Quelle lucidité envers la “nouvelle Chine” ?

"Lettre d'Asie" publiée dans L'Opinion le 24 mai 2023.

Les entreprises occidentales installées en Chine doivent s’armer de clairvoyance et regarder les paradoxes de l’empire du Milieu avec discernement. L’année 2023 est celle des décisions stratégiques pour la décennie à venir.

Quel défi plus merveilleux à se donner que d’atteindre la lucidité dès l’âge de 10 ans ! Bravo à la rédaction de l’Opinion, dont les lecteurs auront certainement à cœur d’appliquer une telle approche à l’analyse des récentes évolutions en Chine. Pour cela, il leur faudra adopter à la fois le recul nécessaire, la granularité dans l’analyse, et le courage dans l’action.

D’abord, la lucidité nécessaire de prendre du recul face à l’actualité immédiate, car il n’y a que de loin que l’on perçoit l’ensemble de la montagne. Seul un tel détachement permet de bien appréhender la rupture que représente le XXe Congrès d’octobre dernier : la Chine ferme un cycle de vingt ans d’ouverture, privilégiant désormais l’auto-suffisance. Son critère de réussite devient le ratio de dépendance que le reste du monde entretient avec elle ; la « mondialisation heureuse » des deux dernières décennies devant laisser place à la montée du « Sud global », pour un rééquilibrage de la planète face à l’hyper-puissance américaine.

La lucidité permettra d’anticiper les conséquences de l’économie de guerre dans tous les secteurs économiques, et qui provoque un puissant transfert de valeur de la demande vers les contraintes à l’offre. La Chine entend bien en devenir la grande bénéficiaire, pour compenser sa sous-rémunération lors des deux dernières décennies.

Déluge. Ensuite, la lucidité tiendra à identifier le signal fort dans le déluge d’informations quotidiennes. Au premier trimestre 2023, tandis que le concert médiatique saluait la prometteuse reprise de la croissance du PNB chinois de +4,5%, la lucidité aura perçu le chiffre véritablement significatif : + 0% ! Soit l’absence de croissance de l’investissement privé, due à la profonde perte de confiance des entrepreneurs chinois envers le nouveau gouvernement.

La lucidité permettra d’anticiper les conséquences de l’économie de guerre dans tous les secteurs économiques, et qui provoque un puissant transfert de valeur de la demande vers les contraintes à l’offre

Bien malin celui qui aujourd’hui pourrait décrire avec précision ce à quoi ressembleront ces 20 % de PNB mondiaux, désormais entre des mains se déclarant ouvertement « néo-lénino-marxistes ». La lucidité conduira à observer objectivement un nouvel « empire des Paradoxes », où les faillites en série des municipalités locales, l’effondrement démographique et les très faibles gains de productivité côtoieront une domination mondiale dans les industries d’avenir – notamment dans la transition environnementale – et les succès diplomatiques, comme auprès du « Sud global ».

Voilà pourquoi la lucidité invite les sociétés européennes présentes en Chine à prendre dès cette année les décisions stratégiques pour la décennie à venir. Car il s’offre encore aujourd’hui à nos comités de direction quatre possibilités, que cette « nouvelle Chine » risque bien de restreindre davantage à partir de 2024. La première : partir, si l’avenir ne tient qu’à des appels d’offres publics perdus d’avance. Une deuxième voie consiste à s’associer à des entités publiques locales : ce sera ni plus ni moins qu’un retour de trente ans en arrière vers le modèle des joint-ventures, dont bien peu ont réussi. Troisième possibilité : faire le dos rond, en réinvestissant seulement ses profits sur place jusqu’au retour espéré de jours plus normaux. La quatrième option, selon un schéma plus original, consiste à dé-risquer la Chine, par une stratégie « China + 1 » : diversifier ses opérations en Asie du Sud-est avec le concours de son partenaire privé historique chinois.

Lucidité, à toi de jouer !

L'édito de Nicolas Beytout pour les 10 ans de L'Opinion : "10 ans et toujours l’esprit d’aventure" (extraits)

[...] En une décennie, le débat politique s’est durci, le discours s’est simplifié, les adversaires se sont caricaturés. Certains médias en ont profité, d’autres ont même organisé cette dérive, surfant sur le populisme qui en redemandait. Par contraste, l’existence d’un média de raison est ainsi devenue plus essentielle encore. Face aux raccourcis sommaires, aux slogans péremptoires, le besoin de lucidité est aujourd’hui criant. [...]

Être lucide. Amener de plus en plus de lecteurs et d’internautes à l’être. En politique, en économie, en international, reconnaître nos forces et dénoncer nos faiblesses, regarder avec lucidité l’état du pays, de ses entreprises, des chantiers à ouvrir, des réformes à accomplir et de l’urgente nécessité de les mener à terme. Dans tous ces domaines, débusquer les modes, les fausses valeurs, les gourous et leurs solutions de facilité. C’est l’essence même de l’Opinion. Être lucide, c’est accepter de se trouver à contre-courant. [...]