Supprimer l’ENA: Quelle bonne idée !! Mais après… ?

Supprimer l’ENA: Quelle bonne idée !! Mais après… ?


Nous attendons encore que le Président Macron nous fasse part des conclusions tirées du Grand Débat, mais des bribes ont déjà fuité dans la presse. Et parmi les points dont on parle, il y en a un, « supprimer l’ENA », qui a retenu toute mon attention.

Il faut se réjouir de cette proposition si elle est effectivement retenue. Mais on peut craindre que cette mesure à elle toute seule ne suffise pas si la secousse institutionnelle qu’elle représentera, n’est pas mise à profit pour s’attaquer plus profondément aux points aveugles qui caractérisent la formation des élites administratives et managériales en France. Trois de ces caractéristiques me semblent poser particulièrement problème depuis longtemps, et de manière de plus en plus flagrante aujourd’hui.

La première, et peut-être la plus importante, c’est la nature des contenus enseignés. Les enseignements de l’ENA, et dans une moindre mesure des grandes écoles plus généralement, privilégient les contenus abstraits à dominante normativo-juridique et économique. L’accent y est mis non pas sur ce qui est, mais sur ce qui devrait être, et si on décrit ce qui est, - la réalité du terrain -, ce n’est pas vraiment pour en faire ressortir la logique, et, pourquoi pas, le bienfondé, mais d’une manière toujours teintée d’une perspective transformative, ce qui néglige de fait la complexité de l’existant. On insiste sur les nécessités d’adaptation résultant de la transformation de nos sociétés, et on discute sur la nature des objectifs des politiques (des mesures organisationnelles) susceptibles d’assurer cette adaptation. Les étudiants sont encouragés à développer leur esprit de synthèse face aux savoirs dispensés, c’est-à-dire à rechercher les principes de cohérence qui permettent d’ordonner ces savoirs au lieu d’interroger leur réalisme et leur utilité en les confrontant avec la réalité des terrains d’action. Rien dans cette formation ne développe la curiosité et la sensibilité pour les complexités réelles de ces terrains, ce qui pourrait être fait par des travaux d’exploration empirique en vraie grandeur, bien entendu encadrés. La prime accordée à « l’esprit de synthèse » ne laisse pas de place pour une réelle curiosité pour la réalité. Les contenus enseignés privilégient l’apprentissage de savoirs substantifs sans référence réelle à une pratique, sans référence aux complexités et aux ambiguïtés des futurs terrains d’action. En un mot, rien ne prépare les étudiants - futurs membres des élites administratives et managériales - à la complexité réelle des dynamiques organisationnelles et sociales qu’ils devront affronter dans leurs missions.

Il n’est guère surprenant, et peu rassurant, dans cette perspective que la sélection des élites soit fondée quasi exclusivement sur des critères de réussite scolaire. Que ce soit dans la sélection donnant accès aux classes préparatoires aux grandes écoles et dans les concours d’entrée à ces mêmes grandes écoles elles-mêmes hiérarchisées, que ce soit le rang de sortie à l’ENA ou à Polytechnique, ce qui permet de réussir, c’est la brillance scolaire, la capacité à bachoter et à développer des raisonnements abstraits dont l’originalité n’est pas vraiment recherchée. Les meilleurs se distingueront par leurs capacités intellectuelles à maitriser une matière, par leur esprit analytique et leur « sens de la synthèse », la rigueur et la cohérence de leurs raisonnements. En un mot, la sélection donne la prime aux têtes bien faites qui auront su digérer les leçons reçues et qui savent énoncer clairement les choses, sans égards aux ambiguïtés de la réalité organisationnelle, politique et sociale.

Ce ne serait pas nécessairement grave si la logique des systèmes de carrière compensait les défauts évidents d’une telle sélection initiale. Mais c’est tout le contraire : elle les renforce. Dans le secteur public, c’est le rang de sortie à l’ENA qui commande l’accès aux grands corps (Inspection des Finances, Conseil d’Etat, Cour des Comptes, Corps préfectoral, et dans une moindre mesure Corps des administrateurs civils), ceux-là même qui gèrent les nominations aux postes de responsabilités. Il faudrait probablement différencier l’analyse par grand corps, mais la tendance de fond est bien celle-ci. Le rang de sortie de l’ENA et de Polytechnique commande l’affectation aux grands corps administratifs et techniques, affectation qui conditionne à son tour l’accès aux postes de haute responsabilité. Peu sinon pas de place est laissée à la mise à l’épreuve dans des responsabilités opérationnelles : les nominations très rapides et abruptes aux postes de haute responsabilité sont la règle, et ne laissent guère de place aux apprentissages expérientiels. Tout se passe en fait comme si on cherchait à valoriser l’inexpérience, comme si on considérait la méconnaissance du fonctionnement réel des entités qu’on dirige comme un atout et la garantie d’un management éclairé et ouvert au progrès.

Enfin, point sur les « i » : l’importance croissante des cabinets ministériels dans la gouvernance de l’administration et de la société française renforce encore le caractère déconnecté et incestueux des élites administratives et managériales. Ces cabinets sont devenus des points de passage obligés et des accélérateurs de carrières pour l’accès à des postes de haute responsabilité dans le secteur public autant que privé. Mais ce point de passage, avec son rythme de travail trépignant, l’impératif de l’urgence et son éloignement structurel voulu et recherché des niveaux opérationnels, n’est en rien un moment d’apprentissage permettant le développement de la curiosité et de la sensibilité pour les complexités de la réalité avec ses problèmes et questions à traiter au jour le jour.

En somme, supprimer l’ENA, oui ! Trois fois oui ! Mais sans oublier trois ensembles de mesures d’accompagnement. Premièrement et pour commencer, il faut sortir la formation des hauts-fonctionnaires du ghetto de l’institution unique, laquelle a le monopole de la formation des futurs hauts-fonctionnaires.  A-t-on besoin de cette « écurie » où des jeunes gens seraient en quelque sorte séparés du « commun des mortels » pour être « préparés » au service de la nation ? N’est-il pas au contraire indispensable qu’ils restent aussi longtemps que possible avec tous les étudiants, ne serait-ce que pour combattre l’idée que la haute fonction publique constitue un monde à part ? La haute fonction publique n’est plus – et ne doit pas être - une vocation comme peut l’être la vocation sacerdotale : on n’a pas à s’y préparer dès ses vingt ans, ni à se séparer du monde du « commun des mortels » pendant sa formation (comme on le fait pour les des futurs prêtres). Voilà une tradition surannée aux relents cléricaux étrange pour une République laïque.

Deuxièmement, et en parallèle, il faut favoriser la multiplication des écoles d’affaires publiques sur le territoire, pour en faire des lieux de formation autonomes, capables d’inventer et d’institutionaliser leurs propres modalités d’apprentissage en vue d’enraciner réellement la formation des futurs élites administratives et managériales dans la connaissance et l’analyse de la réalité de la société française.

Enfin et troisièmement, comme je l’ai déjà dit, reconfigurer les systèmes de carrières de la haute fonction publique et revoir leurs mécanismes de gestion : on n’entrera plus en haute fonction publique parce qu’on aura réussi à un (ou deux) prestigieux concours, mais on accèdera aux responsabilités dans la gestion des affaires publiques parce qu’on aura démontré ses capacités de gestion innovante au fil des années dans des activités au sein ou en dehors de la sphère publique.

Supprimer l’ENA, oui, trois fois oui !! Mais pour que cette décision hautement souhaitable apporte tous les résultats qu’on peut en espérer, il reste un long chemin à parcourir. C’est comme pour toute décision, le plus difficile reste la réussite de sa mise en œuvre : obtenir des élites administratives et managériales créatives, à la fois ouvertes à la réalité, sensibles au tissu du terrain de l’action, pragmatiques et réactives.



Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Autres pages consultées

Explorer les sujets