Quelle différence entre une mission et un objectif « classique » ?

Quelle différence entre une mission et un objectif « classique » ?

L’idée centrale de la gouvernance par mission (Mission-Driven Government) est, bien évidemment, la mission. La première question que je me suis posée est de comprendre en quoi une « mission » était différente d’un « objectif », et donc en quoi cette gouvernance par mission était différente d’une gestion par objectifs (Management by Objectives ou MBO) bien réalisée (ce qui, il faut le reconnaître, est assez exceptionnel).

L’objectif, de son idée originelle à sa perversion actuelle

La gestion par objectifs est une approche inventée par « le pape du management », Peter Drucker, en 1954 dans The Practice of Management (traduction française : La pratique de la direction des entreprises en 1957) et qui trouve son application généralisée dans les secteurs privés et publics quasi simultanément. Son recours est tellement classique qu’il est considéré comme le fondement même du management : il permet d’aligner les objectifs des employés sur ceux du dirigeant, de donner du sens aux actions entreprises et de permettre une évaluation de ces dernières. Cette pratique sécurise tant les dirigeants, les cadres intermédiaires que les exécutants, parce qu’il permet d’analyser et d’organiser rationnellement le travail avec un récit unificateur. Un objectif permet de trouver un équilibre entre stratégie de long-terme et performance de court-terme. Adopter une gestion par objectifs alignerait donc les objectifs des collaborateurs sur la raison d’être de l’organisation (sa « mission »), afin d’augmenter les performances, grâce à des outils de suivi rigoureux (facteurs clés de succès ou KPI, tableaux de bord ou Dashboard, données de suivi fiabilisées, etc.). Le principe du cercle d’or de Simon Sinek n’est qu’une actualisation de la pensée de Peter Drucker.

Tarte à la crème du management, tout le monde imagine les objectifs selon la méthode SMART de Georges T. Doran (« There’s a S.M.A.R.T. way to write management’s goals and objectives », Management Review, 1981) : Spécifique, Mesurable, Atteignable, Réaliste, Temporellement défini. Pourtant, cette technique est rarement comprise et trop souvent mal employée. Ainsi, rien que dans les termes employés, il y a déjà un flottement : Atteignable et Réaliste sont redondants en français. Doran proposait pour le A Assignable soit « Attribuable » ou « Affectable ». Avec cette confusion, le R a été remplacé par Relevant qui signifie « Pertinent ». Chacun le réutilise à sa manière... pour tout opérationnaliser sous des outils de reporting. Ainsi, l’usage du MBO avec la logique SMART entraîne habituellement une importance donnée aux indicateurs quantitatifs à court terme déconnectés de la réalité de l’objectif : est ainsi mesuré ce qui est facile à quantifier plutôt que ce qui illustre l’action. La pertinence disparaît au profit d’un statu quo à l’opposé même de la philosophie initiale. Ce mal est très ancien et a trouvé une belle illustration dès les premiers budgets en format LOLF : à l’objectif « défendre et représenter à l’étranger les intérêts de la France », l’unique indicateur employé était « le nombre d’articles, dépêches, reprises radio et télévision concernant l’image de la France dans un panel de médias français et étrangers » [sic]... La démarche SMART est ainsi celle préférée des managers avides de contrôle au détriment de la vision qui devrait être leur principale fonction.

Un objectif met l’action en cohérence avec la raison d’être fondamentale de l’organisation

En effet, en amont même de tout objectif SMART se trouve une étape initiale fondamentale : définir la raison d’être de l’organisation, laquelle permet de définir son orientation stratégique. Cette raison d’être se décline ensuite en objectifs stratégiques, lesquels deviennent alors des objectifs opérationnels. Cette étape est, trop souvent, celle négligée et qui permet pourtant de communiquer à tous les collaborateurs la vision et le sens de l’action. C’est sur la base de ce cap que la délégation peut se réaliser : fournir une direction et une marge de manœuvre réelle, ce qui implique et met la personne en responsabilité de son champ d’action. C’est aussi le point de départ du déploiement de l’intelligence collective. La planification préalable est nécessaire pour ne pas sombrer dans un pilotage des résultats déconnectés d’objectifs tel que définis par Peter Drucker. Ainsi, le travail préliminaire du contrôle de gestion n’est pas tant l’établissement d’une comptabilité analytique, mais la segmentation stratégique : définir avec les cadres dirigeants la raison d’être de l’organisation, laquelle est déclinée en domaine d’actions stratégiques avec des facteurs clés de succès et des objectifs stratégiques, avant de définir pour chacun d’entre eux les objectifs opérationnels qui permettent de les accomplir, et enfin des actions concrètes adossées à des indicateurs de réussite. Dans le secteur public, la difficulté est que l’organisation ne possède pas une raison d’être (mission au sens de Drucker) unique, mais plusieurs et celles-ci sont habituellement organisées autour de politiques publiques. La LOLF prévoit un regroupement de ce type : missions, programmes, actions.

Au final, un objectif vise à permettre la réalisation de la raison d’être de l’organisation via une planification stratégique (habituellement sur 3 à 5 ans), dont les facteurs clés de réussite sont déclinés sous format d’objectifs opérationnels. Ces derniers sont à plus court-terme et peuvent être formulés au format SMART. Les objectifs stratégiques sont davantage formulés sous la forme « je vais réaliser [Objectif] mesuré par [Résultat clé de réussite] ». Un objectif découpe donc la complexité de la raison d’être en des entités plus aisées à manœuvrer, en les décomposant en temporalités entrepreneuriales. La formulation est claire, précise, avec des moyens déterminés à mettre en œuvre. Ce sont donc des outils qui permettent de gérer le quotidien d’une organisation en la reliant à sa finalité profonde à long terme. Pour le dire autrement, un objectif est une mise en musique des moyens disponibles au sein de l’organisation.

Figure 1 — Interactions entre la raison d’être, les objectifs stratégiques et les objectifs opérationnels (Source : Alexis Savkín, « Objectifs stratégiques et opérationnels – Quelle différence? »,

La mission est un grand défi à accomplir dans un temps limité

Une mission, dans le sens développé par Mariana Mazzucato, vise à embrasser la complexité et le très long-terme (au moins une dizaine d’années). L’orientation n’est pas sur les moyens mis en œuvre (budget, politiques et principaux acteurs), mais sur les résultats ambitieux attendus pour la population. Une mission ne correspond pas à la terminologie LOLF. Il ne s’agit pas de structurer l’organisation quotidienne de l’État, dont l’action doit perdurer au-delà et à côté des missions et répondre à des impératifs de court-terme voire d’immédiateté. Les missions ont en commun avec des objectifs le fait d’être formulées clairement, d’être mesurables et d’être limitées dans le temps. Il suffit de prendre les 17 objectifs de développement durable (ODD) pour trouver la trame d’une mission. Chacune comporte une cible avec une mesure. Le premier est « Éliminer la pauvreté sous toutes ses formes et partout dans le monde » ; il se décline en cibles spécifiques, comme « D’ici à 2030, éliminer complètement l’extrême pauvreté dans le monde entier (s’entend actuellement du fait de vivre avec moins de 1,90 dollar par jour) ». La finalité d’une mission est d’inscrire de nouveau l’action publique dans un temps long (par exemple 10 ans) sans connaître déjà les moyens pour résoudre le problème, mais en ayant la certitude qu’il peut être résolu en coordonnant toutes les bonnes volontés (secteur public comme privé, de l’État et des collectivités territoriales aux associations non lucratives et aux entreprises lucratives). Ainsi, en France, la Stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté, adoptée en 2018, se décline en 5 grandes thématiques et 35 mesures. Par exemple, « Engagement n° 1 : L’égalité des chances dès les premiers pas pour rompre la reproduction de la pauvreté » dont la première mesure est « Une solution d’accueil pour tous et sur tout le territoire ». Une mission, comme la raison d’être d’une organisation, se décline ensuite plus classiquement en objectif et en projet.

À la différence de la pratique habituelle, il n’existe pas de plan établi. Le fonctionnement se fait à tâtons, par une pratique incrémentale d’essai-erreur (trial and error). La mission vise à créer une dynamique, une incitation pour la société civile à contribuer à la résolution du défi. Pour reprendre l’exemple de la conquête spatiale, Kennedy, dans un fameux discours We choose to go to the Moon à l’université de Rice en 1962, explique ce qu’est un défi propre à une mission : « Nous avons choisi d’aller sur la Lune. Nous avons choisi d’aller sur la Lune au cours de cette décennie et d’accomplir d’autres choses encore, non pas parce que c’est facile, mais justement parce que c’est difficile. Parce que cet objectif servira à organiser et à offrir le meilleur de notre énergie et de notre savoir-faire, parce que c’est le défi que nous sommes prêts à relever, celui que nous refusons de remettre à plus tard, celui que nous avons la ferme intention de remporter, tout comme les autres. »

Tableau 1 — Comparaison entre objectifs opérationnel et stratégique, raison d’être et mission

Pour conclure, une mission est la formulation d’un grand défi sociétal à résoudre dans la décennie à venir. Il ne peut pas être résolu par les moyens habituels et par une gouvernance traditionnelle. Une telle cause est entraînante, fournit une vision commune qui est le support à un travail collectif faisant tomber les cloisons, au profit d’un résultat concret pour la population. Dans un sens, il s’agit d’appliquer la méthode bien connue de l’innovation, dont nous avons l’habitude, au service d’une finalité à un niveau totalement inédit !

Lucie Vegrinne

Innovation publique/ territoriale

3 mois

Merci ! De bons rappels pour mes activités !

Philippe GAMBIER

Conseiller en organisation - Fonctionnaire en poste à temps partiel - Consultant et formateur indépendant en cumul d'activité - Co-auteur du jeu sérieux "JDI Boostez votre esprit d'innovation" - Intelligence artificielle

3 mois

Formuler des objectifs SMART, sujet incontournable abordé en 2e semaine de la formation d'intégration des cadres territoriaux A et B (je suis en plein dedans cette semaine en tant que formateur !). J'aime beaucoup la grille de lecture proposée sur l'articulation entre raison d'être, mission, objectifs stratégiques, objectifs opérationnels. Pour le A et le R de SMART, je recommande l'alternative Ambitieux et Réaliste qui permet de s'interroger sur le point d'équilibre à trouver entre les deux, pour motiver les parties prenantes et pour justifier d'affecter du temps et des moyens au projet. Une autre approche que je trouve hyper intéressante est la méthode du cadre logique utilisée dans les projets de coopération ou d'aide au développement. Selon moi, cette méthode montre aussi que derrière le côté rigoureux voire quasi scientifique, définir un objectif a aussi une dimension subjective qui traduit le choix du commanditaire de prioriser un angle d'attaque, y compris dans sa com' sur le projet en question. Autrement dit, 1 objectif SMART prioritaire = 1 projet, c'est intéressant pour donner du sens. Cela pose aussi la question des indicateurs pertinents pour vérifier l'atteinte du ou des objectifs... Merci beaucoup Jean-Baptiste 😉

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