sauter aux yeux de la Mostra. Le fondement de la plateforme, c’est l’algorithme. L’idée qu’un consommateur de films reproduit des comportements et que cette reproduction par incitation récurrente permet d’anticiper la consommation et d’augmenter la rentabilité d’un système. C’est la voie vers une uniformisation des films et des goûts qui vont avec ; les signatures servant de tête de gondole de luxe à un fonds de commerce basé sur le mainstream. Alejandro Iñárritu va en ce sens en dénonçant «la dictature de l’algorithme», pour les auteurs comme pour les spectateurs. Alors que le cinéma d’auteur, c’est le domaine de l’imprévisible, du prototype, de l’aléatoire. Le moteur du spectateur de films d’auteur, c’est l’esprit de découverte, la curiosité.
Netflix, c’est comme une grande chaîne de restaurants qui voudrait décrocher trois étoiles au guide Michelin. Elle en a l’ambition, les moyens financiers, mais ni l’esprit et encore moins la vocation. Soutenir et relayer cette ambition sans négocier, c’est trahir la mission originale d’un grand festival qui doit défendre les œuvres avant tout.
Source : Liberation - Francois Aymé