Penser la coproduction de la science et de la société
La coproduction de la science et de la société, (la technologie occupant une place essentielle d’interface entre les deux) conduit à distinguer 5 niveaux d’investigation :
- un niveau auquel la contextualisation de ces rapports est essentielle : ainsi en pleine guerre froide la dénonciation du complexe militaro-industriel s’appuyait sur l’existence de retombées économiques et sociales de la recherche civile nettement plus significatives que celles induites par la recherche militaire. Aujourd’hui, en revanche l’émergence de la biotechnologie sous la forme d’un complexe scientifico-industriel incarnant une coalition hétérogène de différents acteurs, institutions et intérêts soulève les questions des manipulations génétiques et des justifications du principe de précaution. Dans un cas comme dans l’autre, il y a lieu de s’interroger sur l’identité et les fonctions des groupes sociaux à l’origine de l’édiction de normes susceptibles d’orienter les politiques publiques.
- un niveau qui relève de l’insertion des nouvelles conceptions scientifiques et de leur applications dans l’espace public : il est ainsi extrêmement instructif de constater avec quelle efficacité les ouvrages relevant de la science populaire ont facilité au XIXème siècle l’adoption par les familles de conduite permettant l’irruption dans la vie domestique des innovations liées aux industries chimiques;
- un niveau qui relève d’une véritable épistémologie politique et qui s’intéresse aux discours articulant une idéologie du progrès et un système déterminé de valeurs, conçus dans le but de rendre socialement acceptables de nouvelles technologies en effectuant un transfert de concepts de la science à la vie quotidienne. L’écologie et la thématique du développement durable constituent des illustrations actuelles intéressantes de la nécessité et de la non-innocuité de tels discours.
- un niveau qui concerne les fonctions sociales de l’expertise, comme technique procédurale alternative à la démocratie participative, et visant la légitimation d’usages codifiés de certaines applications de la science. L’expertise exerce vis-à-vis des scientifiques les mêmes fonctions que la hiérarchie vis-à-vis des subordonnés dans n’importe quelle organisation, à savoir les dédouaner de toute incertitude quant à la conduite à tenir fût-ce au prix de l’ignorance des conséquences éthiques, politiques et sociales de cette conduite.
- un niveau qui s’intéresse aux conditions de possibilité d’une démocratie cognitive qui selon Jean Zin « ne consiste pas du tout dans l'application impossible d'un savoir achevé sur des citoyens ignorants mais tout au contraire, la démocratie cognitive est bien un processus de production de savoir (au lieu de la démocratie délégative qui produit de la compétition et des compétences) ». Comme le disaient les consignes des cercles de qualité japonais : "la reconnaissance précède la connaissance".
1) Constat :
Les discours dominants dans les disciplines relevant de l’économie, de la sociologie et de la science politique, ou plus généralement des sciences humaines, manifestent un manque évident de concepts pour rendre compte du processus heurté (et au développement inégal) au terme duquel la science et la technologie se trouvent imbriquées dans des normes et hiérarchies sociales et contribuent, par la réception sociale de leurs réalisations, à l’avènement de nouveaux comportements et de nouvelles normes.
2) Posture épistémologique :
Thèses sur la coproduction de la science et de la société
A - le concept de coproduction rejette les simplifications abusives des thèses inspirées d’un déterminisme social, ou d’un déterminisme scientifique et/ou technologique. Il suppose que la connaissance et ses réalisations matérielles sont les produits d’un travail social et sont constitutives des formes de la vie sociale.
B - le concept de coproduction intègre des préoccupations relatives à l’éthique puisqu’il conduit à montrer que notre connaissance des choses telles qu’elles sont dépend de choix antérieurs relatifs à ce que nous avons voulu savoir et comment nous nous y sommes pris pour le faire.
C - le concept de coproduction relève d’une épistémologie politique et historique en ce qu’il récuse l’idéologie réaliste qui s’entête à séparer les domaines de la nature, des faits, de l’objectivité et de la raison de ceux de la culture, des valeurs, des engagements et de la politique.
3) Hypothèses
1- La connaissance scientifique n’est pas un reflet transcendant de la réalité. Elle se détermine et est imbriquée dans des pratiques sociales, des quêtes identitaires, des normes, des rhétoriques, des artefacts et des institutions. Il est possible d’en dire autant de la technologie.
2- La production de connaissances est incorporée dans des pratiques étatiques visant à traduire des choix politiques dans des politiques publiques
4) Problématique
A quel niveau d’agrégation sociale est-il pertinent d’analyser cette co-production et quels sont les espaces institutionnels qui lui sont dédiés ?
Cette question débouche sur la problématique majeure de la coproduction : la contextualisation qui peut mobiliser ainsi sans problèmes les acquis récents aussi bien des différentes sciences sociales que de l’histoire et de la philosophie des sciences.
Dans cette perspective, la problématique de la coproduction conduit à insister sur le fait que les phénomènes de pouvoir (vie politique de la science) sont repérables autant dans le rejet ou la marginalisation de théories ou problématiques alternatives que dans l’adoption positive de points de vue dominants.
(cf.: States of Knowledge. The co-production of science and social order. Edited by Sheila Jasanoff, Professor of Science and technology Studies at Harvard University; Routledge, 2006.
Quatre axes structurant de cette problématique:
A) La science comme ressource politique de légitimation et d’argumentation.
Cette question pourrait se décliner selon des énoncés simples :
- comment les savants font-ils de la politique ? Quels sont ceux qui se sont approchés de la vie de la cité ? Quels sont leurs traits communs et spécifiques ?
- comment les savants font-ils la politique ? Les découvertes scientifiques, et plus largement la démarche de connaissance, influencent inévitablement les décisions et les organisations politiques (e.g. les partis). Quels sont les modalités et les ressorts de cette influence ? Où peut-on la repérer plus précisément hier et aujourd’hui ?
- comment la politique fait-elle les savants ? Le statut de celui qui sait, qui cherche et/ou qui trouve se voit conditionné par des décisions et, de façon plus générale, par un regard de l’organisation sociale. Comment ces éléments interviennent-ils dans la dénomination de savant ?
Il s’agit là d’une épistémologie de type politique.
L’épistémologie est souvent comprise dans le cadre d’une histoire propre aux sciences, à bonne distance des déterminations socio-politiques. Or, on peut considérer que le débat public et politique contribue à l’examen des méthodes qui orientent les projets scientifiques, lesquels se trouvent souvent liés à des perspectives économiques et politiques. Le statut de la vulgarisation est certainement à examiner dans ce cadre, de même que celui des controverses scientifiques. On peut penser à une épistémologie scientifique d’ordre polémique ou critique, qui déborde largement le cadre académique de l’histoire réfléchie des sciences.
B) l’activité scientifique et les valeurs.
Ce questionnement rejoint ou prolonge l’idée d’une épistémologie politique. Il s’agit là d’un aspect de forte interrogation. Peut-on voir, dans l’activité de la recherche scientifique, des modèles ou des expériences exportables vers le débat politique ? L’hypothèse scientifique se présente comme guidée par un souci de cohérence, de simplicité, de généralité, de prédictibilité,… il ne s’agit pas là de valeurs au sens moral ou politique du terme, mais d’exigences qui structurent le débat (Putnam). En bref, ces présuppositions inhérentes à l’activité scientifique s’exportent-elles du monde académique au monde politique et par quels cheminements conduisent-elles à revoir la dichotomie fait/valeur ?
Dans cette optique il serait possible d’interroger conjointement la productivité des sciences de la nature et celle des sciences sociales et humaines. Ces dernières sont aujourd’hui fortement requises comme aides à la décision, elles côtoient les premières dans des programmes où l’expertise produit des langages communs, des moments médians assurant un rapport ou une interface constitutive en réalité des éléments qu’elle met en relation. Les migrations conceptuelles ont-elles à voir avec ces usages ? Quels en sont les opérateurs ? Les sciences humaines peuvent-elles être comprises comme un lieu et un moment de constitution d’une interface entre la science et la société ?
C)L’existence juridique de la science
Les découvertes scientifiques provoquent le droit positif disponible (au niveau interne comme au niveau international) et engendrent de nouvelles propositions juridiques. Cette question rejoint celles du rapport aux valeurs, par le biais des règles qui les véhiculent.
Il ne s’agit pas seulement des régimes de la propriété intellectuelle et industrielle (ou du passage de l’une à l’autre, e.g. la question des brevets…), mais également de la structure même de la recherche, aujourd’hui semble-t-il plus contractuelle et moins institutionnelle que par le passé (la notion de consensus est ici centrale) Ces mutations, qu’on pourrait considérer comme des privatisations (expertales, financières et juridiques) du savoir, placent le savant (le chercheur) dans des régimes mixtes qui le redéfinissent, alors qu’au même moment l’Etat redéfinit son rôle dans ce domaine (ce qui ne veut pas dire qu’il perd de son poids). Les politiques de la science donnent à voir un organe étatique, qui s’adapte à d’autres fonctions.
Plus généralement il s’agirait d’étudier les évolutions juridiques liées aux découvertes et aux inventions scientifiques. En même temps ce sont bien les représentations du lien social qui se trouvent modifiées
D) Une économie politique de la science
- l’économie de la connaissance, dont l’objet essentiel est de traiter des effets de la mondialisation sur la création de connaissances scientifiques et techniques. L’économie de la connaissance entend se situer dans la tradition constructiviste en sciences sociales, mettant l’accent sur les transformations des systèmes nationaux d’innovation induites par les phénomènes de réseaux, les « spin-in » et les « spillovers » liés aux défaillances des marchés, et surtout les phénomènes d’apprentissage. La caractéristique majeure de cette démarche est d’essayer dévaluer la manière dont l’organisation sociale de la science passe progressivement sous l’emprise des phénomènes de marché.
- la socio-économie de la science, de son côté, a pour objet l’analyse du rôle et des fonctions des institutions de toute nature, qui contribuent à une régulation du mouvement des connaissances scientifiques et techniques en cohérence avec les besoins des appareils productifs (constitués le plus souvent au niveau d’un espace géopolitique régional). La caractéristique majeure de cette démarche est de rendre compte de l’émergence de pôle de pouvoirs transnationaux, dans la gouvernance de la science et de ses applications.
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