Pour une véritable vision de l'​Europe
BERTRAND BADIE /FESTIVAL LA CHOSE PUBLIQUE/LA VILLA GILLET & RES PUBLICA/NOV2017 ©Bertrand Gaudillère/Collectif Item

Pour une véritable vision de l'Europe

« L’Europe doit passer à la deuxième étape, celle des solidarités réelles »

À l’approche des élections européennes, Bertrand BADIE, professeur émérite des Universités — en poste plus de trente ans à Sciences Po Paris et auteur d’une trentaine d’ouvrages — revient sur la nécessité de redéfinir l’Europe face aux enjeux de la mondialisation. Avec un réalisme à la fois plein d’espoir et de critique, il évoque des pistes de réflexion pour améliorer le dialogue au sein de l’Union Européenne afin de contrer la vague des populistes, ces « entrepreneurs de la politique qui font fortune sur les peurs. »

Pourquoi faut-il encore avoir envie de l’Europe ?

Je crois qu’il faut surtout avoir envie d’interdépendance parce que nous sommes dans un contexte qui n’est plus celui de la juxtaposition des souverainetés nationales. La mondialisation est passée par là, elle a promu une interdépendance généralisée en termes économiques, sociaux, culturels, même politiques, et il est donc impossible aujourd’hui de promouvoir une politique publique qui serait strictement enfermée dans l’espace national d’autrefois.

L’Europe, comme toutes les constructions régionales au monde, telles qu’on peut les observer en Amérique centrale, en Afrique, ou en Asie, constitue un apprentissage de la mondialisation, elle est, en quelques sorte, la mondialisation du possible, un premier stade d’intégration, tant il est vrai qu’une intégration mondiale immédiate est inconcevable. Avant l’Europe du cœur, il y a donc l’Europe de la raison. L’Europe du cœur existe aussi : nous ne devons pas oublier que notre continent n’a vécu politiquement pendant des siècles qu’en entretenant une guerre permanente entre les États. Cette situation est insupportable et évidemment, il est devenu urgent de promouvoir la solidarité entre des peuples qui n’ont aucune raison de s’opposer ainsi de manière systématique et éternelle.

On est donc dans une démarche qui va plutôt dans le sens de l’Histoire : essayer de se rassembler plutôt que de se déchirer. Cela semble être assez mal compris par les peuples, en tout cas par certains leaders qui expliquent qu’un retour à une situation ante serait finalement préférable. Que leur dites-vous ? Que l’Europe se définissait par la guerre...

En tout cas, par la compétition de puissances qui aboutit un jour ou l’autre à la guerre : c’est ainsi que celles-ci ont jalonné toute l’histoire européenne depuis la sortie du Moyen Age. Pour faire écho à votre remarque, je pense qu’il faut aller encore plus loin, et comprendre qu’aujourd’hui, les opinions européennes sont dominées par une incroyable peur de la mondialisation qui crée spontanément des attitudes de repli sur ce qu’il y a de plus traditionnel : l’identité, la culture, la religion. Tout ceci va évidemment à l’encontre du sens de l’Histoire.

C’est la nature même de cette étape nationale et populiste dans laquelle nous nous trouvons actuellement, où des entrepreneurs politiques font fortune en aggravant la peur de toutes les formes d’interactions et d’échanges, mais aussi en survalorisant les réserves culturelles, sociales et politiques nationales, en oubliant ou en faisant semblant d’oublier que celles-ci ne suffisent plus pour organiser correctement la cité.

Tout ceci est dramatique pour deux raisons : d’abord parce que cette posture, ce mauvais vent, conduit évidemment à des attitudes de xénophobie, d’exacerbation nationaliste, de haine de l’autre et en particulier du migrant qui est devenu un véritable bouc émissaire. Mais cette situation est dramatique aussi parce que ce type de politique est incapable d’offrir quelque chose de concret dans la gestion des affaires de la cité comme dans celle des affaires du monde.

Les populistes, quand ils sont au pouvoir, n’ont rien à offrir sinon que de trahir leurs discours électoraux et à mettre en œuvre, à grand renfort de symboles qui servent de maquillage, des politiques qui consistent notamment à rester passivement dans l’UE et à bloquer ainsi toute réforme. Tous ces populistes qui se sont faits élire sur la haine de l’Europe, que ce soit Matteo Salvini en Italie, Viktor Orban en Hongrie ou les dirigeants du FPö autrichien ne demandent même plus à sortir de l’Union, ce qui est le comble du paradoxe et en tout cas l’expression de la faillite de leurs propos.

Comment peut-on remobiliser autour de cette nécessité ? Cette mondialisation, en tout cas cette première étape semble mal comprise par une partie importante de la population : on parle d’une Europe puissante qui protège. Est-ce que c’est cette double notion qu’il faut relancer dans le débat politique ?

Incontestablement il y a un défaut d’éducation, d’information et d’explication. D’abord, parce que toute une partie des entrepreneurs politiques sont des marchands de peur et vont, pour cela, manipuler l’information, nous accabler de “contre-vérités” : jouant ce qu’autrefois Leo Löwenthal appelait les “prophètes du mensonge”. Quant à ceux qui se présentent comme défenseurs de l’Europe, leur attitude est, tour à tour, maladroite et quelque peu mensongère. Maladroite, parce qu’ils ne savent pas montrer l’Europe dans ce qu’elle a de nécessaire et ne savent pas expliquer pourquoi cette peur incroyable que suscite la mondialisation n’est pas fondée en soi. Elle est mensongère aussi, parce que bien des acteurs européens présentent la construction ultralibérale de l’Europe, telle qu’on l’observe aujourd’hui, comme étant une fatalité sans aucune alternative possible, ce qui décourage les uns et braque légitimement les autres.

L’Europe vivra pleinement le jour où on pourra faire naître un débat réel sur les multiples formes d’Europe possibles. C’est là véritablement que se situent le fond même d’un débat aujourd’hui interdit, mais aussi la base même de ce que devrait être l’action démocratique au sein de notre continent. Montrer que la mondialisation n’est pas synonyme d’ultralibéralisme, que la construction européenne ne doit pas nécessairement se faire selon un modèle unique et pré établi, et que nous sommes maintenant à un tournant, à la faveur duquel l’Europe doit se révéler plus solidaire, plus sociale, plus humaine.

Ce sont des thèmes forts sur lesquels pourraient se faire les élections européennes et surtout autour desquels pourrait se cristalliser le débat électoral d’aujourd’hui. Force est d’admettre qu’il y a, parmi ceux qui dirigent l’Europe et qui y ont un rôle actif, une volonté d’occulter ces choix, ce qui, évidemment, éloigne les citoyens et contribue à aggraver leurs peurs.

Est-ce que les bonnes questions sont posées ? Est-ce qu’on est en train de sortir d’une vision franco-française ? Ou est-ce que finalement ce sont des élections européennes “as usual”, c’est-à-dire en fait une élection française, déguisée en élection européenne ? Attention : la question ne correspond pas à la réponse… Il faut changer : « Faut-il viser une Europe-puissance ? »

D’abord, il ne faut pas s’enfermer dans des formules toutes faites : les plus consacrées sont l’ennemi du changement. L’Europe puissance avait peut-être un sens au XIXe siècle, un sens déjà quelque peu perverti tout au long du XXe siècle.

Je ne pense pas que, dans le contexte actuel, ce soit le concept phare. L’Europe a besoin d’être présente dans la mondialisation. C’est en analysant précisément ce que « présence dans la mondialisation » veut dire qui nous constituerons notre boussole.

Évidemment, à partir de là, il faut aller à la découverte de concepts nouveaux : lorsque l’Europe s’est constituée, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’était sur un mode associatif pour réaliser deux objectifs : mettre fin aux guerres intra-européennes qui s’étaient succédé et assurer la reconstruction de pays européens rendus exsangues par la guerre. Aujourd’hui, ces deux objectifs ont été atteints et c’est à mettre au crédit de l’Europe de cette première étape. Le problème est maintenant de passer à une Europe de « la deuxième étape » : dans le contexte d’aujourd’hui, ce n’est plus seulement des associations de puissances qui comptent, ce sont des solidarités réelles.

Il faut que l’Europe pénètre à l’intérieur des espaces sociaux, non pas pour les abolir, comme c’est à la mode actuellement avec les progrès d’une économie néo-libérale, mais pour répondre à ce besoin réel d’intégration sociale européenne. Cette dernière suppose le rééquilibrage d’un certain nombre d’inégalités à l’intérieur du continent et aussi à l’intérieur même des nations les plus riches du continent. L’intégration implique aussi la mise en place de formules permettant de définir de grandes politiques publiques européennes : de la santé, de l’éducation, de la promotion des catégories sociales qui sont les plus affligées aujourd’hui... et cela ne peut se faire que par un changement de logiciel et certainement pas à partir de ces points fixes que les opinions publiques européennes supportent de moins en moins, comme la règle des 3%, celle de la sacro-sainte austérité ou encore cette conception toute particulière de la libre concurrence à l’intérieur de l’espace européen.

Il faut véritablement franchir ce pas, sinon on va vers une décomposition. Les Britanniques ont voulu faire une sortie brutale qu’ils payent aujourd’hui extrêmement cher en se perdant dans des labyrinthes absurdes. Il leur aurait été plus simple d’attendre passivement la décomposition d’une Europe qui, si elle n’est pas avisée, va effectivement vers son autodestruction.

Ce nouveau souffle à votre avis, qu’est-ce c’est ? Une remise à plat des institutions ? C’est un big bang à la suite de cette élection ? Finalement la puissance économique de l’Europe reste l’Allemagne et elle a plutôt envie d’un business as usual.

Oui, mais c’est là justement que les choses ne vont pas : on ne peut pas faire le constat d’une mondialisation qui se traduit par une interdépendance croissante entre les économies et entre les sociétés tout en continuant à vivre sur le mythe du leadership nécessaire de la première puissance économique européenne.

Si on veut que l’Europe se porte bien, ce n’est pas en pérennisant des îlots de puissance économique qu’on y parviendra, mais plutôt à partir d’une solidarité beaucoup plus forte entre les acteurs, et d’un partage des rôles et des choix qui ne correspond pas du tout à l’orientation actuelle de la politique européenne.

Celle-ci est aujourd’hui fondée sur un statu quo ravageur qui consiste à reproduire à l’identique ce qu’était l’Europe il y a trente ou quarante ans. La preuve même que la voie est mauvaise se trouve dans notre incapacité à voir les réalités nouvelles faites de migration incompressible, de redéfinition et de restructuration du travail, de division internationale de la production, d’apparition de nouvelles puissances qui ne sont plus à l’échelle de chacun des États européens mais à celle de l’Europe toute entière... C’est tout ceci qu’il faut avoir dans le viseur.

À l’aune de toutes ces réflexions qui doivent bousculer l’électeur, quelle lecture stratégique lui proposeriez-vous ? 

Je ne pense pas, tout d’abord, que ces élections doivent se faire sur des paramètres nationaux : c’est là un des paradoxes les plus graves, car, en fait d’élection européenne, on a 27, et peut-être 28, élections nationales juxtaposées, ce qui n’est pas du tout compatible avec le projet européen.

Il y a déjà là un non-sens qui est aggravé par une autre préoccupation légitime : la nature peu démocratique de cette Union, où la plupart des électeurs ne comprennent pas bien ce que le Parlement européen peut faire pour se conformer à l’exigence démocratique. Il y a dans l’opinion un sentiment de plus en plus fort d’impuissance : l’individu électeur considère qu’il n’est pas capable de peser sur l’Europe et ce sentiment est effectivement très dangereux.

Il faut dès lors partir, non pas des problèmes nationaux, mais des grands impératifs régionaux. Il y a, à ce niveau, deux nécessités impératives : comprendre ce qu’est la mondialisation aujourd’hui et prendre la mesure t des blocages qui se multiplient à l’intérieur de l’Europe au nom de la reproduction de ces vieilles idées, de ces vieux fantasmes de puissance propres à chaque État-nation.

Imaginons que vous deveniez le nouveau président de l’Europe. Quelle serait votre première décision ?

Je ne le serai jamais : donc je ne peux pas vous répondre, et à vrai dire, cela ne m’intéresse pas de l’être. Je ne suis pas sûr qu’il soit prudent de se présenter comme président de l’Europe dans le contexte actuel !

L’Europe a accumulé de nombreuses fautes ces dernières années et effectivement celles-ci viennent entraver tous ceux qui sincèrement ont envie de faire quelque chose au sein de l’Union : un élargissement qui n’a pas été du tout contrôlé, qui n’a pas été pensé en termes d’intégration (on ne s’est jamais posé la question de savoir si les nouveaux venus avaient un projet européen clair et compatible), une incapacité à s’adapter au nouveau monde et notamment à travailler en partenariat avec les nouvelles puissances émergentes, une incapacité à, se redéfinir par rapport aux États-Unis et à leur tutelle qu’ on n’aime pas mais qu’on sait pérenniser pour faire faire ce qu’on ne veut pas faire soi-même, notamment sur le plan de la défense ou de la politique étrangère...

Il y a aussi une sorte d’aveuglement complet sur les différents enjeux sociaux qui se répartissent sur la carte européenne notamment cette attitude bêtement répressive à l’égard des flux migratoires, qui ne sait pas positiver les questions afférentes aux migrations qui sont pourtant irrémédiablement inscrites dans l’avenir du monde. On devrait, au contraire, chercher à optimiser la satisfaction de chacun, celles de la société de départ, de la société d’accueil et des migrants... On est dans une impasse complète.

Le malheureux qui deviendrait président de l’Europe, bon ou mauvais, risquerait fort d’être pris dans le fil de l’eau de cette mollesse européenne.

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Cet article a été co-écrit avec Laurent Rivet, Journaliste d’entreprise, Expert Influence et Capital immatériel, https://augmenter-votre-influence.fr

Toujours un grand plaisir de lire Bertrand Badie et son analyse humaniste des évolutions du monde

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