Place des Grands Hommes

Place des Grands Hommes

Le dirigeant, quel que soit son secteur ou la nature de sa structure, a toujours été pris au feu d’injonctions paradoxales. Entre les profits à court terme et les investissements de long terme, entre les intérêts parfois divergents de ses parties prenantes, il a été formé et outillé pour naviguer dans des contextes où la recherche de croissance durable servait de cap à des arbitrages intégrant les intérêts des clients, des salariés, des actionnaires, des investisseurs, des agences de notation, collectivités, partenaires ou fournisseurs.

Pourtant, l’indispensable refondation du pacte économique, écologique et social au chevet de laquelle nous sommes appelés place le dirigeant dans un contexte radicalement neuf. Sous-tendue par des hypothèses environnementales et économiques complexes, son architecture politique molle et peu charpentée sur le plan règlementaire, le plonge dans une forme de solitude. L’exploitation des ressources naturelles et la domination du vivant, sur lesquelles le progrès s’est bâti depuis le 19ème siècle, a conduit notre civilisation dans une impasse. L’humain n’est pas au-dessus de la nature et il va falloir composer avec les écosystèmes dont la finitude est désormais à la portée de ses excès.

Cette « nouvelle solitude » que peut ressentir le dirigeant d’aujourd’hui est à la mesure des espoirs et de la responsabilité inédite qui reposent sur lui. Certes, le temps est venu du leader engagé, conscient des défis que l’époque pose à son organisation et soucieux de son impact positif global. Pourtant, l’actualité a montré combien la tâche restait ardue pour les dirigeants visionnaires, décidés à faire pivoter leurs modèles d’affaires : « l’ancien monde », ses réflexes court-termistes ou sa frilosité rechignent encore au questionnement et au changement.

Héritier du modèle exigeant de la performance financière, le dirigeant n’est plus seulement tiraillé entre deux temporalités - temps court et temps long : il est aussi confronté à l’obligation d’adapter le rythme de développement de l’entreprise à une « co-évolution biologique » composant avec les besoins de la société et de l’environnement. Cette recherche d’harmonie avec son milieu le place au cœur d’une formule aux composants complexes : compétitivité, justice sociale et préoccupations écologiques « longues », règlementations, intérêts parfois dissonants des investisseurs et des écosystèmes, renoncements industriels immédiats en vue d’une hypothétique résilience...

Pour pouvoir poser et tenir un cap, le leader balance entre sa conscience privée et sa personne publique, c’est-à-dire sa responsabilité envers son organisation sur des marchés hautement compétitifs, où l’expression sociétale devient tantôt un enjeu de différenciation commerciale, tantôt l’occasion de contournements déloyaux – certains n’hésitant pas à s’engouffrer dans les failles du système en passagers clandestins en quête de profits opportunistes.

Comment dès lors ce dirigeant sur qui pèse tant – tant d’attentes salutaires et tant de contradictions, peut-il sereinement tenir la barre, en ce moment charnière de notre civilisation ? Comment peut-il exprimer son leadership et sa capacité d’innovation pour contribuer à une transition socialement et écologiquement juste ? Comment l’aider à renforcer ses appuis, ses ressources ?

Tout d’abord, par un acte de lucidité : reconnaître à sa juste mesure le rôle qui est le sien est fondateur. Face à l’ampleur de la crise climatique et à l’insondable lot d’incertitudes qui l’accompagne, le salut ne viendra pas d’un système dont la crise a montré les limites structurelles, mais de l’humain – de femmes et d’hommes de bonne volonté, courageux, innovants, lucides, soucieux d’intérêt général. Admettre ce constat fait déjà beaucoup : il permet d’accepter la part de tâtonnements inhérente à toute aventure humaine et de « déculpabiliser » le dirigeant. Peu importe qu’il n’ait pas déjà toutes les solutions ou que son organisation ne soit pas encore parfaitement alignée avec les limites sociales et planétaires : l’essentiel est qu’il se mette en chemin et engage de façon pragmatique la réflexion sur l’impact de ses activités.

Reconnaître ce « temps du leadership » invite ensuite à concentrer les efforts organisationnels, les investissements, la formation et la recherche sur tout ce qui peut favoriser et soutenir la détermination humaine. Il nous invite également à repenser les normes et les comparables pour que les standards pris en référence de ses performances intègrent réellement cette construction d’un futur possible. Certaines structures s’y prêtent particulièrement, qui par leur géographie actionnariale et leur gouvernance sont naturellement tournées vers le temps long et impliquées au plus près du terrain. Les groupes familiaux par exemple, ou les structures fédératives sont de celles-ci. Leur détention longue, leur souci de transmission et de pérennité, la dynamique participative dans le cas des structures d’héritage mutualiste ou coopératif, leur ancrage naturel en territoires, sont autant d’éléments qui rencontrent leur temps, permettent aux porteurs de projet de déployer leur vision, et gagneraient à inspirer une profonde réinvention du capitalisme. Ces modèles sont aussi culturellement et structurellement plus propices à l’échange de bonnes pratiques, à la mise en place de référents partagés, au réflexe coopératif sur des projets transversaux, à l’accompagnement des managers et des cadres dirigeants à tous les niveaux de l’organisation.

C’est aussi dans la convergence et la collaboration avec des écosystèmes locaux que le dirigeant, quel que soit son niveau de responsabilités, peut rencontrer le soutien et l’élan qui accélèreront sa vision et son talent. Les Nations Unies ont expressément fait de l’échelon local le maillon clé de la transformation globale des modèles économiques et sociaux. Tous les grands sujets de notre temps se déclinent et se résolvent à l’échelle territoriale : en se greffant aux forces locales – privées, publiques, associatives, le dirigeant s’associe à un mouvement collectif créateur de valeur durable.

Cette nouvelle solitude, enfin, se résout paradoxalement dans une « introspection partagée » – celle du dirigeant et celle de son entreprise. Charge à chaque leader de s’interroger, profondément et en sincérité, sur ses propres convictions et la société à laquelle elle ou il souhaite contribuer. Charge à son organisation et à sa gouvernance d’entreprise, en parallèle, d‘offrir un cadre propice à son action, en se dotant d’un corpus clair et assumé de valeurs, d’intentions sociétales et d’engagements cadencés qui guideront ses choix stratégiques et donneront à ses talents des repères d’action lisibles et partagés.

La crise climatique n’est définitivement pas soluble dans les systèmes – pas plus que dans des engagements de circonstance qui se payent de mots. Elle ne le sera que dans la capacité des dirigeants à « placer la stratégie des entreprises au service des forces du vivant » et dans les trésors d’intelligence, d’innovation et de persévérance qu’ils sauront déployer pour y parvenir.

La décennie qui s’ouvre sera décisive pour notre civilisation. Nous n’avons pas plus grande impérieuse nécessité que de refaire humanité ensemble et au-delà des portes de l’espèce humaine. Ce défi requiert des capacités nouvelles. Non seulement celles, traditionnelles, liées à la performance durable des comptes de résultat et des bilans, mais aussi celles qui se forgent dans la curiosité, l’humilité, l’audace, le courage, l’empathie et l’observation respectueuse de notre terre nourricière. Ce défi est dans les mains de la génération des femmes et des hommes qui sont, en ce moment même, aux affaires. L’entreprise du 21e siècle, responsable, durable, contributive, sera celle qui saura reconsidérer ses modèles de performance et de création de valeurs, et qui acceptera de miser, de favoriser et d’accompagner résolument l’engagement et l’expression de ces nouveaux talents.



Joy Thornes

Facilitatrice / Coach / Formatrice - Experte RSE et transformation sociétale des entreprises

3 ans

Merci Eric Campos pour cet écrit qui démontre une réflexion profonde sur vos valeurs, comment vous souhaiter exercer votre responsabilité de dirigeant, et votre désir de contribuer au monde en accueillant la complexité. Je construis un parcours pour permettre aux dirigeants de favoriser cette maturation, dans le respect de la maturité de chacun, votre avis m'intéresse :)

Gaël Drillon

#HAPPYCULTEUR ! Directeur des ressources... + Coach professionnel (certifié) + Sauveteur secouriste au travail + Secouriste en santé mentale + Amateur de psychologie (i) Mes publications n’engagent que moi !

3 ans

Très bel article sur le métier de dirigeant, sur la responsabilité, sur l'éthique. Notre futur, il nous appartient... reste à en prendre conscience.

Christian Rouchon

Directeur général chez Caisse Regionale de Credit Agricole du Languedoc

3 ans

Pas mieux ! Bravo Eric

Miren A. Bengoa

Managing Director @ Swiss Solidarity | Top 100 Influencer, Philanthropy Advisor | Women Health and Humanitarian Aid | Lecturer and Public speaker

3 ans

belle analyse et en valorisant les dirigeant.es empathiques et inclusifs ca pourrait devenir la norme !

Merci de légitimer la prise en compte de ces considérations au plus haut niveau de l'entreprise. Reste à convaincre et familiariser les dirigeants n'ayant pas suivi les développements en la matière ces dernières années et pour qui il s'agit encore d'une nouveauté difficile à appréhender.

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