Pourquoi une organisation doit-elle se méfier du syndrome de la dinde ?

Pourquoi une organisation doit-elle se méfier du syndrome de la dinde ?

Nous avons été plusieurs ces derniers temps à partager la même quête: Trouver des idées de cadeau pour faire plaisir le soir du 24 décembre ! D'ailleurs, ça revient tous les ans à la même date et, à chaque fois, on le sait, il faut avoir prévu de quoi faire plaisir. C'est peut-être une contrainte pour les uns, une source de joie pour les autres, mais au moins c'est certain, il y aura un soir de 24 décembre, on ne peut pas dire qu'on ne le savait pas.

Mais une dinde (en l’occurrence celle de Bertrand Russel) n'a pas à courir dans les magasins, à faire la queue, à éplucher les sites marchands en quête de l'objet original au moindre coût ou à stresser pour être livré avant le 24. D'ailleurs, elle le sait bien puisque ça fait des semaines et des mois que les jours se suivent et se ressemblent. Hormis la lumière qui change avec la saison ou la température, le programme est plutôt répétitif. Réveil tous les matins à la même heure. Repas servi à la même heure. La porte du jardin s'entrouvre à la même heure. L'avenir est sûr. La vie est un tantinet monotone. Mais peu importe, elle la préfère à celle de ces pauvres humains qui eux, doivent courir pour se préparer à ce qui est prévu et qui arrivera certainement. Pour elle, pas d'événements spéciaux à l'horizon, pas d'obligation de courir. Elle peut fermer l’œil.

Ce que la dinde ne sait pas, c'est qu'on a décidé qu'il y aurait pour elle aussi un événement spécial. Pour elle aussi le soir du 24 décembre sera l'occasion de faire plaisir. Alors, le matin du 24 ne sera pas comme les autres matins. Et si la porte s'ouvre, ça ne sera pas pour l'inviter à manger!

Qu'est-ce que le syndrome de la dinde?

C'est penser que l'avenir n'est qu'un prolongement fidèle au passé. C'est supposer que ce que l'on ne sait pas encore ressemblera à ce que l'on sait déjà. C'est se bercer dans une illusion que pour bien contrôler le futur il suffit de regarder en arrière.

"Le syndrome de la dinde consiste à supposer que ce que l'on ne sait pas encore ressemblera à ce que l'on sait déjà"

Parce que l'incertitude est le défi de toute projection, de tout choix, de tout plan, elle nous dérange. L'incertitude. Cette barrière qui se dresse face à nos aspirations, nos souhaits, notre volonté. Si l'incertitude n'existait pas, tout serait tellement plus facile, prévisible, "planifiable". Tout plan, tout projet, tout choix ressemblerait aux soirs de Noël, évènements connus d'avance et figés dans le temps. Nous aurions besoin de faire ce qu'on sait bien faire: gérer des projets, programmer des livrables, fixer des délais pour atteindre des objectifs au moindre coût. Et alors, tout irait bien, tout serait sous contrôle.

Quand s'adapter à l'incertitude revient à l'ignorer

Mais voilà, l'incertitude existe. Cela au moins est certain. Vous dites hélas? Pour ma part je n'en suis pas si sûre, on pourra en discuter dans un autre article. En tout cas, on ne peut raisonnablement prétendre que tout sera sous contrôle. Alors qu'est ce qu'on fait?

Ce qu'on observe, c'est que cette conscience de l'incertitude est de plus en plus présente. Les crises et les catastrophes sont passées par là. Alors, on se met à réfléchir sérieusement à comment être moins vulnérable, à comment anticiper cette incertitude. Il n'y a qu'à constater combien le mot "Agilité" est utilisé partout, désignant un Graal que chaque organisation devrait désirer et conquérir. Si on n'est pas agile, on est menacé de casser à la première tempête.

Mais ce qu'on observe aussi, c'est que cette aspiration d'agilité a du mal à se défaire des anciens paradigmes et des comportements usuels, à se libérer du syndrome de la dinde. Et finalement, être agile revient aujourd'hui pour la plupart des organisations à faire des pronostics plus poussés, plus fins. Et pour que ces pronostics soient fiables, que le taux d'erreur soit le plus faible possible, on va toujours chercher dans le passé mais en accumulant une quantité d'information plus importante. Cela permet d'étendre la portée de la mémoire et sa finesse. D'ailleurs, aujourd'hui c'est possible avec le Big Data et les techniques de l'Intelligence Artificielle. On peut aujourd'hui brasser une telle quantité d'information qu'il serait irrationnel de s'en priver! Hélas, une stratégie, aussi probabiliste et aussi "data-driven" soit-elle, reste quand même prisonnière du passé. Chaque jour qui passe sans qu'il y ait un évènement nouveau renforce la croyance qu'il en sera toujours ainsi. Et si jamais, on voit passer un "Cygne Noir", on va s'arranger pour dire que c'était un mauvais cauchemar, un passage exceptionnel et qu'il vaut mieux le retirer du paysage de l'information que l'on contemple. Mais, comme le dit si bien Nassim Taleb, "une absence de preuve n'est pas une preuve d'absence".

"Une absence de preuve n'est pas une preuve d'absence"

L'irrationalité du tout rationnel

Ce fonctionnement est plus répandu que ce qu'on pense. Des humains aux organisations, cette manière d'appréhender l'incertitude est plutôt commune et ancrée (Nous pouvons discuter des raisons possibles de ce comportement dans un autre article).

Et pourtant, on assiste aujourd'hui à une prégnance de l'incertitude à tous les niveaux de la vie économique, sociale, politique,..... La mondialisation, les technologies de l'information et de l'internet, la dématérialisation et l'instantanéité des services, tout cela renforce l'interdépendance entre les domaines, les sujets, les univers, les individus, les nations, etc. Et le fameux effet papillon prend une puissance telle qu'on assiste à une démultiplication exponentielle des impacts de tout événement, dans n'importe quelle région du monde et qu'elle que soit son échelle. Il suffit de se rappeler, par exemple, que le printemps arabe s'était déclenché à partir de l'expression de la détresse d'un individu. Ou encore, que la crise financière planétaire de 2008 avait pour origine la déstabilisation de quelques structures bancaires nord américaines. Rien que sur la dernière décennie, les exemples éloquents de la vitesse et de l'ampleur à laquelle les impacts se propagent ne manquent pas. Mais pour vous, lecteur avisé de l'actualité, la démonstration est faite.

Je pense que vous voyez comme moi qu'il devient irrationnel, dans un contexte si nouveau et si différent, de continuer à se contenter des outils et des logiques du passé, si "rationnels" et si intelligents soient-ils. Quelle que soit la puissance de nos algorithmes de prévision ou de nos outils de collecte de l'information, ils ne nous permettront jamais de se préparer à l'inconnu, à anticiper ce qui ne s'est jamais passé auparavant.

Mais alors, comment faire me diriez-vous? C'est en effet La bonne question et la seule qui mérite d'être posée. Il est clair que nous avons à réinventer nos schémas de fonctionnement. L'ère du tout prédictif est révolue. Arrêtons de regarder le passé. Cherchons ailleurs les clés de l'avenir.

Et si nous allions plus loin?

Nous dépensons une énergie phénoménale à affiner les modèles du passé sans être sûr qu'ils nous rapportent la sérénité recherchée. Et si nous employons cette même énergie pour repenser nos comportements, pour questionner nos paradigmes? Et si nous misons sur l'intelligence humaine, non pas pour reproduire en plus efficace ce qu'on a toujours su faire, mais pour créer de nouvelles logiques à la hauteur des défis nouveaux.

Selon moi, face à un contexte exceptionnel, il faut prendre le temps du recul. Il faut prendre le risque d'investir dans des directions nouvelles. Et ces directions ne seront pas les mêmes pour toute organisation car il revient à chaque système de penser sa stratégie d'avenir. Mais par contre, il m'apparaît fondamental, quelle que soit la stratégie, qu'elle puisse reposer sur trois conditions pour une agilité réelle face à l'incertitude:

  1. Se construire une agilité organique: celle de la structure et de ses hommes
  2. Se munir de sa boussole: des valeurs, une Intention et une vision claires
  3. Miser sur l'humain et son potentiel de création et d'inventivité

Je reviendrai plus amplement sur ces clés de réussite dans un prochain article.

En guise de conclusion, je dirai qu'à l'heure où on met sur un piédestal la puissance froide et apparemment sans limite de la machine, il me paraît plus que nécessaire de remettre au centre la créativité humaine, la seule qui peut faire émerger les nouveaux fonctionnements que notre époque semble exiger, si on lui en donne les moyens.

Et bien entendu, que toutes ces considérations sérieuses ne nous empêchent de profiter des bons repas de Noël et, pour les amateurs, d'une dinde bien savoureuse !

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