[Préjugés...] Et si on regardait dans le cerveau ?
Pourquoi ?
Pourquoi malgré nos convictions humanistes avons-nous fâcheusement tendance à trouver normal que les femmes s’occupent des enfants ? Pourquoi avons-nous peur quand on croise un immigré mal habillé dans une ruelle sombre ? Pourquoi, au contraire, avons-nous plus facilement confiance en quelqu’un qui nous ressemble physiquement ? Mille réponses sont possibles, se pencher sur le cerveau et la psychologie cognitive apportera sont lots de réponses.
Derrière nos pensées, nos préjugés ou nos vertus, il y a une masse de 86 milliards de neurones. Même si on est encore loin de maîtriser les rouages du cerveau, on peut décrire quatre grandes fonctions : viscérale, motrice, intellectuelle et émotionnelle.
C’est grâce à la fonction viscérale que nous sommes en vie, que nous respirons, digérons, que nous nous reproduisons… avec une certaine efficacité. La fonction motrice nous permet de nous déplacer, de prendre un stylo-Bic en main ou encore de nous faufiler dans le conduit d’une grotte. Dans le cadre de cet article, nous nous intéresserons plus particulièrement aux deux dernières. La fonction intellectuelle fait référence à notre capacité d’analyse, d’évaluation et de jugement. C’est à travers elles que nous allons construire des opinions, parfois les réviser, et surtout les mémoriser. Enfin, la fonction émotionnelle a trait à nos désirs, nos pulsions, nos aversions, nos peurs… Les chercheurs étudient ces quatre fonctions de manière relativement isolée mais dans notre vie quotidienne, elles sont étroitement reliées les unes aux autres. Face à la peur que nous évoquions plus haut, nous justifions nos émotions par des pensées qui nous font finalement prendre nos jambes à notre cou !
Le cerveau entre pensée et action
Aborder le cerveau, la pensée et nos comportements de cette manière, nous amène à remettre en question une idée aussi ancienne que nos cultures. Pendant très longtemps, on a opposé le corps à l’esprit. La carne était limitée et l’esprit, rationnel et grandiose. Et les pauvres humains, soumis à leurs pulsions des êtres inférieurs par rapport à ceux qui basaient leur vie sur les choses de l’âme. Cette vision dualiste est illusoire. Bien qu’il existe encore de nombreuses inconnues sur la manière dont le cerveau transforme une expérience en pensée et en action, certains éléments ne font plus de doute : nos comportements sont bien le fruits de processus mentaux et non les conséquences d’une supposée « faiblesse » ou encore le fruit d’un malin génie qui nous induirait en erreur. Cognitions et comportements sont en dialogue constant et, globalement, nos actions sont les conséquences d’un composé de pensées et d’émotions. Autrement dit, ma peur face à l’immigré, même si elle va à l’encontre de mes valeurs déclarées, est bien la conséquence de ma « machinerie interne ».
Un cerveau pour agir
Dès lors, les préjugés, les croyances, les stéréotypes et les discriminations sont bien des productions de notre cerveau et il est même probable que le fonctionnement même de notre cerveau les favorisent.
Selon le mot de Henri Laborit, « le cerveau est fait pour agir ». Autrement dit, chez nous, comme chez l’ensemble des vertébrés, le cerveau s’est développé pour assurer notre survie. La « pensée » n’a été sélectionnée à travers le phénomène de l’évolution que pour ses qualités opérationnelles : une capacité à prendre des décisions, à faire des choix, à s’orienter dans un monde complexe chez un être particulièrement peu doté par la nature ! Concrètement, si nous avions eu la masse d’un rhinocéros, la puissance d’un tigre ou la carapace d’une tortue, il y a peu de chance que nous aurions déployé un cerveau aussi complexe.
Ceci étant dit, cette capacité de pensée a un défaut considérable : sa lenteur. En parallèle de notre pensée complexe, il fallait qu’il y ait également une possibilité de prendre des décisions rapides et globalement efficaces, que ce soit pour chasser le gibier, s’arrêter à un feu rouge ou encore savoir comment entrer en relation dans un groupe.
Ce double fonctionnement entre, d’une part, un système automatique, rapide, efficace et peu conscient pour faire face à des situations simples, maîtrisées et ou connues et, d’autre part, un système plus lent mais capable de gérer des situations complexes, non maîtrisées et/ou inconnues a été mis en évidence par différents chercheurs. Le plus connu est sans doute Daniel Kahneman pour avoir reçu le prix Nobel d’économie en 2002 pour ses travaux sur la prise de décision.
Et souvent, décider sans penser…
Ce système automatique est opérationnel dans la plupart des cas. Il est basé sur notre mémoire, sur les expériences que nous emmagasinons depuis notre prime enfance. Nous n’avons plus besoin de réfléchir face à un distributeur de billets, nous n’avons plus besoin d’analyser la situation quand un enfant tombe devant nous et commence à pleurer : nous savons ce qu’il faut faire. Cette connaissance est même tellement ancrée en nous que Benjamin Libet a observé à l’aide d’électroencéphalogramme le « signal » de la prise de décision 500 millisecondes avant que la personne n’en ait conscience ! Cette mémoire est donc déterminante dans nos représentations car elle « s’impose » à nous avant même que nous en avons conscience. Cela ne signifie pas pour autant que nous sommes prisonniers de notre passé. Le même Benjamin Libet a montré que nous avons également la possibilité « d’inhiber » nos actions avant les mettre en œuvre car la vitesse de la pensée reste largement supérieure à la vitesse de l’action. Cependant, cette capacité d’inhibition vient juste après une réaction automatique, spontanée.
Ces représentations spontanées traversent tous les domaines de la vie, depuis les apprentissages moteurs en passant par les valeurs, jusqu’à notre vision du monde. Elles sont tellement prégnantes que, même si vous êtes fondamentalement féministe, il est probable que face à une fille violée, quelque chose en vous se dira « oui, mais elle l’a cherché, avec la jupe qu’elle porte ». Cette pensée sera peut-être tellement fugace que vous n’en n’aurez pas conscience… Elle influencera pourtant vos comportements, votre vitesse de réaction !
Alors, que faire ?
Quelle que soit l’origine de nos préjugés, il est difficile de les dépasser et de les déconstruire. Que ce soit chez soi-même, en tant que parent, ami ou encore en tant que travailleur social, nous sommes tous confrontés à ces représentations qui sont de véritables obstacles à la pensée rationnelle, au changement ou simplement à la vie en société. Malgré cette difficulté, face à l’imprévu, au complexe, à l’apprentissage, au changement…, il est indispensable de faire émerger ces représentations et de les déconstruire pour se donner une chance de les aborder avec lucidité.
A ce stade, nous allons entrer des pratiques d’émancipation. Cette démarche est cependant paradoxale car nous allons tenter de « libérer » une personne ou un groupe de ses préjugés alors que nous sommes nous-mêmes soumis aux nôtres. Il nous faut dès lors assumer cette contradiction et tenter de la garder à l’esprit pour éviter la posture de gourou, autant que possible.
Faire émerger les représentations est la partie la plus facile de la démarche, il n’y a « qu’à » faire parler son interlocuteur, l’interroger sur ses représentations, avec un réel intérêt et en évitant toute ironie. Après tout, peut être est-ce lui qui est lucide et moi qui suit empêtré dans mes représentations…
A ce stade la principale difficulté se situe en soi. Comment accueillir sans réagir des propos racistes, négationnistes, climatosceptiques… ? Le « naturel » voudrait d’ailleurs que l’on réagisse, au risque de susciter une réaction que nous souhaitons justement contourner. Le raciste n’attend que notre révolte pour pouvoir nous reprocher notre propre intolérance ou encore renforcer ses propres opinions.
Dans un second temps, il faut entreprendre le travail de déconstruction afin de faire basculer la personne dans un autre système de pensée moins automatique. Ce travail peut prendre plusieurs formes : confrontation dans un cadre sécurisé avec d’autres visions que la sienne (table de dialogue…), confrontation à un réel qui démontre l’ineptie de certaines représentations (se faire soigner par un immigré… médecin, etc.) ou encore entrer dans un questionnement fin pour amener son interlocuteur à déconstruire lui-même ses propres préjugés.
Le questionnement ouvrant
Quand on parle de questionnement, on distingue classiquement les questions fermées et les questions ouvertes. Les questions fermées amènent une réponse unique : qui a vidé le pot de choco ? C’est Pierre ; es-tu pour ou contre la légalisation du cannabis ? Euh… Les questions ouvertes commencent par un mot interrogatif (quand, comment, pourquoi…) et sont sensées permettre de construire une réflexion. Il y a malheureusement une distance entre la théorie et la pratique… Car si on demande « qu’est-ce que tu penses de l’ouverture des frontières aux immigrés ? », la personne n’aura plus que probablement pour réponse que ses représentations spontanées : « On ne peut quand même pas accueillir toute la misère du monde, Monsieur ! »
Dit autrement, une question ouverte n’amène pas à déconstruire un préjugé mais plutôt à faire émerger une représentation consolidée par la mémoire !
Il faut donc imaginer une troisième voie de questionnement qui amène la personne à aller au-delà de ses représentations, à déconstruire par elle-même ses propres certitudes. C’est ce projet, un peu utopique, que propose le questionnement ouvrant. Techniquement, l’idée est assez simple : après avoir fait émerger les représentations, il « suffit » de continuer à interroger la personne afin de l’amener à se contredire elle-même afin de reconstruire une vision plus juste du réel.
Au-delà de l’idée, voyons comment faire en quelques étapes et un exemple plus ou moins fictif en regard de chaque étape :
1 Amener la personne par questionnement à exprimer ses opinions : « Pourquoi ?» « Qu’est-ce qui t’amène à… ?», « Pour quelle raison… ? »
Les étrangers ne sont pas des gens comme nous…
Il ne faut pas les accueillir chez nous.
2 Lui donner l’occasion de s’exprimer sur les conséquences espérées, les bénéfices qu’elle espère tirer de cette vision : « Très bien, et d’après toi, que vas-tu tirer de cela ? », « Quel bénéfice cette vision va t’apporter ? »…
Préserver ma culture.
Me sentir en sécurité chez moi.
Protéger ma famille.
3 Ensuite, creuser les inconvénients de la vision exprimée au point 1. Cette étape est cruciale car elle fragilise progressivement la représentation et amène la personne a imaginer que d’autres visions sont possibles. Peu à peu, l’amener à découvrir les contradictions entre ce qu’elle espère (point 2) et ce qu’elle obtient (point 3).
Je pourrais me sentir isolé.
S’il n’y a plus d’étranger, il n’y a plus de magasins de proximité.
De toute façon, ils sont là…
Finalement, mes chiffres sont arabes.
4 Mettre en exergue la contradiction entre ce qu’elle espère et ce qu’elle obtient, de manière délicate afin de ne pas heurter la personne.
Je ne me sens pas du tout protégé en étant agressif.
Et comment encore aller à l’hôpital si la moitié des médecins sont d’origine étrangère… ?
5 L’inviter, enfin, à chercher une solution pour transformer ce qu’elle a dit (point 1) afin de conserver ce qu’elle espère (point 2) sans tomber dans ce qu’elle craint et qui empêche
Finalement, je ne connais pas beaucoup d’étrangers.
J’imagine qu’il y a des gens biens et des gens toxiques mais je ne pourrai faire la différence qu’en les rencontrant
Et ensuite ?
Si cette déconstruction est indispensable, elle n’en est pas pour autant facile. Chaque personne a connu plus d’échecs que de réussites dans ce travail, et pourtant c’est cette difficulté qui est une invitation à prendre le temps de s’approprier une telle démarche… Mais ne suis-je pas en train de poser une question ouvrante ?
[1] Kahneman, D. Système 1 système 2, les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2012.[Préjugés…] Et si on regardait dans le cerveau ?
Pierre Vandenheede
Directeur pédagogique de l’Institute of Neurocognitivism
Professeur au Lycée Hôtelier de La Rochelle
4 ansLe lien ne fonctionne pas pour lire l'article...
Consultante en management et transformation des organisations | Animatrice formation management Émergence - Réseau Germe | Intelligence collective | Approche neurocognitive et comportementale | Fresque du facteur humain.
4 ansMerci Pierre pour cet article. Ce questionnement ouvrant est très précieux pour faire faire un pas de côté aux personnes qui conduisent des transformations. Ce sont ces changements de regard et de comportement des uns qui feront changer les autres pour finalement tranformer durablement les organisations.
Agile Coach • Facilitator • Expert trainer • Certified Coach
4 ansMerci pour le partage et l'écriture Pierre ! C'est marrant, je suis tombée sur le numéro en question du magazine du CBAI hier ! Les grands esprits... ^^
C-Suite Coach I Teamwork catalyst I Strategy execution enabler I Facilitator & Visual facilitator I Assessor
4 ansMerci pour ce partage Pierre.