Quelle place pour la subjectivité dans les sciences humaines ?

Quelle place pour la subjectivité dans les sciences humaines ?


 « Les yeux et les oreilles sont pour les hommes de piètres témoins, s’ils ont des âmes qui n’en comprennent le langage » Héraclite 

Max Weber affirmait que la science est responsable du désenchantement du monde. Il précisait que « l’intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons […], elles signifient bien plutôt que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision […], et cela revient à désenchanter le monde ». La science, selon Weber est donc caractérisée par la prévision qu’elle permet, aussi bien que par ses méthodes de pensée et son œuvre de clarté, auxquels Karl Popper ajoutera le critère de réfutabilité. Il s’agit d’une démarche qui établit des connaissances, qui se distinguent des croyances et des superstitions, en construisant un savoir reposant sur la raison et non sur des explications mythologiques ou religieuses du monde. Elle a une histoire, des événements l’ont rendue possible, et si elle s’est construite sur l’objectivité, de plus en plus de place sera cependant accordée à la subjectivité dans le champ des sciences humaines.

À la suite de la révolution copernicienne, à l’époque de la Renaissance, quand le système de pensée aristotélicien commence à être remis en cause, quand l’Homme n’est plus considéré comme le centre de l’univers après les observations de Galilée, l’explication théologique va progressivement céder la place à une explication rationnelle du monde et des phénomènes. En Angleterre, Francis Bacon jette les fondations de la méthode expérimentale dans les sciences. En France, le philosophe René Descartes va consacrer la naissance du sujet moderne de la connaissance, ayant pour objet le monde qui l’entoure, en procédant au doute méthodique (quand bien même il réintroduit l’idée de Dieu dans sa troisième méditation). Il établit, dans le Discours de la Méthode, un sujet qui a vocation à être « maître et possesseur de la nature ». Blaise Pascal, philosophe et scientifique de renom (pression atmosphérique, calcul de probabilité…) n’argumentera d’ailleurs plus en faveur de l’explication divine qu’à l’aide de son fameux pari en raison. La scolastique et son adaptation d’Aristote ont vécu, c’est la naissance de la science moderne. Comme l’écrit Jean-Bernard Paturet, « en philosophie, Descartes et Pascal substituent au respect stérile de l'autorité des Anciens (Aristote, « Aristotélès dixit » ou la Bible, « la Parole de Dieu ») la souveraineté de la raison ».

 Cependant, c’est la philosophie des Lumières qui va acter la remise en cause de tout argument d’autorité. Jean-Bernard Paturet précise : « Kant puis les Encyclopédistes continueront à accentuer la sécularisation de la raison devant le succès de la Science depuis Newton. Dans l’opuscule Qu’est-ce que les lumières ? il définira la règle fondamentale de l’autonomie du sujet humain par l’expression latine : Sapere aude, ose te servir de ta raison ». La science se construit donc contre l’obscurantisme. Pour les Lumières, écrit Kant, « il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et la plus inoffensive parmi tout ce qu’on nomme liberté, à savoir celle de faire un usage public de sa raison sous tous les rapports ». Les penseurs antiques précédant Aristote sont redécouverts. Les présocratiques et leurs tentatives d’explication rationnelle du monde, mais surtout Platon et sa critique de la Doxa ainsi que sa reprise du « connais-toi toi-même » de Socrate, deviennent des références émancipatrices. La Raison vient prendre la place jusque-là dévolue à Dieu. A tel point qu’en France le culte de la Raison et de l’Etre suprême fut un temps instauré en 1794 ! Dès lors que l’ordre divin et les régimes monarchiques ont été remis en cause, la conduite humaine et l’organisation de la société ne vont elles-mêmes plus de soi, l’homme et la société deviennent des objets d’étude au même titre que la nature, mais dans ce domaine sur quoi se fonder au-delà du sens commun ? Sur l’expérience (réalisme-empirisme) ou sur la raison (idéalisme-rationalisme) ? Deux démarches se distinguent en effet comme le rappelle Jean-Michel Besnier : « d’une part, la déduction qui subordonne la vérité à l'enchaînement de propositions à partir de prémisses présumées indiscutables ; d’autre part l’induction qui s’attache à prospecter le terrain de l’expérience pour établir par généralisations les lois recherchées ». Le débat philosophique se situera désormais principalement à ce niveau, même si comme le montre Jean Michel Besnier « il serait arbitraire d’opposer absolument ces deux attitudes, car elles coopèrent dans le moindre de nos jugements ». Le positivisme d’Auguste Comte marquera une étape suivante, en instituant une physique sociale et tranchant ainsi nettement en faveur d’un réalisme empirique débarrassé de tout atermoiement personnel. Il écrira : « J’entends par physique sociale la science qui a pour objet propre l'étude des phénomènes sociaux, considérés dans le même esprit que les phénomènes astronomiques, physiques, chimiques et physiologiques, c'est-à-dire assujettis à des lois naturelles invariables, dont la découverte est le but spécial de ses recherches ». Durkheim établira d’ailleurs par la suite la méthode sociologique comme étant l’étude des faits sociaux considérés comme des choses, n’impliquant  donc « aucune conception métaphysique, aucune spéculation sur le fond des êtres ». L’objet de connaissance est extérieur au sujet de la connaissance et peut être totalement appréhendé par une méthode scientifique rigoureuse. Cependant, Freud, qui considérera qu’« au cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis » (Copernic et Darwin), affirmera que la psychanalyse inflige un troisième démenti à la mégalomanie humaine en montrant au moi « qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique ». Petit à petit l’objectivité à laquelle tend la science va se voir remise en question par la notion de subjectivité dans les sciences humaines, où le choix des hypothèses et de la problématique ainsi que la manière d’appréhender l’objet (approche quantitative, qualitative…) auront leur sens, le point de vue également, fût-il un point aveugle inconscient. C’est ainsi « à la lumière de l’idée d’Einstein selon laquelle nous ne pouvons observer que les événements survenus auprès de l’observateur » que Georges Devereux va montrer que toute méthodologie efficace en ce qui concerne ce qu’il appelle les sciences du comportement « doit exploiter la subjectivité inhérente à toute observation en la considérant comme la voie royale vers une objectivité authentique plutôt que fictive ». Selon Devereux il est primordial de reconnaître « la réalité et l’importance des interactions tant conscientes qu’inconscientes entre l’observateur et le sujet ».

 Quoi qu’il en soit, remettre en question les évidences reste la première étape de toute démarche scientifique, après l’étonnement qui caractérise le moment inaugural de toute philosophie selon Jeanne Hersh, et ce depuis les penseurs présocratiques. Platon, à travers le mythe de la caverne développé dans le livre 7 de La République décrit d’ailleurs de quelle manière le philosophe qui veut avoir accès à la lumière doit se séparer des illusions communes et du règne de l’opinion pour accéder à quelque vérité, parlant même d’un « arrachement » pour ce faire. Seul un sujet libéré des dogmatismes de son temps peut devenir sujet de la connaissance et s’engager dans une démarche scientifique. Comme l’écrit Jean-Pierre Astolfi « les savoirs ne sont pas de simples données qui s’établissent sur le mode de la découverte, de la mise en évidence, et qui se déclinent en définitions, formules, lois, règles, dates… Ils apportent des réponses toujours provisoires à un questionnement disciplinaire qui s’élabore lentement et difficilement. Ce sont des conquêtes de l’esprit, qui supposent un renoncement aux évidences du sens commun et à ses réponses prêtes à penser ». 

Est-ce à dire que l’on part de rien, que l’on fait table rase des connaissances que l’on pensait posséder jusque-là ? Pas exactement, et d’ailleurs Gaston Bachelard qui insiste sur le fait que l’opinion n’est jamais de la science, montre bien cependant que les préjugés ne sont pas à négliger, car ils sont une forme de connaissance imparfaite, contre (on peut ici jouer sur la polysémie du terme) laquelle va s’établir la science, à partir d’une rupture épistémologique. Il écrit qu’« il est impossible de faire d’un seul coup table rase des connaissances usuelles, […] on ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter ». La raison de l’opinion est celle de l’adaptation de l’homme à son milieu, c’est une connaissance pratique nécessaire à la survie. On peut trouver une belle illustration de cet aspect dans les pages, très anthropomorphiques, que Jack London consacre aux premiers mois de vie de Croc Blanc dans son livre éponyme : « De toute manière, même les petites créatures, de la plus minuscule à la plus gigantesque, obéissaient à la loi unique, immuable, absolue du Wild : mangez ou soyez mangés. Il va de soi que le louveteau n’énonçait pas cette loi de cette manière, ni ne la trouvait juste ou injuste. Il ne la définissait même pas. Il se contentait de l’accepter comme une des données de son existence, au même titre que l’air qu’il respirait ou l’eau qu’il buvait ».

Les sciences humaines s’appuient donc initialement sur des connaissances intuitives, qui ne sont pas scientifiques, qui tendent à devenir des savoirs, toujours provisoires et possiblement réfutables pour expliquer le monde humain que nous habitons. Cependant si les sciences humaines éclairent les pratiques sociales plus ou moins directement, « enseigner, éduquer semblent plus relever du bricolage que de la scientificité et de la technicité, […] du collage qui lie et laisse ouvert, qui noue et dénoue, qui maille et laisse des trous et par conséquent des ouvertures » comme l’écrit Jean-Bernard Paturet. Mettre en œuvre des programmes et des compétences acquises, à partir des connaissances scientifiques actuelles, dans les domaines de l’éducation et du soin peut certes s’avérer nécessaire, mais pas suffisant, la question de la subjectivité devant être maintenue comme la garantie d’une véritable démarche scientifique. L’avènement des technosciences tel que l’analyse par exemple Jean-Pierre Lebrun nous invite d’autant plus à réinterroger dans les sciences humaines en général, et les sciences de l’éducation en particulier la place de cette question de la subjectivité face à des dérives que l’on pourrait assimiler à un totalitarisme pragmatique, porté par le règne du modèle de l’expertise financière, de la démarche qualité industrielle et du management d’entreprise généralisés, dans des domaines qui leur sont très éloignés. 

 

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