Paranoïa ou métanoïa ?
Paranoïa #056, Frederick Skidmore

Paranoïa ou métanoïa ?

Quels sont les symptômes de folie raisonnante communs à la fois à la gestion de la crise sanitaire, à la lutte contre les changements climatiques et à la régulation institutionnelle de l'IA, en tant que registres d'interventions politiques ?

1. Ces trois registres d'interventions politiques sont d'ordre technocratique. Ils reposent sur l'idée factice que notre monde artificiel serait un ensemble de systèmes dont les fonctions, les frontières, les inputs et les outputs sont clairement définis. Ils impliquent que la seule rétroaction possible sur la chaîne de causalité est l'ajout de nouvelles fonctions. Or ce processus d'ajout de fonctions est cancéreux. Notre monde est machinal et la chair de cette machine est molle et putride. 

2. Ces trois registres d'interventions politiques visent à corriger des excès fonctionnels de notre monde artificiel. Notre monde n'est pas devenu fou parce qu'il dysfonctionne mais tout au contraire parce qu'il ne fait plus que fonctionner. Nous sommes enfermés dans une forme paradoxale et irrémédiablement sordide de matérialisme cartésien. Nous croyons que le réel se limite à son versant physique, et dans le même temps nous n'entretenons plus de rapport noble avec la matière. 

3. Le couplage entre les solutions que ces trois registres d'interventions politiques implémentent et les excès à corriger repose sur une représentation circulaire du réel. Les tableaux de bord des gestionnaires et des comptables mesurent des chiffres sans jamais que le cadre observationnel soit remis en question. Autrement dit, nous faisons exister des phénomènes statistiquement significatifs parce que nous les mesurons. La tragédie humaine et la comédie humaine, par nature incommensurables et indiscernables, nous en dénions l'existence. Nous nous vautrons dans le drame.

4. Ces trois registres d'interventions politiques prennent appui sur une dérive scientiste de la science. Le nouveau clergé scientiste, qui a établi ses principales églises en épidémiologie et en climatologie, prône la primauté de la data ainsi que la réinjection circulaire des données dans les modèles aux fins de paramétrage. Un nouveau dogme est institué, qui fait valoir que la vérité est auto-contenue dans les données. Galilée, qui a fondé sans données la science moderne, n'est tout de même pas accusé d'hérésie, en tous cas pas encore. Mais l'idée selon laquelle la spéculation théorique ne résulte pas de l'observation et qu'elle est d'un ordre supérieur à l'inférence, transcendant, idée tout entière incarnée dans la démarche galiléenne, on la juge dépassée. Régression épistémologique vers l'obscurantisme néo-aristotélicien... 

5. L'échelle de disruption médiatique qui sert d'effet de levier à ces trois registres d'interventions politiques est planétaire. C'est une autre forme de bouclage dans laquelle la pensée contemporaine s'enferme elle-même. Parce que nous parlons à tous de la même chose de la même façon au même moment, nous sommes convaincus que ce que nous disons crie la vérité. Le spectacle de nous-mêmes nous semble plus vrai que la Vie précisément parce que nous nous mettons en spectacle. Par narcissisme, nous nous projetons dans l'image du monde et nous la confondons avec le monde.

... 

Kafka, qui écrivait en prose mais qui était un poète, était avant tout un visionnaire. Il avait compris qu'une sorte de cybernétisme mental est en train de faire la guerre à l'esprit. Et depuis plusieurs siècles.

Pour qui ne connaît que la pensée cybernétique, la vérité cybernétique, l'humanisme cybernétique, il n'y a pas d'autre pensée, ni d'autre vérité, ni d'autre humanisme. La pensée cybernétique est une anosognosie : elle ignore qu'elle est cybernétique, et ce qui est autre que cybernétique est perçu par elle comme étant le mal.

Nous glissons certes dans le totalitarisme, mais pas par manque de raison. La pensée cybernétique nous a privés de tout sauf de la raison. Elle ne consiste plus qu'à faire circuler du signal dans des circuits, et il n'y a plus assez d'intervalle entre signifiant et signifié pour que se glissent dans l'esprit le mystère et la beauté du sens.

Avoir de l'esprit, c'est au contraire ouvrir l'espace intérieur, prendre de la hauteur pour que l'inspiration puisse visiter la raison. L'étymologie du mot paranoïa nous indique que la paranoïa est "contre l'esprit". Or que fait la pensée cybernétique, sinon refermer l'esprit sur lui-même pour que le souffle du sens n'y entre pas ?

Nous avons en quelque sorte déspiritualisé l'esprit. Lorsque nous croyons penser la spiritualité, nous n'en avons qu'une idée intellectuelle. Nous ne faisons jamais l'expérience de la spiritualité, ni lorsque nous la dénigrons ni lorsque nous la louons. Nous n'avons pas de vie intérieure. Nous ne vivons pas le présent. L'injonction que nous nous lançons à nous-mêmes, « profitons de la vie », est un appel à la transgression. Profiter de la vie comme on violerait une femme ? Le véritable impératif est d’aimer la vie, c'est-à-dire la laisser libre, la respecter.

Nous sommes des athées et nous croyons que l'athéisme n'est pas une croyance. Nous sommes des athées et nous croyons que la foi de ceux qui ont compris ce qu'est Dieu est une croyance. L'athée est le produit le plus abouti du cybernétisme, mais aussi le plus malade. L'homme de foi doute, et en cela il n'est pas fou. L'athée ne doute pas, et c'est en cela qu'il est fou. 

Le glissement de l'Occident vers le totalitarisme est un glissement par la paranoïa. La paranoïa est la pathologie du pouvoir : elle prédispose à l'excès de contrôle, mais elle en est aussi un effet. Notre paranoïa est le stade final et languissant de notre hubris. Quand la fatalité ne peut pas foudroyer l'hubris dans l'envol vers l'orgueil, elle doit le faire pourrir.

Il y a aujourd’hui deux races d'hommes sur terre : ceux qui se complaisent dans le labyrinthe de l'esprit plat et qui fabriquent du vrai indistinguable du faux, et ceux dont l'esprit s'élève et qui contemplent la vérité telle qu'elle s'offre à voir. Ceux qui sombrent dans la paranoïa, et ceux qui accueillent une forme de transcendance de l'esprit par la métanoïa. La première de ces deux espèces persécute à présent ce qui est vivant et humain, y compris en elle-même. La seconde, par l'apprentissage du courage dans la résistance et dans la dissidence et par l'expérience intime de la vertu, s'ouvre en esprit.

Denis Marquet

Philosophe, thérapeute, romancier, conférencier

1 ans

Merci pour ce remarquable texte !

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