Organiser le Brexit, ou la difficile tâche de rationaliser le populisme

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La Fondation Robert Schuman lance le BrexLab, laboratoire d’analyse sur les négociations en vue de la sortie de l’Union européenne du Royaume-Uni.

Dès la volonté britannique exprimée, conformément à l’article 50 du Traité sur l'Union européenne, de longues discussions vont s’engager entre les deux partenaires.

Complexes et techniques, importantes voire essentielles pour de nombreux secteurs économiques, sous le regard des opinions publiques, ces négociations seront parfois difficiles à interpréter.

Le BrexLab réunit une équipe de spécialistes des questions européennes du plus haut niveau, qui s'efforceront d'en analyser le cours et les développements afin de fournir aux acteurs un décryptage indispensable. Le fruit de ses travaux sera adressé confidentiellement aux entités et institutions qui en ont exprimé le souhait. Une analyse succincte sera régulièrement publiée à l'usage du public le plus large. La présente note est le fruit des réflexions du groupe de travail du BrexLab. Elle a été rédigée par Jérôme Gazzano et Andi Mustafaj.

Le BrexLab est une initiative de la Fondation Robert Schuman et de deux Commissions du Sénat français : la Commission des Affaires européennes et la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées.

Organiser le Brexit

ou la difficile tâche de rationaliser le populisme

Le 17 janvier dernier, Theresa May a livré son plan en douze points pour les négociations à venir sur le Brexit. Le 2 février, la version complète de son discours a été publiée, sous la forme d'un livre blanc. Ce document mêle des sujets hétérogènes et d'importance variable, qui s'adressent tantôt aux citoyens ou parlementaires anglais, gallois, irlandais et écossais, tantôt aux opinions publiques et négociateurs européens.

Il ressort du discours et du livre blanc un triple objectif pour Theresa May : le Brexit devra être indolore pour les Britanniques ; il devra être symbolique ; il devra également être utilisé comme outil de politique intérieure.

1. Theresa May est soumise à un mandat impératif populiste, qui la contraint à chercher un Brexit symbolique

Dans le discours de Theresa May comme dans le livre blanc, l'indépendance juridique et une politique migratoire plus stricte sont présentées comme des aspects non-négociables de la position britannique. Ces deux points, n°2 et n°5 du livre blanc (" taking control of our own laws " et " controlling immigration "), ne font que transcrire le mandat défini par les électeurs britanniques lors du référendum : une revendication identitaire face à la technocratie bruxelloise. Les conditions particulières de l'accession de Theresa May au poste de Première ministre - précisément pour mettre en œuvre le résultat du référendum - la contraignent à donner toute sa valeur au vote du 23 juin 2016, à l'origine consultatif, et à sa lecture faite au regard des thèmes saillants de la campagne. Sur ces deux points, son mandat est impératif ; il est également, à l'instar des discours politiques pro-Brexit d'avant référendum, largement populiste.

L'indépendance du Royaume-Uni vis-à-vis de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a constitué un axe fort de campagne des défenseurs du Brexit et, en conséquence, Theresa May affiche clairement l'objectif d'un rétablissement de la souveraineté juridique du Royaume-Uni, au point 2 de son discours. De fait, la sortie de l'Union européenne, dans le cadre de l'application de l'article 50 du traité sur l'Union européenne, implique nécessairement que le droit européen cesse de s'appliquer au Royaume-Uni. Tout comme le droit européen disparaîtra du corpus normatif britannique le jour de la sortie de l'Union, les décisions de la CJUE n'auront plus d'effet, du moins sur les situations postérieures à la sortie. Dès lors, cet objectif de négociation n'en est pas un ; il n'est qu'une conséquence évidente et inévitable du Brexit.

En réponse au mandat populiste issu du référendum du 23 juin 2016, le livre blanc affirme ensuite que le Royaume-Uni sera en mesure de contrôler son immigration une fois sorti de l'Union européenne. Pour ce faire, Theresa May indique que la circulation des citoyens européens sera strictement soumise au droit britannique. Ce point est souvent présenté comme l'illustration de la dureté du Brexit choisi par Theresa May et comme une future difficulté pour les négociateurs européens, l'intérêt des États membres étant hétérogène sur cet aspect de la négociation, du fait notamment de la surreprésentation des ressortissants polonais parmi les Européens travaillant au Royaume-Uni. Il apparaît pourtant que ce point handicape surtout les négociateurs britanniques : Theresa May sera contrainte d'obtenir un résultat symbolique marquant (tel un mur) la fermeture des frontières du Royaume-Uni aux citoyens et travailleurs européens, tout en maintenant une protection minimale acceptable pour les citoyens britanniques vivant sur le continent. Cette deuxième condition implique, par réciprocité, une protection des citoyens européens au Royaume-Uni. L'Union européenne, quant à elle, ne se préoccupera que du statut de ses citoyens en territoire britannique et n'a pas la même contrainte symbolique (fermer sa frontière avec le Royaume-Uni ne représente aucun enjeu). Sur ce point, les objectifs contradictoires concernent exclusivement les Britanniques.

Si le discours de Theresa May comme le livre blanc (point 6, " securing rights for EU nationals in the UK, and UK nationals in the EU ") échouent à donner une perspective claire du futur traitement des citoyens européens vivant, travaillant ou étudiant sur le sol britannique, c'est parce que rien ne s'oppose objectivement à une négociation équilibrée et à un accord symétrique sur ce point, le Royaume-Uni n'étant pas moins concerné par le sort de ses ressortissants dans l'Union européenne que l'Union européenne des siens au Royaume-Uni.

2. La position britannique est handicapée par les coûts liés à l'acceptabilité interne de l'accord

Le Brexit représente une rupture majeure pour le Royaume-Uni sur le plan économique, politique et institutionnel. Pour le rendre acceptable par son opinion publique et les partis, Theresa May présente dans son programme de négociation les bénéfices nouveaux que retireraient les citoyens britanniques de la situation à venir. À titre d'exemple :

  • le point 7 du livre blanc, " protecting workers' rights ", indique que le gouvernement britannique veillera à conserver les acquis de l'Union européenne sur les droits du travail et qu'il tâchera de les augmenter ; or, rien d'européen n'empêche le Royaume-Uni d'avoir une législation plus protectrice de ses travailleurs ;
  • le point 10, " ensuring the United Kingdom remains the best place for science and innovation ", offre le même discours au sujet de la recherche et de l'innovation : hormis la question de la continuité des fonds européens qui alimentent actuellement les universités et centres de recherche au Royaume-Uni, le gouvernement britannique était largement libre, jusque-là, de sa politique intérieure en la matière ;
  • le point 8, " ensuring free trade with European markets ", réserve un traitement similaire aux questions de protection de l'environnement.

Ces propositions n'ont aucun rapport évident avec le Brexit. Elles sont des éléments d'un programme de politique strictement intérieure, pour lesquels la sortie de l'Union européenne ne change rien. Seul l'effet budgétaire positif du Brexit pour le Royaume-Uni (fin de la contribution au budget de l'Union) pourrait être mis en avant. Cet argument, largement utilisé dans les débats d'avant référendum, n'est évoqué que très brièvement dans le livre blanc, et immédiatement nuancé par la volonté de poursuivre certaines contributions à des programmes européens spécifiques.

Considérant les institutions britanniques, les compétences prises à l'Union européenne représentent une opportunité pour Theresa May, notamment vis-à-vis de l'Écosse. Son discours et le livre blanc affirment clairement que la disparition de l'échelon européen de souveraineté devra permettre de redistribuer certaines compétences entre les différentes parties de l'" Union " que constitue le Royaume-Uni (point 3, " strengthening the Union "). En insistant sur l'Union britannique et la volonté du gouvernement de garantir l'absence de barrière pour les citoyens et pour les entreprises entre les différentes composantes du Royaume-Uni, Theresa May remplace l'Union européenne par une Union britannique réaffirmée. Elle compte sur le partage du gâteau que représentent les compétences européennes pour rendre le Brexit acceptable aux yeux de ceux qui n'en voulaient pas. Ce pari est périlleux : il est probable que Londres cherche à accaparer les anciennes compétences de Bruxelles, trop stratégiques.

Theresa May devra donc rendre le Brexit acceptable, pour les partis, l'opinion publique et les institutions qui composent le Royaume-Uni. Ces tractations seront autant de handicaps pour les négociateurs britanniques, qui ne concernent pas et ne sont pas censées affecter directement les négociateurs européens.

3. En contradiction avec son mandat populiste, Theresa May cherchera un Brexit aussi indolore que possible pour le Royaume-Uni

Sur le plan normatif et sur le plan économique, la recherche d'un Brexit viable pour le Royaume-Uni va obliger les négociateurs britanniques à manœuvrer dans un espace et dans un délai - réduits - laissés par le mandat impératif et populiste issu du vote du 23 juin 2016.

La sécurisation des situations juridiques et la simplicité de la transition post-Brexit sont considérées comme un objectif majeur des négociations à venir, et font l'objet du premier point développé dans le livre blanc (" providing certainty and clarity ") et du point 12 (" delivering a smooth, orderly exit from the EU "). Une règle simple est énoncée : sauf exception, les normes en vigueur avant le Brexit continueront de s'appliquer après le Brexit. Concrètement, le livre blanc s'engage sur une intégration totale de l'acquis européen dans le droit interne britannique - dans un premier temps, ensuite chaque ministère choisira ce qu'il garde et ce qu'il supprime - y compris les interprétations de ce droit faites par la CJUE. Cette décision permettra d'éviter un vide juridique majeur au jour de la sortie de l'Union et de maintenir une continuité juridique, lissant ainsi les éventuels effets négatifs du Brexit. Cette position, nécessaire à la viabilité du Brexit, en atténuera la portée symbolique. Elle pourrait être vue comme contradictoire avec le mandat impératif relatif à l'indépendance juridique et politique du Royaume-Uni et des débats politiques émergeront sans doute sur l'opportunité de l'abandon de certains textes européens. Les États membres, tout en ayant intérêt à ce que le niveau de norme européen diffuse le plus largement possible dans le monde, devront rester étrangers à ce point de négociation, interne au Royaume-Uni. Les Etats membres seront potentiellement confrontés à une démarche britannique consistant à reproduire hors Union les avantages qui leur avaient été concédés dans l'Union par le jeu des " opt in/opt out ". La revue des compétences pourra constituer une base solide pour cette démarche. Le risque pour l'Union européenne sera d'être entraînée dans des concessions successives au nom d'une démarche pragmatique et réaliste. Et ce, au détriment d'une approche globale permettant de bien établir que le statut hors Union est nécessairement moins favorable que l'appartenance à l'Union européenne.

Sur le plan commercial, l'absence d'accord au moment de la sortie de l'Union serait fortement dommageable. Un Brexit sans accord signé est formellement envisagé par Theresa May : " the Government is clear that no deal for the UK is better than a bad deal for the UK ". Pour la quasi-moitié des exportations britanniques (qui sont à destination de l'Union européenne), l'absence d'accord impliquerait de passer de droits de douane actuellement nuls aux règles de base de l'OMC sur les obstacles douaniers. Les négociateurs britanniques doivent dès lors confronter le projet populiste dont ils sont investis à une analyse stratégique et réaliste des enjeux :

  • en application du mandat impératif de Theresa May, le Royaume-Uni ne pourra plus faire partie du marché intérieur de l'Union européenne, étant donné que ce marché inclut la libre circulation des personnes, en plus des biens, services et capitaux ; les modèles suisse et norvégien sont ainsi a priori exclus, puisqu'ils comprennent une libre circulation des personnes ;
  • dans le même temps, la libre circulation des biens, des services et des capitaux entre le Royaume-Uni et l'Union européenne sera recherchée, afin de limiter les effets de cette apparition potentiellement soudaine de barrières douanières sur un débouché aussi important pour l'économie britannique.

Les termes de la négociation sont clairs (il s'agit d'une négociation commerciale classique) et en défaveur du Royaume-Uni, pour deux raisons principales :

  • 48 % des exportations britanniques de biens vont vers l'Union européenne, contre 6 % des exportations européennes qui vont vers le Royaume-Uni ;
  • ces négociations offrent l'opportunité à la zone euro de rectifier l'incongruité que représente la domination offshore de la place financière de Londres sur la monnaie unique.

***

Au regard de ces trois défis pour le Royaume-Uni, tels que découlant du discours du 17 janvier et du livre blanc du 2 février, il apparaît que :

  • Theresa May tiendra ses engagements sur un Brexit symbolique et populiste ; c'est ce qui coûtera le plus cher au Royaume-Uni ;
  • Theresa May tentera de rendre le Brexit acceptable ; c'est là qu'elle courra les plus grands risques politiques internes ;
  • Theresa May échouera à rendre le Brexit indolore pour le Royaume-Uni, sauf si elle parvient à diviser les États européens. C'est là que réside l'inconnue.

Le Brexit se présente très différemment pour l'Union européenne. Le mandat populiste pèse parfois sur les capitales des États membres, peu sur Bruxelles et encore moins sur les équipes de négociation. C'est là un avantage collatéral de la technicité souvent décriée des institutions de l'Union. L'impératif symbolique du Brexit existe toutefois pour l'Union européenne, en ce qu'il s'agit d'éviter de propager la tentation de l'article 50. Tout l'enjeu portera dès lors sur la capacité à faire émerger et défendre une Union européenne qui fait bloc et dont les intérêts sont communs (et non décomposés par État membre), face à une Union britannique soudée malgré tout.

La force et l'unité de l'Union européenne dans ces négociations ne devront pas viser à punir. Les intérêts restent et resteront largement communs, même si rien ne justifierait que les Européens payent pour le " mur " que les citoyens britanniques ont décidé d'ériger autour d'eux.


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