Nuances - chapitre 10
Chapitre 10
[Slaug]
Slaug était posté en haut du grément et regardait la campagne défiler devant lui. Les champs verdoyants avaient laissé place à un paysage plus sec avec une herbe rase et de grands pins ; et le soleil commençait à taper dans le ciel. Depuis leur départ d’Altrek, six jours auparavant, le courant du fleuve les emmenait doucement vers la mer, sans qu’aucune brise ne viennent agiter les voiles du navire qui avaient été sagement roulées et nouées le long des vergues. Le paysage monotone et la lenteur de leur avancée avait un effet hypnotisant. Le jeune homme jeta un regard vers le pont. Quelques matelots s’activaient çà-et-là mais la plupart profitaient du calme pour sommeiller dans les hamacs de la cale.
Comme il le craignait, l’équipage s’était immédiatement montré hostile à son égard et l’évitait au maximum. Dès qu’ils le croisaient, les matelots échangeaient des paroles dans la langue chantante du désert qui n’avaient pas l’air d’être à son avantage. Les premiers temps pourtant, Slaug avait tenté d’engager la conversation. Il proposait son aide pour les corvées les plus ingrates – récurer le pont, éplucher les légumes, prendre les quarts de nuit. Mais on le laissait seul dans chacune des tâches. Il avait tenté de participer aux bavardages et aux parties de cartes. Mais à chaque fois, on lui avait fait comprendre qu’il n’était pas le bienvenu et la barrière de la langue l’avait laissé démuni. Ses habitudes avaient repris le dessus et il s’était mis à l’écart. La chaleur humaine lui avait toujours été refusée. Sauf en compagnie d’Elyne.
A l’évocation du nom de son amie, une boule d’anxiété vint immédiatement se loger dans son ventre. Allait-elle bien ? Avait-elle retrouvé ses parents à la boulangerie ? Il était dangereux de marcher la nuit tombée dans les rues sombres de la capitale, surtout en fin de Sardin ! Le jeune homme soupira. La monotonie du voyage couplé au rejet de l’équipage – il n’avait que son esprit pour s’occuper, ne faisait qu’attiser son inquiétude et sa culpabilité. Il avait l’impression de l’avoir abandonnée.
Slaug secoua la tête pour chasser ses pensées. Un nouveau regard sur le fleuve – aussi calme qu’un lac de montagne, le convainquit d’aller lui-aussi profiter de la fraîcheur de la cale. Il descendit prestement du gréement en s’accrochant aux cordages et atterrit sur le pont avec souplesse. Il s’engouffra à l’intérieur du navire et descendit les quelques marches qui menait au carré d’équipage. Des matelots étaient endormis dans les hamacs tandis que d’autres jouaient aux dés sur une malle. Ils relevèrent la tête à son arrivée et la détournèrent aussitôt, comme s’il n’avait été qu’un courant d’air. Slaug ne tenta pas de s’asseoir avec eux comme lors de ses premiers jours. Il dépassa même les hamacs dont on lui interdisait l’accès en le faisant tomber dès qu’il s’endormait. A la place, il allât s‘accroupir au fond de la cale, là où étaient entreposées les marchandises. Un rai de lumière lui fit remarquer un renfoncement. Il se faufila entre les caisses et rejoint le coqueron avant qui accueillait leurs vivres et la chaîne de l’ancre. Tandis qu’il s’adossait à un ballot de blé, un léger grattement attira son attention. Intrigué, le jeune homme se dirigea avec précaution vers l’origine du bruit. Un nouveau crissement agaça ses oreilles. On aurait dit de minuscules griffes qui raclaient les planches du navire. Le bruit s’amplifia et parut se multiplier. Etaient-ils envahis par une compagnie de rats, décidés à creuser un trou à travers la coque ? Au port, Slaug avait entendu des histoires de bateaux infestés de rongeurs qui avaient coulé en pleine mer. Il n’était pas question que cela lui arrive sur sa première traversée ! Il tendit l’oreille et se laissa guider par les grattements. Il s’arrêta devant une très grosse caisse à l’écart des autres, couverte d’un drap de lin. Il était certain que cela venait de l’intérieur. Il souleva lentement le tissu qui lui masquait la vue. Le bruit se tût.
Slaug écarquilla les yeux.
Devant lui, se dressait une cage en bois, percée de trous et tenue par des arceaux de fer. Il la reconnut immédiatement. Comment aurait-il pu l’oublier ? Il l’avait déjà observée de longues minutes, attendant que son trésor soit libéré au cœur du temple des Aïeuls, lors du Sardin. Quatre incroyables créatures s’en étaient échappées, avaient bondi agilement dans les airs… et avaient failli lui coûter la vie de sa meilleure amie. Les feules des Enchères.
Slaug colla un œil à l’un des trous de la cage et se trouva nez-à-nez avec huit yeux perçants qui le fixaient avec intelligence. Il redécouvrit avec émerveillement leur pelage argenté, leur longue queue qui ondulaient derrière eux et leurs oreilles blanches effilées qui se dressaient au moindre chuchotement.
- Eh bien mes beaux, murmura-t-il avec ravissement, comme on se retrouve ! Vous êtes aussi du voyage ? Votre maître vous a acheté pour une jolie fortune ! Comment s’appelait-il déjà ? Mmmh… Prince… Prince Kariig.
Le jeune homme visualisa le seigneur Riitra qui avait remporté l’enchère, sa cape immaculée qui éclipsait les tenues criardes des autres nobles, ses cheveux bruns et sa posture confiante. Slaug s’immobilisa à cette image. Comment n’avait-il pas fait immédiatement le lien ? Au Grand Marché, il avait été pris par le feu de l’action mais après, il n’avait aucune excuse ! L’évidence lui apparut claire comme une mer d’huile : son capitaine était le prince Riitra en personne, l’un des plus importants Argentés des Terres Arides.
Le chuintement du plancher de la cave sous le poids d’une démarche fit sursauter Slaug. Le jeune homme se retourna vivement, laissant retomber le drap de lin sur la cage.
- Jeriis ? s’étonna-t-il, en découvrant le second devant lui.
L’homme le fixa d’un regard indéchiffrable.
- Matelot Slaug, tu as découvert notre trésor le plus précieux.
Le jeune homme resta prudemment silencieux. Son supérieur continua :
- Les feules sont des créatures rares et recherchées. En as-tu peur ?
Slaug secoua la tête. Malgré la soudaine maladie d’Elyne, il ne parvenait pas à trouver effrayants ces magnifiques félins.
- Tous les hommes du désert de Nemii les craignent, reprit Jeriis, c’est ancré dans notre histoire. Aujourd’hui, deux clans dominent le désert – les Riitras et les Criions, mais cela n’a pas toujours été le cas. Les feules étaient une terreur quand la guerre régnait. Ils fondaient sur les hommes et tranchaient leur jugulaire d’un coup de dents. On retrouvait des corps vidés de leur sang des jours après l’attaque. La nuit, ils espionnaient. Ils se cachaient pour écouter les stratégies et les envoyaient directement dans l’esprit de leur maître. Ils ont provoqué des massacres entiers. Tu n’as toujours pas peur ?
Slaug secoua de nouveau la tête. Il se rappelait le feule qui était venu se blottir sur les genoux d’Elyne et qu’elle avait caressé comme s’il n’était qu’un gros chat. Il ne parvenait pas à remplacer cette image par le fauve sanguinaire qui lui était décrit. D’ailleurs, Jeriis n’avait pas mentionné de poison fulgurant dans son histoire. Se pouvait-il que la maladie de son amie n’ait été qu’une malheureusement coïncidence ?
Contre toute attente, Jeriis sourit face à sa nouvelle dénégation.
- Tant mieux ! s’exclama-t-il. Un souci en moins à gérer. Tu seras donc en charge de les nourrir et d’assurer leur confort durant ce voyage. Nous avions des détails à régler avant de les libérer dans la cabine du capitaine, mais nous ne pouvons pas les retenir prisonniers plus longtemps dans cette horrible cage. Ils pourraient s’affaiblir voire se blesser. Le prince ne le tolérerait pas. Aide-moi à transporter leur caisse pour leur redonner un semblant de liberté.
Slaug acquiesça, toujours silencieux. L’idée de s’occuper de ces incroyables animaux lui plaisait mais un pressentiment le retenait de l’afficher. Les deux hommes s’emparèrent de la lourde cage et la portèrent jusqu’à l’escalier. A l’intérieur, les feules s’agitaient et grondaient. Mal positionné, le drap en lin se mit à glisser au fil des cahots et acheva de tomber au sol sur la première marche qui menait au pont. Un mouvement de recul anima l’équipage. Les lèvres de Slaug s’étirèrent en un rictus ironique. Les feules étaient comme lui : des créatures du diable, rejetés par le monde. Il resserra sa prise autour de la cage dans un geste dérisoire de protection.
Les deux hommes gravirent l’escalier et se dirigèrent vers la cabine supérieure à la poupe du navire. Jeriis frappa la porte à coups de talon. Face au silence, il actionna la poignée et entra dans le compartiment. La pièce se composait d’un grand bureau en bois, d’une armoire qui débordait de livres et d’une confortable couchette. Le mobilier était sobre et fonctionnel, loin de la fortune qu’aurait pu afficher le prince Kariig. Quatre hublots éclairaient l’habitacle d’une agréable lumière et laissaient entrevoir l’eau calme du fleuve. Les deux hommes posèrent leur chargement au sol et refermèrent la porte derrière eux. Jeriis s’étira avec délectation. Il fit craquer son dos.
- Ils sont lourds ces feules, dit-il sur le ton de la conversation.
L’homme du désert se pencha sur la cage et déverrouilla d’un tour de clé le cadenas qui la retenait fermée. Aussitôt, quatre boules de poil bousculèrent le battant et jaillirent d’un même élan dans la pièce. Ils vinrent rebondir sur les murs de la cabine, cherchant frénétiquement une sortie où s’échapper. Devant l’air interloqué de Slaug qui tentait vainement de suivre leurs mouvements, Jeriis crut bon d’ajouter :
- Ne t’inquiète pas, une protection magique entoure la cabine. Elle les retient à l’intérieur. Néanmoins, veille toujours à fermer la porte derrière toi. Je vais te montrer où est entreposée leur nourriture. Tu devras t’occuper d’eux lorsque le prince sera absent – à l’aube et à l’heure des repas. Il faut frapper à chaque fois pour t’assurer que la cabine est libre. C’est bien compris ?
Slaug hocha la tête. Il tendit les doigts vers un feule qui s’était immobilisé et couché sur la table. La claque qui gifla sa main le fit sursauter.
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- Hey ! réagit-il en ramenant vivement son bras à sa poitrine.
Jeriis s’approcha de lui, menaçant. Ses pupilles s’étaient retractées et ses lèvres pincées montraient clairement sa désapprobation.
- Ne touche JAMAIS un feule, le prévint-il d’une voix glaciale. Et n’imagine même pas pouvoir devenir leur maître.
Slaug recula en écartant les mains en signe d’innocence.
- Je ne sais pas de quoi vous parler, je vous jure.
- Les feules se lient… répliqua Jeriis, guettant la réaction de Slaug. Ils se lient à un seul maître et pour la vie durant.
Comme le jeune homme ne réagissait pas, le second soupira. Il s’adossa à l’une des parois de la cabine.
- Désolé mon gars, j’oublie parfois que tu ne viens pas de chez nous. C’est grâce aux contacts avec les humains que les feules se lient. Normalement, cela met des années. Et encore, cela ne marche pas toujours. Mais après ce qui s’est passé aux Enchères, nous préférons être prudents.
- Ce qui s’est passé aux Enchères ? répéta Slaug, en tressaillant.
- Kariig était furieux, je l’ai rarement vu aussi en colère ! L’un des feules était déjà lié.
- Le marchand avait menti ?
- C’est aussi ce qu’on s’est dit. Mais il semblait tellement désemparé que le prince lui a fait passé un sort de vérité. Et non ! C’est juste impensable ! En seulement dix petites minutes de liberté, le feule s’est lié à un homme. Tu vois ? lui montra Jeriis en comparant deux feules qui s’étaient perchés sur l’armoire de la cabine. Ce feule-là a les yeux verts et l’autre bleus, c’est comme ça que tu reconnais le lien. Quelle personne hors du commun cela doit être pour séduire un feule d’un seul regard !
Slaug se retint de chanceler. Son cœur se mit à tambouriner dans sa poitrine et une bouffée de chaleur menaça de colorer ses joues d’une teinte cramoisie. Il serra ses poings pour contrôler un tremblement d’excitation. Cette personne… Oui, cette incroyable personne.
Il savait qui s’était.
Elyne.
Elyne qui avait caressé un feule pendant l’office des Enchères, Elyne qui avait été imprudemment mordue, Elyne et sa montée de fièvre inexpliquée… Maintenant il comprenait ! Tout était lié !
Elyne était devenue le maître d’un feule et elle n’en avait pas conscience. C’était insensé ! Il savait que son amie était une personne extraordinaire sous ses dehors candides, ses joues rebondies et sa menue corpulence. C’était tout de même autre chose de savoir qu’un animal sacré l’avait choisi. Il devait absolument la prévenir ! Mais était-elle seulement encore en vie ? L’inquiétude s’abattit de nouveau sur ses épaules et balaya sa brusque euphorie. Il inspira pour retrouver son calme. Il devait profiter de la situation pour en savoir le maximum.
- Je tiendrais mes mains éloignées des feules, promit-il à Jeriis. Mais… que deviennent-ils si leur maître meurt ?
Jeriis eut un petit rire.
- Tu as peur pour ta vie si un incident arrive ? se méprit-il. Ne t’inquiète pas. Un feule ne se lie qu’une seule fois dans sa vie. Mieux vaut donc s’accommoder du maître quel qu’il soit. Si la personne meurt, les prunelles du feule deviennent grises et il redevient sauvage. On raconte ensuite qu’il vit dans un monde en noir et blanc. Mais ce n’est sûrement que des histoires.
La poitrine de Slaug eut un nouveau frémissement. Ely était en vie ! Son amie allait bien ! Le feule et ses yeux verts flamboyants était campé juste devant lui et l’étudiait avec curiosité. Un sentiment de soulagement l’envahit. Il avait l’impression de pouvoir respirer à nouveau.
- Le prince a tenté de trouver qui pouvait être cette mystérieuse personne, continua Jeriis sans remarquer le trouble de Slaug. C’en est devenu une obsession. Ne lui dis pas, mais je crois qu’il admire secrètement l’homme qui a pu séduire un feule en plein vol. Il a même pris le risque de le relâcher pour le suivre jusqu’à son maître, mais l’animal semblait aussi perdu que lui. Il s’est donc mis en tête de séduire le feule à son tour. Ne fais pas cette tête. Effectivement, je viens de te dire que les feules n’ont qu’un maître durant toute leur vie mais certains livres racontent le contraire. Ils seraient capables de s’unir à deux personnes dans des cas très rares.
Jeriis eut un haussement d’épaule.
- Nous verrons bien, conclut-il.
Slaug hocha la tête. Des milliers de questions lui brûlaient les lèvres. Comment se créait le lien entre le feule et son maître ? Était-ce bien par le sang comme il l’imaginait ? Était-ce forcément douloureux ? Si le feule n’avait pas rejoint son amie, c’est qu’elle devait lui être inaccessible. Était-ce parce qu’il lui avait offert ce bracelet enchanté ? Avait-il coupé le processus du lien, et si oui, était-ce une bonne chose ? Cela avait permis à Elyne de se rétablir mais elle ignorait maintenant la vraie cause de son mal. Comment l’en avertir ? Et si le prince parvenait à se lier au feule, que se passerait-il ?
Néanmoins, une seule chose importait vraiment.
Un sourire bêta se dessina sur son visage.
Elyne était en vie.