Peut-on donner du sens à la catastrophe ?
Les mauvaises nouvelles s’accumulent et nous devons faire face collectivement à de multiples crises, ainsi qu’à des contraintes individuelles souvent exceptionnelles… Pas toujours facile de rester combatif, engagé, concentré, à l’écoute des autres. Serait-il rassurant d’envisager un sens à tout cela ?
Crise sanitaire, confinement, fragilité économique, attentats, …, il serait sage de garder le silence, se recueillir, prendre un peu de recul…. Alors que les inquiétudes envahissent une grande partie de la population, alors que tout s’agite autour de nous et que tout part fatalement un peu dans tous les sens, nous nous perdons dans l’observation de la situation… Notre agitation traduit différentes choses, et en tout premier lieu une incompréhension face à une réalité qui nous échappe complètement..., et puisqu’elle nous échappe, nous aimerions l’attraper un peu, la comprendre – étymologiquement cum (avec)-prehendere (saisir) …. Soit pour mieux l’accepter, soit pour mieux l’affronter… Notre besoin de certitudes témoigne de notre incapacité à accepter l’inéluctable incertitude. Et pourtant, n’oublions pas que notre rapport à la réalité est biaisé sans un peu de méthode pour penser le mieux possible. Mais quand la réalité devient catastrophe, la méthode se révèle sans doute encore plus difficile à appréhender !
Penser la catastrophe
Par définition, la catastrophe est brutale, on ne s’y attend pas (ou on ne veut pas s’y attendre), et surtout ses conséquences sont funestes ou nous mettent durement à l’épreuve, nous rappelant très concrètement notre vulnérabilité. Pour autant, on ne peut pas affirmer qu’il n’y a pas d’explication à la catastrophe, car finalement, on en trouve, ou en tout cas on parvient à émettre plusieurs hypothèses avec le temps en distinguant différentes formes de responsabilités… L’ère de l’anthropocène telle qu’elle est décrite aujourd’hui, désigne justement cette époque de l’histoire de notre terre où l’implication et l’influence humaines sont majeures dans la transformation de ce qui caractérise autant la vie sur terre que l’évolution de la planète, avec une nette accélération ces dernières années. En tout état de cause, certains aspects de la modification du monde sont l’effet de l’action humaine Cela nous laisse supposer que des responsabilités peuvent être établies, et qu’elles le seront peut-être…, sachant que l’anthropocène redéfinit aussi la notion de responsabilité… Par conséquent, la tentation est forte de nommer des bouc-émissaires ou de désigner des potentiels responsables, alors qu’on ne dispose pas d’informations suffisantes... ni de compétences transversales à même de nous aider à prendre en compte toutes les dimensions de la situation. Mais c’est ce fameux besoin de sens qui s’exprime ainsi et échafaude ses théories… nécessairement fausses.
La philosophie nous aide à mettre des mots sur la catastrophe, parce qu’elle vient interroger les perceptions vis-à-vis de cette catastrophe, elle redéfinit la notion de responsabilité, elle questionne l’incertitude, l’acceptation, la compréhension, la santé, la vie, l’existence, la vulnérabilité, etc… Elle permet de s’arrêter, d’examiner, de questionner, de donner forme…. Elle est rebondissante…(dans les trajets spirituels qu’elle nous fait suivre pour questionner la réalité…).Redondissante… comme le suppose la résilience appelée de toutes parts. Mais la philosophie n’est pas la seule méthode de mise en mot, de mise en forme, d’accompagnement à la résilience…
La résilience, entre optimisme et pessimisme
La littérature, ou l’art en général mettent des formes sur tout, et en tout cas sur le retentissement intérieur de celui qui vit la catastrophe, et qui donne donc forme à la réalité par la musique, la peinture, etc
Victor Hugo, dans les Misérables, nous invite à étonner la catastrophe…
« Le cri : Audace ! est un Fiat lux. Il faut, pour la marche en avant du genre humain, qu'il y ait sur les sommets, en permanence, de fières leçons de courage. Les témérités éblouissent l'histoire et sont une des grandes clartés de l'homme. L'aurore ose quand elle se lève. Tenter, braver, persister, persévérer, s'être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu'elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête ; voilà l'exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise. »
Ces propos sont certes galvanisants… la littérature l’est d’ailleurs souvent… mais loin de moi l’idée de transformer cet appel en injonction, il s’agit juste d’un prétexte pour imaginer comment… « étonner la catastrophe » et surtout lui donner du sens.
Les appels à positiver sont souvent agaçants…, se contentent la plupart du temps de conseils, d’outils et d’optimisme…, sauf que l’optimisme n’est pas une donnée de la réalité, c’est un regard sur la réalité, que nous ne choisissons pas tous d’adopter, sans pour autant sombrer dans le pessimisme.
Si l’optimisme et le pessimisme sont des regards sur la réalité, des points de vue, on peut envisager d’autres points de vue, et notamment un nombre incalculable de questions et d’hypothèses qui viendraient s’immiscer entre les 2…. afin de nous inciter à nous demander ce qui pourrait faciliter un retour à une situation acceptable (et par extension nous demander aussi ce que signifie acceptable), aux moyens d’y parvenir, aux actions à mener, aux idées nouvelles à créer… Et puis, davantage qu’une situation acceptable, on peut être invité à imaginer aussi d’autres possibles...
La stratégie du bouc-émissaire et la prétention à détenir la vérité du problème introduit de la moralisation et de la stigmatisation, et le sens qu’elle donne à la catastrophe est purement moral… Or il ne s’agit pas de juger la situation, ni les acteurs, mais plutôt de transformer la donne et de créer un nouveau possible. Être résilient signifie qu’on accepte la dimension tragique de l’existence, mais attention au contresens, il ne s’agit pas d’accepter de manière fataliste tout ce qui nous arrive : il s’agit plutôt d’identifier, comme nous y invite Bernard Stiegler, l’aspect pharmacologique de la situation, dont on sait qu’elle peut se révéler être un poison comme un remède en fonction de la manière qu’on a de l’aborder… Le point de vue pharmacologique se situe entre optimisme et pessimisme, puisqu’il sait réveiller notre attention vis-à-vis de la réalité et de son devenir, de sa dynamique, de son processus… et c’est dans cette attention renouvelée qu’on va trouver comment modifier la trajectoire…
Donner du sens à la catastrophe : modifier sa direction ?
Le mot « sens » a plusieurs significations. Dans un premier temps, il désigne justement la « signification » : lorsqu’on cherche un bouc-émissaire, c’est qu’on s’en tient à la volonté de comprendre la signification de ce qui arrive. … Sauf que cette signification n’est pas donnée a priori, on ne peut que la construire… avec méthode, avec un ensemble de connaissances et de données qui nous manquent aujourd’hui. Il nous faudra beaucoup de patience avant de pouvoir donner une signification….
Le mot sens signifie aussi "direction" et on s'aperçoit ici que la direction peut déjà être donnée… Elle est d’ores et déjà donnée par les gouvernants, qui opèrent des choix pour enrayer l’épidémie, que ces choix puissent être contestables ou discutables. Mais cette direction est avant tout donnée par ceux qui inventent de nouvelles manières de travailler, de vivre ensemble, de préserver des équilibres, de s’occuper des plus fragiles, de modifier leur consommation, et d’accompagner ces actes de réflexivité, c’est-à-dire d’observations et d’opportunités d’apprentissage. On peut dire qu’elle est aussi donnée par ceux qui se précipitent sur certains types d’achat par peur de manquer, par ceux qui créent des clivages entre les gens et les jugent en permanence, par ceux qui véhiculent des théories complotistes plus farfelues les unes que les autres…. Entre ces deux types de démarche, il y a quelques indécis qui se demandent où donner de la tête… et seront tentés de suivre les plus convaincants… Et ce n’est pas forcément le plus grand bruit qui convainc le mieux, mais le résultat, donc l’action….
Donc donner du sens à la catastrophe, c’est donc aussi tenter de donner une orientation en provoquant des bifurcations
Donner du sens : ne pas négliger la voie sensible !
Mais il y a une autre voie pour donner du sens, c’est la voie du sensible…. Le mot « sens » rappelle en effet la sensibilité, les 5 sens… Sentir une situation, c’est savoir la regarder en face, entendre ce qu’elle nous dit, goûter ses nouvelles saveurs ou son amertume, toucher son épaisseur, sa rigidité ou sa souplesse… Tout cela parait très imagé, mais c’est pour rappeler simplement qu’on a aussi un corps qui vit dans notre être rationnel… ; pour rappeler que l’intuition a sa place pour donner du corps à une réponse qu’on sent comme étant opportune et efficace. Ne dit-on pas « avoir le sens de la répartie », avoir le sens des affaires, le sens de l’humour, etc…. quand on désigne notre capacité à dépasser les prescriptions et à proposer une réponse singulière ? Dans les lignes de Victor Hugo citées plus haut, nous étions d’ailleurs invité à « prendre corps à corps le destin », à lui « tenir tête »…
Ainsi donner du sens à la catastrophe pourrait conduire aussi se poser la question de notre rapport charnel à la situation, au-delà des aspects sanitaires bien sûr…. Comment renouer avec notre relation physique à notre monde, alors que cette relation est extrêmement réduite par le confinement, le masque, la réduction des rapports sociaux… et tend à remplir les cabinets de consultation de tous les métiers de la psychothérapie… Le corps est coincé dans un espace réduit, et ne sait plus comment se relier au monde, ce qui augmente les démarches ultra rationnelles qui pourtant nous font souvent errer dans des raisonnements pas toujours très clairs par manque de données…
Quand le corps ne peut plus tout à fait s’exprimer par manque de place, parce que le temps pour l’exercice physique est réduit, on peut envisager un dialogue avec l’art, une rencontre avec ce qu’on a à disposition comme œuvres artistiques… Les livres qui par les romans, les récits, la poésie nous obligent à donner forme à d’autres réalités, « donner forme » c’est une relation physique... La musique qui nous amène à visiter aussi des atmosphères nouvelles, différentes….Ou tous les arts qui nous sont accessibles. Nous savons à quel point les artistes, et tous ceux qui les accompagnent au quotidien appellent notre soutien pour survivre à cette catastrophe… Il est clair que ce sont des acteurs indispensables à la réconciliation entre nos rapports physiques et nos rapports rationnels à notre environnement…. Pour mieux tenter de répondre à la catastrophe.
En guise de conclusion
Réfléchir à une signification future et patiente, définir une orientation et des bifurcations, envisager une réconciliation avec nos capacités à sentir et ressentir, et donc imaginer, c’est ainsi que nous pourrons commencer à donner du sens à la catastrophe… et même peut-être pour alléger un peu nos peines ?
Et je ne peux que vous inviter à beaucoup de silence, de lecture, de découverte artistique autant que faire se peut… via internet pour l’instant qui propose de la musique, de la visite de musées, des reportages culturels. Et via nos livres qui attendent dans notre bibliothèque que nous les (re)prenions en mains…
Cybercogniticien | Conjuguant IT, Finance et Philosophie | Utiliser l'Innovation pour des Défis Complexes
4 ansCe qui est surtout pénible quand on est victime d'une catastrophe c'est que personne n'ait le souci de vous, comme si vous aviez simplement trébuché. Je ne sais comment nommer cette indifférence qui voisine le sadisme et la cruauté.