Pierre et Micheline Centlivres L’Afghanistan inconnu
Nombreux sont les Suisses qui ont visité et étudié ce que l’on appelait « l’Orient », attirés par l’aura d’une région qui semblait alors à l’abri de l’agitation de l’Occident. L’Afghanistan est sans doute un des pays les moins connus, un des plus mystérieux pour les Européens et correspondant le plus aux stéréotypes d’un « Orient » éternel. Et pourtant, l’Afghanistan, comme l’ensemble du Moyen-Orient et de l’Asie centrale, est au cœur de l’actualité depuis des décennies. Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur cette une région du monde que peu connaissent véritablement.
Pierre et Micheline Centlivres font partie des rares chercheurs dont le discours se fait entendre dans la cacophonie de l’orchestre médiatique. Leur expertise sur l’Afghanistan, notamment véhiculé depuis des années via Afghanistan Info, le bulletin du Comité suisse de soutien au peuple afghan, est saluée pour sa rigueur analytique. Pierre et Micheline Centlivres-Demont se sont rencontrés à Kaboul lorsque Micheline étudiait un village de potiers en Iran comme sujet de sa thèse et Pierre était conseiller au Musée national afghan (1964-1966). Depuis lors, ils ont vécu dans ce pays et y ont effectué des recherches en tandem, vivant parmi les Afghans dans une relation de confiance. Depuis 1964, ils ont cultivé une étroite relation avec un pays qui a connu de nombreux bouleversements, dans une région à la géopolitique névralgique. Leur dernier livre sur ce pays, Revoir Kaboul (Zoé, 2007), véritable « journal de terrain » retraçant leur vie, leurs recherches, leurs pérégrinations, leurs rencontres et leurs réflexions, en témoigne merveilleusement.
Vos recherches, vos travaux, vos publications sont devenus des références. Quel témoignage apportent-ils pour aider à une meilleure compréhension de cette région, dans l’esprit du plus grand nombre, face à une surmédiatisation d’un « Orient poudrière du monde » ?
Pierre Centlivres (P.C.) : Tout d’abord j’aimerais revenir sur cette notion d’Orient. En tant qu’ethnologue c’est une désignation que l’on ne saurait employer. Cette notion est trop incertaine – on pourrait parler de plusieurs Orients – et surtout beaucoup trop « occidentale ». Après tout, nous sommes tous l’Orient de quelqu’un. Ensuite, concernant nos publications, elles sont le témoignage d’un regard ethnologique, distinct de la politique, de l’humanitaire, de la diplomatie. Les enjeux sont différents dans nos travaux et recherches.
Micheline Centlivres (M.C.) : Nous essayons de rendre plus intelligible le fonctionnement d’une société différente de la nôtre. Et par ce travail, nous portons aussi un regard critique sur notre propre société. Notre approche d’ethnologues est à la fois englobante et distancée.
P.C.: Je pense que nos publications scientifiques n’intéressent qu’un public restreint ; elles n‘ont pas la même diffusion que les médias de masse. Les informations données par ces derniers ne sont pas nécessairement fausses, mais l’ensemble donne une image biaisée et lacunaire de la situation en Afghanistan.
M.C. : Prenons par exemple l’histoire de la burqa, appelée tchâdri à Kaboul ; son port, courant auparavant dans les villes, a été à nouveau imposé par le régime des talibans. Ce n’est finalement qu’un détail pour la femme et pour sa liberté. En vérité, l’émancipation pour les Afghanes passe par la scolarisation, l’accès aux soins, le droit de voyager et de pouvoir choisir leur mari. Mais surtout, les Afghanes aspirent à une vie de couple ; elles ne partagent guère une vie commune avec leur mari et passent leur temps avec la belle-famille. Aller au cinéma voir un film avec leur époux est rarement possible. Et cette condition de vie est bien plus frustrante que le port de la burqa.
Dans vos publications, vous ne parlez pas d’un Orient immuable, empreint de magie comme Ella Maillart ou Annemarie Schwarzenbach ?
M.C. : Pour tout dire nous n’avons pas connu cet « Orient immuable » et, surtout, nous ne le cherchions pas. À l’inverse d’Ella Maillart ou d’Annemarie Schwarzenbach, nous nous sommes rendus en Iran et en Afghanistan pour notre travail. Je suis allée en Iran pour apprendre le persan, non pour me chercher moi-même ou pour une quête de l’ailleurs comme ces deux voyageuses.
P.C. : De même, je n’allais pas à Kaboul dans l’espoir de voir des caravanes traverser la capitale, comme on le voit sur des gravures anciennes. J’y suis allé pour travailler au Musée national afghan. Alors, mon intérêt pour l’Afrique où je venais de passer deux ans primait. Je suis donc arrivé à Kaboul sans attente personnelle particulière, sans mirage de Mille et Une Nuits. Et ce que j’y ai vu n’était pas un Orient immuable mais une région du monde en pleine mutation. L’Afghanistan de Mohammad Zaher Shah, qui développait une stratégie de non-alignement vis à vis des deux blocs, entamait une politique de modernisation et d’ouverture. Tout bougeait.
M.C. : Pour revenir à Ella Maillart et à Annemarie Schwarzenbach, elles y ont vu à la fois et un pays en voie de changement et la « magie de l’Orient » ; leurs photos sont là pour en témoigner. Notre regard est postérieur, il est différent. Et je ne sais pas si Ella Maillart a véritablement compris la complexité d’un pays, d’un peuple dont elle ne parlait pas la langue. A l’inverse, Annemarie Schwarzenbach me semble plus proche par ses écrits de la réalité afghane.
Le monde diplomatique et les États-Unis ont salué le rôle de la Suisse dans les pourparlers sur la question du nucléaire iranien. Que pensez-vous de la diplomatie helvétique dans cette région du globe.
P.C. Je ne suis pas versé dans la géopolitique. Bien entendu nous avons vécu en Afghanistan sous les différents régimes, témoigné des évolutions politiques de ce pays et de la région, mais nous ne sommes pas dans le secret de la diplomatie helvétique. L’action du DFAE, importante jusqu’en 1980, y est depuis lors plutôt réduite. Pour ce qui nous concerne, nous avons plus souvent été mandatés par des ONG françaises que par les autorités suisses. Quant à nos recherches proprement dites, elles ont bénéficié du soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNRS). Ajoutons que le CICR et ses collaborateurs nous ont accordé bien souvent leur hospitalité.
M.C. : Certes la Suisse a l’avantage de comprendre ce qu’implique la diversité de langues, de religions et de cultures. La société afghane reste d’une complexité déroutante. Ses besoins et ses demandes évoluent et s’affirment davantage depuis que les réfugiés afghans, qui sont allés en Iran, au Pakistan et jusqu’en Europe, reviennent dans le pays et racontent ce qu’ils ont vu et vécu. Par ailleurs, quelle est l’image de la Suisse et des Suisses en Afghanistan ?
M.C. : Lorsque nous y sommes arrivés, peu de personnes connaissaient la Suisse. Ceux qui en avait entendu parler la confondaient souvent avec la Suède. Mais aujourd’hui, l’image générale est plutôt bonne.
P.C. : On peut relever une évolution marquée concernant l’image que les Afghans se font de l’étranger. Jusque dans les années 1950, l’étranger était rare. Les Afghans le voyaient comme une curiosité à qui ils craignaient d’adresser la parole. Puis avec les différents conflits impliquant les Soviétiques ou la Coalition menée par les États-Unis, leur point de vue a changé. L’étranger est considéré soit comme un belligérant, soit comme un membre d’une ONG ; il représente alors soit un risque, soit une source de gain.
M.C. : Les ONG et l’humanitaire ont beaucoup transformé la société afghane. On peut le regretter. Les Afghans entre eux font preuve d’une solidarité forte, centrée sur des liens de proximité et de famille. Les Afghans de la diaspora, très importante, en Suisse également, envoient beaucoup d’aide à leur famille en Afghanistan. Mais il est beaucoup plus rare de les voir aider une personne qui n’est pas de leurs proches. Les Afghans, quand ils sont l’objet de la sollicitude des ONG, se demandent pourquoi de parfaits inconnus leur apportent une aide. Qui plus est sous une forme qui ne correspond parfois ni à leurs attentes ni à leur culture.
La Suisse est engagée dans des programmes de promotion du système démocratique helvétique dans des pays d’Asie par exemple. Vous qui connaissez les systèmes politiques en Afghanistan, serait-ce envisageable de l’y transposer ?
P.C. : Les élites de Kaboul ressentent une certaine fascination pour la démocratie et la gestion de la diversité à la manière helvétique. Des cours sur le fédéralisme ont même été donnés à Kaboul. Mais les différences entre les deux pays, les deux peuples et les deux cultures sont énormes.
M.C. : Les Afghans - ceux qui connaissent la Suisse - sont impressionnés et presque envieux de ce qui leur semble être un régime de justice, d’équité, de liberté. Mais le peuple afghan dans son ensemble n’est pas demandeur des leçons de démocratie. Les nations occidentales ont par ailleurs trop souvent fait de l’interventionnisme en matière de régime politique, de « bonne gouvernance » et autre.
Vous n’êtes pas très optimiste pour l’avenir de l’Afghanistan ?
M.C. : A vrai dire, j’espère toujours, mais ne suis pas optimiste. Depuis le renversement du régime des talibans (2001) – qui avait assuré, comme les régimes autoritaires, une relative sécurité dans la capitale -, le gouvernement n’arrive pas à s’imposer dans l’ensemble du pays. Les anciens chefs de guerre tiennent le pouvoir dans les territoires qu’ils contrôlent et œuvrent avant tout pour leurs intérêts propres. Le système tribal et la diversité ethnique rendent difficile l’instauration d’un équilibre entre un état centralisé et les unités régionales. Hamid Karzaï, le président afghan de 2001 à 2014, avait une expérience et une sensibilité qui lui permettaient de jouer sur cet équilibre, avec succès parfois. Désormais, tout semble rebasculer dans l’insécurité et la violence.
P.C. : En Afghanistan, il y a de nombreuses forces antagonistes en présence : ethnies, tribus, régions, religions s’affrontent à l’occasion. Daech et les talibans – eux-mêmes non homogènes – déstabilisent le pouvoir de Kaboul. Parfois ils s’allient, parfois certains de leurs groupes se combattent. Le gouvernement se retrouve impuissant. Il faut ajouter à cela qu’une partie des forces vives quittent un pays où l’avenir est incertain. L’immigration est importante vers l’Occident. Et bien des Afghans chiites, qui représentent quelque 10 à 20 % de la population afghane, partent pour l’Iran où trouver du travail, un refuge ou des relais pour aller vers l’ouest.
Pour finir, pourriez-vous présenter votre collection d’images populaires islamiques, qui illustre, pour certaines, des événements ayant marqué la société afghane ?
P.C. : Oui ! C’est une collection que nous avons commencée à notre arrivée en Afghanistan et que nous avons poursuivie au cours de nos séjours dans des pays musulmans.
M.C. : Nous en possédons plus d’un millier, les plus anciennes datant des années 1920. Il s’agit d’images et d’affichettes que des vendeurs proposent sur les marchés ou dans des échoppes près des mosquées. Dans tous les pays musulmans, du Maroc au Pakistan, et dans les quartiers musulmans des villes de l’Inde, ainsi qu’en Iran où l’islam chiite reste plus souple en matière d’iconoclasme et d’où elles sont distribuées en Afghanistan. Elles sont intéressantes à plus d’un titre, tant elles reflètent l’esprit du moment. On y retrouve l’évolution de l’expression de la religiosité populaire et on peut y voir entre autres les dirigeants politiques de l’heure.
P.C. : Malgré les interdits relatifs que l’orthodoxie religieuse impose sur l’image et la représentation des êtres animés, ces images sont distribuées dans une bonne partie du monde musulman. Beaucoup représentent La Mecque ou Médine, les lieux saints, des épisodes de l’histoire de l’islam. En matière de propagande politique, une de celles qui nous frappe le plus date de la première guerre du Golfe, où on peut voir Saddam Hussein à cheval remplacer le Bonaparte franchissant les Alpes dans une image reprise du tableau peint par David.
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE :
PIERRE CENTLIVRES
Chroniques afghanes, 1965-1996
Collection «Ordres sociaux»
Éditions des Archives contemporaines, Paris/Amsterdam
1998
Les Bouddhas d’Afghanistan
Éditions Favre, Lausanne 2001
À seconde vue
Thèmes en anthropologie.
Infolio, Gollion 2009
MICHELINE CENTLIVRES-DEMONT
Une communauté de potiers en Iran. Le centre de Meybod (Yazd)
Wiesbaden, Dr. Ludwig Reichert. 1972
Afghanistan. Identity, Society and Politics since 1980
Edition by M. Centlivres-Demont. IB Tauris, London 2015
PIERRE CENTLIVRES ET MICHELINE CENTLIVRES-DEMONT
Et si on parlait de l’Afghanistan ? Terrains et textes 1964-l980
Éditions de l’Institut d’ethnologie et Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Neuchâtel et Paris 1998
Imageries populaires en Islam
Georg, Genève 1997
Portraits d’Afghanistan
Adam Biro, Paris 2002
Revoir Kaboul. Chemins d’été, chemins d’hiver entre l’Oxus et l’Indus, 1972-2005
Éditions Zoé, Genève 2007
Afghanistan on the Threshold of the 21st Century
Three Essays on Culture and Society
Markus Wiener Publishers. Princeton 2010