Postures affairées
Pourquoi ces airs graves, ces mines préoccupées chez des personnes que l’on sait oisives et sans trop d’affaires ? Pourquoi ces affectations de travail, ces tons de sérieux pour ceux qui ne sont attendus nulle part et dont les tâches sont connues comme étant dérisoires ou vaines ? L’outrance de ces postures surjouées signe la vacuité de leurs missions. L’inversion proportionnelle entre la forme et le fond est un indicateur de l’amour-propre frustré. Et les rencontres professionnelles sont riches de ces baudruches qui courent en tous sens. Portés par les airs qu’ils se donnent dans le monde, ils vaquent avec composition, attentifs au froncement juste du sourcil, à l’allant tonique de la jambe, au ton sec et professionnel de leurs saluts. Convaincus que leurs manières de rustres importants préserve leur réputation, ils en usent sans modération lors des rencontres de circonstance. Dans la citadelle de leur fatuité, ils sont les petits rois nus d’un empire sans richesses. Ils vous battent froid à la mesure de leur inanité. Ils ne songent qu’à se dégager de toute conversation qui les ennuie dès qu’elle ne sert pas l’idée de leur importance. Ils sont déjà partis avant que vous ayez fini votre phrase. Ils vous laissent le point final dans la bouche, exprimant par cette inélégance leur supériorité de rang et de condition sur un parfait inconnu dont ils ignorent même la position réelle.
Car leur vide intérieur va jusqu’à commettre cette imprudence d’agir avant de savoir, de promener partout leur air supérieur, sur chacun : sauf à être ministre ou personne de grande influence connue d’eux en tant que tels. Pour eux, seuls comptent en effet les plus grands, les plus renommés. C’est à leur égard seulement que les marques de la plus basse servilité se déversent alors, aux pieds et aux lèvres, en un tombereau d’offrandes verbeuses et de biographies recomposées. La narration de soi-même par soi-même prend alors les proportions d’une odyssée. Ils ne tarissent pas d’anecdotes et de relevés factuels pour indiquer la proportion de leur talent. Toute conversation naissante ouvre le prétexte d’une confidence professionnelle. Pour qui a l’inconvénient de les côtoyer souvent, ce sont les mêmes éléments d’un discours ciselé qui sont réentendus sans fins. Cette surexploitation lasse l’auditoire sans qu’ils ne le réalisent d’une quelconque manière : tant le plein en lequel ils sont d’eux-mêmes ne laisse ni place ni prise à la moindre intrusion d’un doute, à la plus petite idée négative les concernant.
Car la force de ces ennuyeux réside dans l’immensité de leur ego. C’est une montagne, c’est un océan d’autosatisfaction, c’est une citadelle imprenable de fatuité. Rien ne peut entamer le roc de leur confiance. C’est par là qu’ils sont fascinants. C’est là que leur anormalité s’exprime dans sa plus haute teneur, dans son trait le plus exceptionnel. Tout-un-chacun doute nécessairement de soi. Et les autres l’y aident souvent bien volontiers : par des remarques directes, par des remises en cause ou des critiques, par des marques de désamour ou de désaccord. Mais tout cela n’a pas de prise sur eux, pas d’existence ni de droit de citer dans leur monde reconstitué. Ils s’imaginent importants, jouent pour eux-mêmes la comédie de leur pouvoir, réinventent des relations sociales au sein desquelles ils s’affairent. Et ils sont ainsi les dupes de leur propre jeu, les premiers spectateurs de leur représentation. Telle est la source de cette conviction, l’énergie psychologique de cet élan qui les porte en permanence au-delà des autres : hors de prise et d’une certaine manière aussi hors de vue. Autrui ne peut voir, en effet, ce qu’ils sont. Et cette ambiguïté, cette confiance, cette force de conviction sert leur cause et donne crédit à leurs affectations. Oui, ils doivent bien être affairés pour courir autant. Ils doivent bien avoir du pouvoir pour être aussi dédaigneux et hautains. Le doute qu’ils n’ont pas sur eux-mêmes se communique en ricochet à ceux qui les côtoient. Et puisqu’en ce domaine les apparences jouent davantage que les réalités, ils font leur chemin et gagnent le combat des esprits. Ces Don Quichotte du travail conquièrent alors tous les moulins : leurs mouvements en tous sens brassent l’air environnant et emportent avec lui les sceptiques et les critiques. Les vents contraires les contournent et les épargnent. Cela « passe », comme on dit, sur un malentendu partagé.
On croise ainsi souvent de tels importuns. Le monde professionnel sait en produire de multiples, dans diverses variétés : mais toujours incapables de satisfaire aux exigences réelles d’un environnement oppressant et accablant. Les stratégies de contournement et de mauvaise foi sont alors encouragées, mobilisées pour la survie de l’amour-propre et les sursauts de la conscience. Lorsqu’il nous arrive d’en croiser un, il convient de ne rien faire, d’en dire le moins possible et d’attendre le moment toujours imminent où il va disparaitre : chose qu’il fait le mieux, attention la plus appréciable qu’il peut nous témoigner.