Pour Jean-Marie Guéhenno, « Kofi Annan avait choisi de parier sur le meilleur de l’humanité »
Source : LE MONDE N° 22894 | Publié Dimanche 19/08/2018 à 16h51 ; Mis à jour Lundi 20/08/2018 à 09h04 ; édité Mardi 21 Août 2018 page 21 |
Par Jean-Marie Guéhenno, Diplomate, ancien secrétaire général adjoint au Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU (2000-2008),
Dans une tribune au quotidien « Le Monde », le diplomate Jean-Marie Guéhenno rend hommage à l’ancien secrétaire général de l’ONU et Prix Nobel de la paix, qui s’est éteint Samedi 18 Août 2018, dont il fut un proche collaborateur.
Kofi Annan en 2007, ex-secrétaire général des Nations Unies [de 1997 à 2006]. . Photo de FABRICE COFFRINI – AFP
Tribune.
Sa posture était merveilleusement droite, à faire honte à tous les dos ronds de la Terre. Il marchait d’un pas toujours rapide, au point d’essouffler ses collaborateurs moins sportifs que lui. Il avait l’irrésistible énergie d’un homme tout entier tourné vers l’avenir, un homme qui ne se retourne pas mais, tel un alpiniste montant à l’assaut d’une falaise, est déjà en train de chercher la prochaine prise.
Kofi Annan avait une fois pour toutes choisi d’aller de l’avant en pariant sur le meilleur de l’humanité. Ce n’était pas, chez cet homme à l’intelligence intuitive, le reflet d’une quelconque naïveté, mais plutôt le pari réfléchi que l’on obtient davantage par la confiance que par la méfiance. Une confiance qu’il témoignait d’abord à son équipe. Celle-ci lui était d’autant plus loyale qu’il lui laissait une extraordinaire liberté d’action.
« Ayant réussi à établir des rapports de confiance avec la plupart des dirigeants internationaux, il pouvait ainsi peser, à la marge, sur le cours des événements »
Il avait ainsi rassemblé autour de lui un improbable attelage — typiquement onusien —, où un Pakistanais côtoyait un Indien, tandis que mon collègue britannique et moi-même, vestiges des vieux empires coloniaux, étions fiers de servir un homme dont la jeunesse avait été marquée par la libération de l’Afrique. Il savait que cette libération n’était pas achevée, et je n’ai pas oublié le voyage à Addis-Abeba [en 2004, pour le troisième sommet de l’Union africaine], où il tança les dirigeants qui s’accrochent à leur pouvoir : les premiers rangs, où étaient assis les chefs d’État, applaudirent moins que les derniers…
Nouvel ordre mondial
Formé à la pensée libérale dans une université américaine, il s’efforça, tout au long de ses deux mandats de secrétaire général des Nations Unies [de 1997 à 2006], de poser dans quelques grands discours programmes les principes d’un nouvel ordre mondial où la souveraineté des États ne serait pas un obstacle infranchissable à la mise en œuvre de principes universels. Il devint pour beaucoup une sorte de « pape séculier », un rôle que son lointain prédécesseur Dag Hammarskjöld [secrétaire général de l’ONU de 1953 à 1961], vivant dans une époque moins médiatisée, avait toujours récusé.
Mais dans les rapports individuels avec les puissants de la Terre, il n’avait rien d’un prêcheur. Je soupçonne qu’il doutait que la force d’un argument n’ait jamais à elle seule fait changer d’avis un puissant. Sa méthode était plus intuitive. Avec le président George Walker Bush, je l’ai vu tenter d’insinuer le doute par les questions qu’il posait plus que par les arguments qu’il avançait. Ayant réussi à établir des rapports de confiance avec la plupart des dirigeants internationaux, il pouvait ainsi, sans trahir le secret de conversations privées, peser, à la marge, sur le cours des événements.
Il a connu de près les horreurs du monde, d’abord comme secrétaire général adjoint aux opérations de maintien de la paix, avec le génocide rwandais de 1994 et, l’année suivante avec le massacre de Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine. Devenu secrétaire général, il eut le courage d’ouvrir les archives de l’ONU, afin que les générations futures apprennent de deux rapports sans complaisance comment empêcher que de tels tragédies ne se répètent pas. Il vécut aussi le désastre de la guerre d’Irak déclenchée en 2003.
Il n’avait pas l’imagination du mal, et il lui est arrivé de sous-estimer la bêtise et la méchanceté humaine. Quand l’attentat de Bagdad, il y a tout juste quinze ans, tua quelques-uns des meilleurs de l’ONU, y compris son ami Sergio de Mello, aucun de nous n’avait pressenti le danger. On le lui a reproché. On était dans une autre époque, où l’on croyait encore fermement que demain serait meilleur qu’aujourd’hui.
Le monde avait cependant commencé de changer, et la période de confiance de l’immédiat après-guerre froide touchait à sa fin. En 2012, je fus de nouveau à ses côtés, quand il tenta de mettre fin au conflit syrien. Sa démarche était la même que celle qu’il avait eue quand il était secrétaire général : commencer par les grandes puissances, en tentant de trouver entre les États-Unis et la Russie un accord qui permettrait de contenir les rivalités régionales entre la Turquie, l’Iran, l’Arabie saoudite. Ce n’était plus possible, et sur le terrain, la violence terroriste compliquait encore les calculs politiques. Il dut démissionner au bout de six mois. On était entré dans un monde où la géopolitique revenait, plus proche de Metternich que d’Emmanuel Kant, et où la violence des passions l’emportait sur les constructions de la raison.
Kofi Annan, fidèle à lui-même, n’abandonna pas, toujours prêt à se faufiler dans les interstices que la géopolitique laissait à l’action d’hommes de bonne volonté mobilisant les énergies pour l’agriculture africaine, tentant d’arrêter la violence au Myanmar [ex-Birmanie], aidant au règlement du conflit en Colombie.
Toute sa vie, plutôt que d’élever le ton pour se faire entendre, il a tenté, de sa voix douce ; d’obliger les violents et les criards à baisser le leur. Le monde a plus que jamais besoin de femmes et d’hommes comme lui.
Par Jean-Marie Guéhenno, diplomate, ancien secrétaire général adjoint au département des opérations de maintien de la paix de l’ONU (2000-2008). Il a par ailleurs dirigé l’ONG International Crisis Group de 2014 à 2017.