ORGANISATION OU TALENTS : COMMENTAIRES SUR ULRICH

ORGANISATION OU TALENTS : COMMENTAIRES SUR ULRICH

Dans leur livre récent, Victory through Organization : Why the War for Talent is Failing your Company And What You Can Do About It, Dave Ulrich et aI. plaident fortement pourque le management s’éloigne de son obsession avec la chasse aux talents, et se centre davantage sur l’organisation. Ils développent leur argument à partir et pour une perspective RH, sur la base des données empiriques de leur dernière recherche portant sur plus de 1200 organisations. Leurs données montrent clairement que des départements RH en tant qu’unités organisationnelles ont trois à quatre fois plus d’impact sur les résultats des entreprises que des professionnels RH individuellement : en d’autres termes, nous disent Ulrich et al. les départements comme unités organisationnelles, permettent de mieux prédire les résultats pour les firmes comme pour les parties prenantes : d’où le titre de leur livre , d’où aussi leur argument que même si le recrutement des talents nécessaires reste naturellement important, ce qui fait la différence ce sont la création et l’entretien de capacités de l’organisation et de sa culture.

On ne peut que se réjouir de cette nouvelle convergence d’éminents professionnels de la gestion RH qui mettent ainsi l’accent sur l’importance respective du facteur organisation et du facteur individuel dans la production des résultats pour les firmes et leurs parties prenantes. Une fois établi ce constat, les auteurs utilisent le reste de leur livre pour expliciter de manière détaillée les implications de ce résultat de leur recherche pour les compétences respectives des individus professionnels de RH et des départements RH, et pour la manière dont les uns et les autres accomplissent leur mission.

Et c’est donc sans surprise qu’à la fin de leur livre, on voit Ulrich et al. étendre leurs résultats au-delà du domaine strictement RH à l’ensemble des organisations, et que sur la base de leur résultats, on les voit plaider pourque soient davantage développées des études sur les capacités organisationnelles et que la management comme discipline soit plus attentif aux questions de culture organisationnelle. Reste à préciser ce qu’on entend par capacités organisationnelles et de quelle culture on parle ?

Toute organisation peut être analysée à trois niveaux qui sont autant de dimensions de son fonctionnement. Niveau 1 correspond aux discours managérial (la stratégie de la firme, sa culture « corporate », sa communication « corporate », etc.). Le niveau 2 correspond à toutes les facettes de l’organisation formelle (l’organigramme, les règles et procédures formelles, les outils managériaux, les systèmes de contrôle et instruments de mesure des performances, etc.). Le niveau 3 correspond à ce qu’il est convenu d’appeler la structure informelle d’une organisation (les routines et modes de comportements informels mais néanmoins considérés comme « normales », les relations de négociation et d’échange à travers lesquelles les tâches des uns et des autres sont accomplies, bref les « règles du jeu » et les arrangements informels qui structurent de manière officieuse les transactions entre les membres d’une organisation, et ainsi de suite). Le niveau 3 correspond à ce qui parfois a été appelé le “management clandestin » ou encore en suivant Ph. Selznick (1957) le « operative system » d’une organisation.

Ces trois niveaux sont naturellement liés et articulés les uns aux autres, mais il n’y a pas de passage automatique ou mécanique de l’un aux autres. Chacun a sa propre vie (son autonomie) et aucun ne peut être subsumé dans l’autre. Ils sont aussi de nature très différente : Les niveaux 1 et 2 résultent de raisonnements analytiques et de projets volontaires : ils expriment les intentions managériales. De son côté, le niveau 3 est largement informel (officieux), dans la mesure qu’il est le produit émergent de l’interaction entre les comportements de tous les participants agissant de manière autonome dans le cadre des contraintes fondées sur leur interdépendance organisationnelle. Le niveau 3 est une réalité distribuée par nature, signifiant qu’il n’est produit directement par aucun participant en particulier, pas plus qu’il n’est sous le contrôle complet de quiconque. Il trouve son origine dans la rencontre et l’interpénétration des prescriptions contenues dans les niveaux 1 et 2, et des contingences qui sous-tendent la structure des relations courantes d’échange et de pouvoir (Crozier-Friedberg 1977, Friedberg 1993), à travers lesquelles tous les membres d’une organisation réussissent à accomplir leurs tâches et missions. Pour cette raison, il est résistant à toute (re)définition ou tentative de changement volontaires, et est capable, pour utiliser l’expression bien parlante souvent attribuée à Peter Drucker, de « manger la stratégie au petit déjeuner ». Il représente et exprime la « culture profonde » d’une organisation, qui est différente de sa culture « corporate ».

De toute évidence, prendre pour cible le développement des capacités et la culture organisationnelles, revient à s’attaquer à des phénomènes relevant du niveau 3, c’est à dire d’un niveau de réalité dont l’émergence et la structuration ne peuvent être décidées directement, mais prennent du temps et ne peuvent être pilotées qu’indirectement. Dans cette perspective, Ulrich et al. ont raison de souligner que le recrutement de talents ne saurait suffire en l’occurence, même si les compétences individuelles des membres d’une organisation restent importantes. Et peut-être devrait-on ajouter qu’il serait temps de se rappeler la glorieuse et inévitable incertitude liée à tout recrutement. La meilleure sélection précédant le recrutement ne peut garantir que l’insertion du nouveau talent dans les réseaux existants des relations de travail et leurs équilibres de pouvoir sous-jacents produira le résultat souhaité. Il y a trop d’exemples du contraire.

Dans cette perspective, le management devient moins scientifique, moins fondée sur des raisonnements analytiques souvent abstraits. Il doit assumer sa nature foncièrement politique. Son rôle réel est de construire un ordre constitutionnel, autrement dit d’un mode de gouvernance. Son rôle est d’amorcer, puis de piloter le processus organisationnel qui au bout du compte verra se configurer progressivement le mode de gouvernance de l’organisation. Pour cela il devra à tout moment s’appuyer sur la connaissance et la compréhension des dynamiques du “operative system”, il devra avoir la capacité à écouter et à déchiffrer les dynamiques émergentes des processus d’implémentation sans lesquels les plans et projets formulés aux niveaux 1 et 2 ne peuvent être traduits dans les faits (des comportements concrets) au niveau 3. Le design organisationnel devient du coup moins important que la capacité à piloter l’implémentation des plans et modèles organisationnels ayant été projetés. Rappelons à ce propos un autre résultat très suggestif des recherches de Ulrich et al. : Ils montrent que la compétence RH ayant le plus d’impact sur la performance d’une firme, est la capacité à gérer (à manier) des paradoxes (navigate paradox). Il y a de bonnes raisons de les croire : piloter des processus d’implémentation décrits plus haut exige en effet que le pilote soit capable de gérer des paradoxes et d’agir en politique, c’est à dire de gérer avec pragmatisme les aléas d’un processus par nature ouverte et pleins d’imprévus.

La signification profonde de l’idée de ramener la dimension humaine dans le management est la reconnaissance du fait que l’organisation (et son management) et les individus qui la composent ne peuvent être considérés de manière séparée. Toute organisation et sa manière de fonctionner (sa culture profonde) doivent être comprise comme le résultat émergent et instable entre un design organisationnel exprimant les intentions du management et toutes les interactions stratégiques qui naissent dans cette organisation et entre cette organisation et son contexte plus large au cours de la mise en œuvre du design. Le fonctionnement de toute organisation est bien le produit (contingent et de ce fait jamais complètement prévisible ou déterminé) de l’action collective motivée de ses membres et des autres parties prenantes.


Références :

Ulrich D., D. Kryscynski, M. Ulrich, W. Brockbank (2017), Victory through Organization, MacGraw Hill Education

Cet article est la version française de “Organisation or Talent : comment on Ulrich et al. » Comme la version anglaise, il fait partie d’une série publiée en relation avec le 10th Global Peter Drucker Forum, qui a pour thème Management. the human dimension, et qui se tiendra les 28 et 29 novembre 2018 à Vienne, Autriche, #GPDF18

Stéphanie DIALLO

Outplacement et Transitions professionnelles pour femmes à mi-carrière | Fondatrice de Pink Career, cabinet en gestion de carrière au service des femmes de + 45 ans | Evolution, reconversion ou entrepreneuriat

6 ans

Très belle analyse comme d’habitude avec Ehrard :) Je partage ce post .

Nicoletta Giusti

Academic designer, Researcher and Teacher

6 ans
Clarisse Pamies

CEO @Omind Neurotechnologies

6 ans

Merci Erhard, vos analyses m’inspirent depuis longtemps au quotidien !

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