Notre Dame, l’Entreprise et son rapport au temps

En regardant la cérémonie d’inauguration de Notre Dame de Paris, très réussie et dont la programmation musicale s’est avérée fort judicieuse, j’en suis venu devant cette vieille dame à m’interroger sur notre rapport au temps en entreprise. En effet, nous n’en avons peut être pas toujours conscience, mais les trois principales ressources dont dispose toute entreprise sont les ressources humaines, les ressources financières et le temps. Et comme les deux premières, le temps doit être utilisé de la manière la plus adéquate pour l’entreprise : il faut parfois en prendre beaucoup, par exemple pour définir une stratégie à long terme ou pour développer un produit ou une offre très innovante, mais aussi savoir ne pas en perdre lorsqu’il s’agit par exemple de prendre une décision à faible impact.


J’illustre parfois ce propos avec “les deux sandwichs” : on dispose sur une table deux sandwichs, de taille semblable, mais dont on ne discerne pas précisément le contenu. Ils sont basés sur des pains différents et à la garniture visiblement différente si on se fie aux couleurs. Il est 12h30, une personne commence à avoir vraiment très faim et on la met en face de ces deux sandwichs. Elle doit en choisir un. Comment doit elle effectuer son choix ?


Souvent on part dans des réponses du genre “il faut qu’elle s’approche des sandwichs, qu’elle étudie le contenu, etc.” En fait la bonne réponse est qu’il n’y a pas besoin de réfléchir : puisqu’elle a faim, ne perdons pas de temps, elle prend n’importe lequel des deux. De toute façon rien ne dit que le deuxième va disparaître, donc elle pourra toujours se rabattre dessus si le premier s’avère immangeable. Il est donc totalement inutile de consacrer la moindre seconde à réfléchir à quel sandwich on va choisir.


Toujours ces deux sandwichs, mais cette fois-ci la personne est une responsable nouveaux produits d’une enseigne de restauration rapide et elle doit choisir lequel des deux elle va lancer sur le marché. Cette fois-ci, bien sûr, elle va expliquer - avec raison - qu’elle ne peut pas choisir comme ça. Il faut étudier la supply chain des ingrédients nécessaires, les contraintes de fabrication, comparer le goût auprès d’une population test, vérifier si l’aspect du sandwich attire ou pas les clients, etc. C’est une décision qui va prendre du temps. Je n‘ai jamais travaillé dans la restauration rapide mais j’imagine que la décision de lancer un nouveau sandwich prend facilement plusieurs mois.


Tout ça m’amène à une expérience vécue dans une des entreprises où j’ai travaillé, avec un consultant, qui dans le cadre de sa mission venait questionner certains choix effectués par la DSI. En l’occurrence, il s’agissait de challenger le choix d’une solution de SSO dans un contexte international avec des AD totalement indépendants les uns des autres, des parcs applicatifs hétérogènes et pour couronner le tout des contraintes de sécurité élevées.


Nous nous trouvons donc dans une salle de réunion, lui, et deux autres directeurs de la DSI récemment nommés. C’est alors que ce monsieur pose la question “Quelles sont les raisons qui ont poussé au choix de cette solution ?”. Le dossier était complexe, il avait nécessité plusieurs mois d’instruction à peser le pour et le contre entre plusieurs solutions différentes, tant pour les aspects techniques qu’économiques, en regardant le court et le long terme, les contraintes d’administration et de support, etc. Je préparais donc dans ma tête dans quel ordre j’allais expliquer les raisons qui avaient justifiées ce choix quand au bout d’une dizaine de secondes, ce monsieur sort cette phrase grandiose, qui me reste encore aujourd’hui “Si on met plus de 10 secondes à trouver les arguments, c’est qu’il n’y en a pas”. L’immensité de la bêtise de cette phrase m’a littéralement sidéré. Je me suis senti au bord d’un abîme dans lequel toute intelligence se trouvait soudainement engloutie pour rejaillir en slogans publicitaires probablement sortis des cours d’une mauvaise école de commerce… Donc, depuis des siècles, pour ne pas dire des millénaires, dans tous les domaines des gens passent parfois un temps considérable à discourir ou à écrire des ouvrages de plusieurs centaines de pages pour exposer les arguments qui mènent au résultat de leurs réflexions, alors qu’ils auraient pu le faire en 10 secondes ? Il est dommage que ce monsieur ne soit pas venu au monde plus tôt, il aurait fait gagner un temps considérable à l’humanité ! Je suis le premier à abonder dans le sens de Boileau “Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement” mais il n’a jamais dit que ça devait se faire en moins de 10 secondes.


Cependant, ça illustre ce qu’on constate de plus en plus souvent dans les entreprises : il faut aller vite. Il faut mener les études tambour battant, et vite passer à la réalisation puis à la mise en service. Et c’est là qu’intervient l’impérieuse nécessité de bien évaluer l’importance que l’on doit donner à cette ressource temps. Car contrairement à certaines idées reçues, les ressources humaines et financières ne peuvent pas toujours compenser le temps. L’une des qualités d’un manager (quelle que soit sa position hiérarchique) doit être justement de savoir quand ça vaut le coup de prendre le temps, et quand c’est inutile. Ce qui suppose de savoir évaluer le risque de l’erreur. Il faut être capable, ironiquement sans y passer de temps, de voir très vite, par rapport aux enjeux et aux risques, si une décision mérite d’être prise en 1 seconde, 1 heure, 1 jour, 1 mois, 1 an… Et, peut-être plus difficile encore, accepter de prendre le risque de se tromper, de faire un mauvais choix. Il est parfois plus rentable pour l’entreprise de prendre une mauvaise décision en une heure, par exemple si on sait qu’elle sera facile à modifier s’il le faut, que de passer 6 mois à étudier le dossier pour tenter d’éviter toute erreur.


Comme souvent, la clef de l’efficacité est de trouver le juste milieu. Prendre le temps qu’il faut, le temps nécessaire, ni plus, ni moins. Il a fallu environ 150 ans pour construire Notre Dame de Paris, qui est bien partie pour atteindre le millénaire d’existence et toujours fonctionnelle. Inspirons-nous en et dans les projets sachons donner au temps la place qu’il mérite, au côté des ressources humaines et financières.

Ingrid Fasshauer

Maîtresse de conférences à l'université Gustave Eiffel

2 sem.

Analyse très intéressante.

Ekaterina PALIERNE

Product Designer | UX/UI | Figma | Mobile App Design | Branding

2 sem.

Super intéressant ! Merci Thierry !

Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Autres pages consultées

Explorer les sujets