"POUR LES ÉDITEURS DE LIVRES D’ART, L’ENNEMI, C’EST NETFLIX !"
En dépit de la révolution numérique, les beaux-livres demeurent un vecteur de communication essentiel de l’art.
Editeur indépendant, Carl Van Eiszner nous explique comment sa maison, formée des éditions Mengès et Place des Victoires, a adapté sa production à l’accélération du rythme de consommation de l’information et de la connaissance.
Un modèle économique fragile à l’heure d’Amazon.
Éditeur de beaux livres d’art, le choc numérique a changé la donne. Comment une maison comme Place des Victoires s’est-elle adaptée pour survivre ?
Carl van Eiszner : Aux dernières nouvelles, notre maison est en bonne santé, mais en combat permanent. Nous publions 40 livres d’art par an, nous avons une équipe de 8 personnes en interne et 6 autres réguliers en externe.
Mais rien n’est jamais acquis !
Au sein du groupe que j’ai fondé en novembre 1979, les éditions Tchou se sont singularisées, dans le passé, par leur capacité d’innovation. La vente par souscription, la vente par correspondance, la promotion de collections comme la bibliothèque des chefs d’œuvre ont été autant de filons qui permettaient de publier, par ailleurs, des livres d’art à la fois ambitieux et rentables.
Aujourd’hui, la vente à distance traditionnelle n’est plus, France Loisirs a pratiquement disparu du paysage et, dans le monde, l’édition n’a plus qu’une référence : Amazon.
Pour continuer à publier, nous avons fait le choix de la fidélité, c’est-à-dire le choix de maintenir une relation privilégiée avec les libraires indépendants, comme avec la Fnac ou Cultura. Si notre catalogue évolue, comme il l’a toujours fait, en fonction des attentes des lecteurs, nous n’avons pas abandonné les libraires qui nous soutiennent.
Ce choix était-il dicté par la fidélité ou par le fait que les beaux livres ont besoin d’être touchés pour être achetés ?
CVE : Les deux, bien sûr. Le livre d’art est spécifique. D’une part, parce qu’il n’est pas concerné par le téléchargement. D’autre part, parce qu’il s’agit d’un objet total, qui vaut non seulement par ses textes et ses images séparément, mais par leur agencement.
Or, pour feuilleter un livre, il faut une librairie physique. Au cours des dernières années, dans le monde anglo-saxon où le prix unique du livre n’existe pas, les chaines ont tué les librairies indépendantes et aujourd’hui Amazon risque de tuer les chaînes.
En France, grâce au prix unique du livre, Amazon est un partenaire fécond qui ne perturbe pas trop nos libraires.
Quelle stratégie mettez-vous en œuvre pour que les librairies consacrent de la place aux livres d’art ?
CVE : Une vogue « no art » a conduit certaines chaînes, comme la chaîne allemande Thalia, à décréter que le livre d’art prenait trop de place dans les librairies et qu’il fallait s’en passer totalement.Cette vogue aurait pu faire tâche d’huile. Pour la contenir, nous avons veillé, avec notre distributeur Interforum, à servir tous nos clients sans privilégier le volume.
C’est parfois difficile : les algorithmes qui passent commande de la Fnac, par exemple, peuvent assécher les stocks si les premières ventes d’un livre annoncent un succès. Mais nous savons mettre des exemplaires en réserve afin de servir les librairies indépendantes !
En outre, nous aurions pu chercher à vendre nos livres directement sur notre site mais, pour ne pas concurrencer nos partenaires du e-commerce, nous avons choisi de rester plus chers en continuant à faire payer le port. Enfin, quand Amazon nous a proposé de mettre nos livres en avant moyennant une modeste contribution, via des mini-boutiques, nous avons su comprendre que si « l’ogre » se montrait coopératif, nous pouvions en tirer profit.
Le numérique a également changé la production, permettant d’économiser le « pré-presse »...
CVE : Dès lors qu’il ne faut plus qu’un quart d’heure au lieu de 2 heures pour caler une machine qui imprime en quadrichromie, par exemple, l’investissement initial diminue. Cela nous permet de suivre le rythme des expositions importantes, des anniversaires, des événements qui prennent une importance grandissante.
Reste que l’engouement, quand il arrive, ne permet pas de vendre des livres dans la durée. Un événement chasse l’autre.
Votre collection Carré d’Art, avec ses plus petits formats, est carrossée pour les nouveau marché...
CVE : Il est parfois frustrant de doucher l’enthousiasme d’un historien de l’art en lui imposant de réduire son texte à la taille des cartouches d’une exposition, mais nous savons le faire ! Le choix du multilingue pour mutualiser les coûts fixes, nous le faisons aussi.
Il n’empêche que la baisse des ventes, de l’ordre de 4% par an depuis 10 ans, n’est pas compensée par le e-commerce. Mais pas question de renoncer à produire des beaux-livres et des livres originaux, comme notre récente série sur l’art sous les dictatures fasciste, nazie et soviétique, qui retient l’attention de la presse.
Avez-vous pu évaluer l’impact des « influenceurs » sur internet?
CVE : À tort ou à raison, par choix et par faiblesse, nous avons jusqu’alors négligé les réseaux sociaux. Je me demande toutefois si l’éparpillement de l’information à travers les blogs et les commentaires peut servir l’édition de livre d’art en général et une petite maison en particulier. Les livres qui se vendent au temps du numérique, ce sont les catalogues des grosses expositions mis en avant sur les sites de e-commerce. Est-il opportun de consacrer du temps pour se donner l’illusion d’exister ?
Comment voyez-vous l’avenir ?
CVE : Pour les éditeurs, l’ennemi, c’est Netflix et le temps passé sur tablettes ou devant la télévision. Ils proposent une offre de qualité, disponible. À tout moment, moyennant un abonnement accessible, ils cannibalisent le temps de lecture et pèsent sur l’ensemble de l’industrie culturelle qui est la notre.
Pour l’édition, y compris l’édition d’art, le défi est là. Un célèbre dirigeant de TF1 voulait préempter le « temps de cerveau disponible », nous souhaiterions partager ces temps de loisir disponibles en proposant une offre de livres d’art toujours adaptée.