Nouvelles déclarations, nouveau scandale. Et la même antienne : le modèle économique de Facebook serait (correction : est) incompatible avec la lutte contre les fausses informations et la polarisation du discours public. Cela fait une décennie qu'on (les acteurs de l'industrie tech) le sait. Et rien ne change vraiment.
Facebook excelle dans le traitement des conséquences, mais s'abstient bien d'attaquer la cause : son modèle économique, l'économie de l'attention ou capitalisme de surveillance, modèle selon lequel les utilisateurs échangent des informations personnelles contre des services au lieu de les payer.
Pour échanger des informations, il faut de l'« engagement » soit une captation de temps de cerveau disponible. Au plus vous passez de temps / on vous retient sur la plateforme, au plus vous produisez des données, au plus précises les publicités et au plus grand le profit. Sur le seul exemple des fausses informations (« fake news »), les études prouvent que celles-ci "engagent" davantage. Et cela n'est que le reflet de la nature humaine : peur, sexe, colère et incomplétude cognitive sont des appâts de temps d'attention. C'est bien connu. Et ça rapporte un max à Facebook.
Autrement dit : d'un point de vue du modèle économique de Facebook, une fausse information est plus rentable qu'une information mesurée et nuancée. Facebook le sait. Je le sais. Vous le savez.
C'est la cause profonde. La racine du problème.
Le seul moyen de changer cela : changer de modèle économique et rogner sur des milliards de bénéfices. Easier said than done.
L'industrie de la publicité n'est pas nouvelle. Elle a plus d'un siècle. Mais la logique publicitaire appliquée à une plateforme dont l'ancrage dans le quotidien de milliards de citoyens est tel ne peut être envisagé de la même manière. La mécanique sous-jacente au modèle publicitaire de Facebook ne pouvait qu'entrainer les conséquences indésirables du temps présent. Certes, facile à dire avec le recul.
Mark Zuckerberg est donc dépassé par sa création tel Frankenstein. Mais nous le savions déjà avec Cambridge Analytica. Et même avant. Zuck fut pourtant un pourfendeur de la publicité sur Facebook dans les premiers jours du réseau social. Les rouages du capitalisme, avec ses bons et ses mauvais côtés, et le potentiel de profit offert en ont décidé autrement.
Et après ?
Pour ma part, c'est plutôt « et avant ».
Début février, après réflexion, j'ai décidé de désactiver mon compte avant suppression. Je me suis donné 6 mois pour percoler la chose, récolter du feedback et prendre une décision, début août.
Verdict : suppression. Voici les arguments considérés.
Bien évidemment, certaines des opinions émises n'engagent que moi. Et ce qui résonne chez l'un ne résonne pas nécessairement chez l'autre.
Pourquoi garder Facebook
J'ai identifié 8 raisons favorables au maintien de mon compte Facebook actif.
- Certains de mes contacts sont ou étaient disponibles uniquement via Facebook ; je n'ai ou n'avais pas de numéros de téléphones partagés/enregistrés à leur nom. J'ai donc identifié certains desdits contacts pour échanger les numéros et migrer vers une messagerie.
- Facebook me permet d’avoir des nouvelles de connaissances plus - ou - moins proches sans avoir nécessairement à prendre contact avec ces dernières. J'ai estimé que l’approche en messagerie me suffisait.
- Facebook est utile pour se connecter à quelqu'un « on the go » dans telle ou telle circonstance sociale. Pour remédier à cela, et pour quelque 10 €, j'ai fait imprimer sur un format carte de visite mail + numéro pour faciliter cette prise de contact circonstancielle. De surcroît, j'ai estimé qu'il était aussi possible de simplement prendre le temps de donner son mail ou son numéro ou de rediriger vers d'autres réseaux sociaux.
- Facebook est potentiellement utile pour les informations disponibles dans les groupes. À cet égard, j'ai décidé de privilégier les groupes via messagerie. Mais je considère qu'il y a tout de même une perte partielle.
- Le poids social du nombre de contacts sur Facebook peut être utile pour inviter à la confiance dans l’espace numérique. J'ai considéré que mes profils LinkedIn et Twitter remplissaient déjà ce rôle.
- Facebook est utile pour être invité à des événements. J'ai considéré qu'il importait de faire connaître la migration en messagerie pour recevoir des invitations par ce biais.
- L’absence de Facebook peut éventuellement entraîner un isolement social numérique partiel tant la plateforme est ancrée dans la société. Je m'estime personnellement satisfait avec l’approche en messagerie.
- Supprimer mon compte implique le risque de froisser certains représentants de Facebook que je côtoie. Ces personnes, souvent conscientes des problèmes inhérents à la plateforme, parfois même critiques à l'égard de leur entreprise, ont le sens de la nuance. Je m'en contente.
Pourquoi supprimer Facebook
J'ai identifié 8 raisons défavorables au maintien de mon compte Facebook actif.
- Je considère qu’un réseau social est public par définition ; tout ce qui y est publié doit l'être publiquement, sans restriction d'audience. Et ce qui est public est avant tout, voire exclusivement, professionnel et ciblé en ce qui concerne mon usage des réseaux sociaux. Facebook étant un réseau social orienté contacts privés, il n’a plus lieu d’être ; mes communications privées ont lieu en messagerie et non plus dans un fil d’actualité depuis bien longtemps.
- Depuis 2014, la consommation du fil d'actualité (que je n'utilise plus au même titre que les autres réseaux sociaux pour préserver mon libre arbitre) de Facebook est de plus en plus passive et les utilisateurs passent désormais davantage de temps dans les espaces semi-privés à privés du réseau social, à savoir les groupes, messageries et Stories. Les groupes et Stories ne m’intéressent guère sur Facebook. Côté messageries, je place Messenger (rattachée à Facebook) à un niveau semblable de sécurité et de respect des communications privées que son équivalent chinois WeChat : tout ce qui y est écrit doit être considéré comme public, à moins d’y activer le chiffrement. Mes communications, privées comme professionnelles, ayant principalement migrées vers Signal ou Telegram, voire WhatsApp à défaut, l’accès à Facebook n’est plus nécessaire pour bénéficier d’une messagerie.
- Je n’utilisais plus mon compte que de manière occasionnelle. Et je ne communiquais plus dessus (hors messagerie, exceptionnellement) depuis des années.
- Je n’utilise plus Facebook au niveau professionnel.
- Je considère que le modèle économique de Facebook est devenu toxique. Si d’autres plateformes font appel au même modèle, Facebook joue/a joué un rôle particulier : celui d’être/d’avoir été le centre névralgique des interactions sociales et de l’accès à l’information. Plus que la pluralité ou la véracité de l’information, c’est le taux d’engagement qui intéresse Facebook, car c’est le moteur de son modèle économique : servir du contenu qui plait pour retenir l’utilisateur et lui servir de la publicité ciblée grâce aux données que ce dernier aura laissées. Alors que la plateforme censurait le président des États-Unis Donald Trump au nom du risque d’incitation à la violence par son contenu en début d'année, cette même plateforme accepta au cours de la campagne électorale qui précéda des dizaines de millions de dollars de l'équipe du candidat à sa réélection pour afficher ce même type de contenu, qu’elle condamnait, sur les écrans des personnes les plus réceptives à celui-ci. « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. » (Bossuet) Cette hypocrisie n’est pas sans conséquence. Les dégâts pour le débat démocratique et les nuisances réelles ou potentielles pour les relations intrafamiliales et amicales à cause d’un discours défiant et polarisé que Facebook a contribué à exacerber, simplement parce qu’il n’ont fait que traiter les conséquences (p. ex. le changement d’algorithme après l’affaire Cambridge Analytica) sans jamais s’attaquer à la cause (leur modèle économique), ne sont pas anodins.
- Par l’exploitation consciente de mécanismes de la psychologie humaine au nom de son modèle économique, Facebook encourage le narcissisme et la comparaison entre pairs par la boucle de validation sociale (« social feedback loop »). « Plateforme vicieuse » m’a-t-on dit. Ce mécanisme de validation sociale par le contenu encouragé par l'architecture technique de Facebook peut impacter la santé mentale de ses utilisateurs et implique un gaspillage important de « temps de cerveau disponible ». Autrement dit : je perçois l'utilisation de Facebook comme davantage une perte de temps qu’autre chose.
- Je pense que la nouvelle décennie verra facebook.com (pour rappel : la plateforme) disparaître ou muter (le plus probable) en quelque chose (métavers ?) qui ne correspond plus à la plateforme sur laquelle j’ai un compte envisagé pour suppression. Charli D'Amelio, la personne la plus suivie sur TikTok compte aujourd’hui plus de 125 millions de followers. Sur Facebook, à peine 2,7 millions soit près de 50 fois moins.
- Il m’est possible de créer un compte impersonnel sans réseau pour exercer ma « curiosité numérique » par rapport aux nouvelles fonctionnalités (cf. usage professionnel et non privé des réseaux sociaux).
De la velléité à l'action
La somme des raisons susmentionnées m’ont amené à la conclusion suivante : utiliser Facebook est devenu davantage un coût qu’un bénéfice. Mais l’élément déclencheur qui m'a fait passer de la velléité à l’action, début février —l'idée de suppression me trottait dans tête depuis un moment, mais ça ne me coûtait rien de garder le compte actif—, c'est l'actualité américaine de janvier.
Indépendamment de toute opinion sur la personne ou la politique de Donald Trump, le fait de bannir un président des États-Unis en exercice d’une plateforme privée à forte incidence publique (difficile pour ne pas dire impossible de faire sans en tant que politicien) sur la base d’une décision arbitraire ayant fait fi des institutions démocratiques fut, plus encore qu’une atteinte à la liberté d’expression par la censure, qui est sujet à débat, une atteinte grave à l'idéal démocratique tel que je le conçois.
Par son action unilatérale, Mark Zuckerberg, qui s’est arrogé le droit de faire taire un élu (et pas n'importe lequel) avec l’échéancier qu’il jugea utile, a fait état d'un pouvoir bien trop grand sur l'organisation de la vie en société numérique.
Cet empiètement manifeste de Facebook sur les prérogatives régaliennes a été le franchissement d'une ligne rouge. Ce fut un événement politique que je considère comme majeur.
Et vous ?
Quels sont vos arguments favorables et défavorables à l'utilisation de Facebook en 2021 ? Les bénéfices surpassent-ils son coût pour vous ? À vos commentaires !