Quelles sont les huit caractéristiques d’une stratégie vivante ?
Nous introduisions dans un article précédent douze questions de diagnostic et huit principes pour rendre une stratégie vivante et plus adaptée à un environnement turbulent. Dans cet article, nous allons à la découverte de ces principes.
1) Stretch vs. Fit : considérer un juste niveau d’ambition dans ses projets
Si ce que je convoite est largement à ma portée (situation de ‘fit’), alors je ne crée pas de tension mobilisatrice entre ma situation et mon désir. A l’inverse, si mon projet est ambitieux et qu’il requiert des compétences et d’autres ressources importantes, peut-être supérieures à mes ressources actuelles (situation de ‘stretch’), je crée alors une tension génératrice d’énergie et je me retrouve dans un état qui me force à être créatif et à aller de l’avant. Attention, si toutefois l’écart entre ma situation actuelle et projetée est trop important, mon élastique pourra se rompre : je me sentirai découragé, incapable de m’organiser pour avancer. Conserver de la tension est essentiel pour rester éveillé, ambitieux, avide, débrouillard, créatif, ingénieux.
Les deux auteurs à l’origine de ce concept, Hamel et Prahalad nous disent (traduit par mes soins) : « Alors que l’approche stratégique traditionnelle [analytique] se concentre sur une adéquation entre les ressources existantes et les opportunités émergentes, une approche orientée sur une intention stratégique crée, à dessein, une inadéquation substantielle entre les ressources et les aspirations. Une adéquation parfaite garantit l’atrophie et la stagnation. »
« Le plus grand danger pour la plupart d'entre nous n'est pas que notre but soit trop élevé et que nous le manquions, mais qu'il soit trop bas et que nous l'atteignions. » Michel-Ange
2) Invariabilité du cadre stratégique vs. Variabilité des tactiques
L’agilité requiert, de manière quelque peu contre-intuitive, une relative inflexibilité des éléments qui forment le cadre stratégique, à savoir la raison d’être, la mission, l’identité et l’intention stratégique. Cette relative inflexibilité du cadre offre une boussole stable lorsque tout bouge autour de soi. Elle nous reconnecte aux questions essentielles qui nous animent en tant que personne ou en tant que collectif.
A l’inverse de la relative invariabilité du cadre stratégique, la mise en œuvre de l’intention stratégique, elle, sera considérée comme variable en fonction du contexte rencontré.
Pour conclure sur cette tension d’invariabilité - variabilité, notez bien que le pire dans un monde imprévisible est d’inverser cette tension : un cadre stratégique changeant à la moindre circonstance qui brouille la boussole et des tactiques rigides nous privant d’intelligence de situation. La relative fixité du cadre est un facteur essentiel d’agilité.
3) Scénarios vs. Prédictions : anticiper des avenirs pour renforcer sa capacité à rapidement percevoir des changements de contexte
La stratégie cherche à être intentionnelle et à anticiper, elle nous aide à saisir l’opportunité ou éviter la menace quand l’une ou l’autre se présente, elle nous permet de prendre un coup d’avance sur l’adversaire. Dans un monde de plus en plus complexe (interrelié), incertain (quelle nouvelle crise va-t-elle nous tomber dessus ?), volatile (il suffit de regarder les variations de prix des marchés d’action) et ambigu (la difficulté que nous avons d’interpréter certains événements), prédire le futur devient un exercice périlleux, voire inutile ou carrément contre-productif.
Si l’on ne peut prédire un avenir, en revanche, il est souhaitable de prévoir des avenirs multiples. L’entreprise Shell a développé dans les années 1970 une pratique de « scenario planning » invitant ses différents managers à identifier les incertitudes les plus importantes pour l’entreprise et à en déduire une série de scénarios possibles. Cette compétence aurait aidé Shell à mieux négocier les deux chocs pétroliers de cette décennie. En effet, ce scénario de choc avait été envisagé, rendant les managers beaucoup plus alertes et rapides à reconnaître son surgissement. Cela leur a permis de prendre rapidement les actions nécessaires, actions qui, pour certaines, avaient d’ailleurs été préparées.
L’important dans ces exercices de scénarisation n’est pas tellement de prédire, mais de se préparer à ce qui peut arriver.
« Je m’intéresse à l’avenir car c’est là-bas que j’ai décidé de passer le restant de mes jours. » Woody Allen
4) Règles simples vs. Instructions détaillées : faire vivre des règles simples stratégiques, opérationnelles et comportementales afin de stimuler l’intelligence de situation des acteurs
L’utilisation de règles simples est une approche très puissante car elle fournit à nos actions, simultanément, de la cohérence et de la liberté.
A titre individuel, c’est un référentiel qui me permet d’être cohérent dans le temps et dans différents types de situation, tout en gardant une spontanéité dans mes actions. A tire illustratif, voici le leitmotiv que je m’efforce de suivre et qui oriente mes actions : « Beautifying + Opening + Positivizing + Simplifying » (soit l’acronyme BOPS).
A titre collectif, c’est une assurance que les différents acteurs de la stratégie suivent des mêmes lignes directrices, tout en bénéficiant d’une grande liberté dans la conduite de ces actions.
« Des principes simples et clairs donnent naissance à un comportement complexe et intelligent. Des règles compliquées et des règlements donnent naissance à des comportements simples et stupides, » Dee Ward Hock, ancien CEO de Visa
Ces règles simples peuvent être déclinées en des principes stratégiques, relationnels, et opérationnels. En voici quelques exemples :
Principes stratégiques (Google)
- Nous optimisons notre fonctionnement pour notre croissance plutôt que pour nos revenus.
- Nos produits font croître le marché pour tout le monde – par défaut ils sont ouverts, pas fermés.
- Nous prenons des paris techniques qui visent à résoudre de grands problèmes d’une manière innovante, plutôt que de suivre des études de marché.
Principes d’interaction humaine (Netflix)
- Traite les personnes avec respect, indépendamment de leur statut ou de leur désaccord avec toi.
- Dis ce que tu penses même si c’est controversé.
- Conteste les hypothèses qui prévalent et suggère de meilleures approches.
Principes opérationnels
- Prenons les décisions au plus proche de la connaissance.
- Consultons toutes les personnes impactées par une décision avant de la prendre quand cette décision est susceptible d’impacter la réputation ou les finances de l’entreprise.
- Privilégions la simplicité et la qualité à la perfection et à la précipitation.
5) Emergence vs. Planification : profiter de manière cohérente des opportunités non anticipées
La stratégie délibérée
La stratégie délibérée cherche à prévoir et à organiser. Du but principal à atteindre, on conçoit une série d’objectifs secondaires. On privilégie une pensée déductive, analytique et structurante. Cette approche est adaptée à un contexte stable et familier, où les actions prises peuvent largement influer sur la situation, jusqu’à la contrôler. Cependant, dans notre contexte actuel, ces conditions se rencontrent de moins en moins, et on se gardera de se laisser emporter par notre volonté de contrôler l’avenir.
« Notre désir qu’un avenir sensé vienne colorer la grisaille du présent est immense et dangereuse. (…) Le danger pour le stratège est de surestimer le pouvoir de sa volonté sur l’avenir. » Bruno Jarrosson
La stratégie émergente
La stratégie émergente, elle, ne part pas de grands plans élaborés mais d’une intention. Elle ne cherche pas à imposer sa volonté, ni à contrôler son environnement. Elle est à l’image du jardin à l’anglaise, où le jardinier part d’une image, d’un dessein, d’un schéma général, en laissant à la nature la liberté de s’y exprimer, en composant avec elle au fur et à mesure du temps et des saisons. On peut comparer cette approche avec le jardin à la française, où le jardinier cherche à structurer la nature dans des schémas très organisés.
Le professeur et auteur Canadien Henry Mintzberg nous invite à gérer la stratégie d’une manière organique : « Les stratégies poussent initialement comme des mauvaises herbes dans un jardin ; elles ne peuvent être cultivées comme des tomates dans une serre. »
L’approche émergente anticipe des événements imprévus et des initiatives spontanées ; plus encore, elle s’en nourrit. Toutes ces initiatives permettent de mieux profiter des potentiels de situation qui s’offrent, et d’épouser les irrégularités qui se présentent.
Expérimenter et prototyper en dialogue avec ses clients ou bénéficiaires
Dans un contexte d’imprévisibilité, plutôt que de concevoir de grands plans on préfèrera rapidement se lancer dans l’action. C’est en effet par l’action que nous pourrons valider ou infirmer nos hypothèses et ainsi réduire l’incertitude.
Il peut être vain de passer trop de temps à discuter des réponses que le marché ou la concurrence apportera à nos actions ; les technologies d’aujourd’hui nous permettent de construire sans tarder un prototype dans le but d’acquérir un maximum d’informations à moindre coût, à moindre risque.
Un prototype nous permet de valider toute une série d’hypothèses sous-jacentes et de recevoir du feedback du public cible afin d’apprendre et d’ajuster notre solution, itération après itération. De plus, à chaque itération, nous mobilisons des parties-prenantes à notre idée et créons une communauté d’intérêt grandissante.
6) Dialogue vs. Monologue : ouvrir le dialogue dans un cadre fixé
Dans un monde complexe, la stratégie doit être dialectique à deux niveaux : d’une part, un dialogue entre les idées et le réel (voir principe précédent), d’autre part, un dialogue entre les acteurs ou les parties-prenantes de la stratégie.
Il fut un temps où certains étaient payés pour penser, d’autres pour exécuter. C’est le temps de la révolution industrielle, où la « force de travail » provient largement de l’agriculture et se retrouve en atelier sous la conduite précise d’un contre-maître. Il y a séparation entre la pensée et l’action. Les processus sont optimisés par quelques pensants qui organise les activités des autres.
Voici deux citations qui représentent l’état d’esprit de l’époque :
À l'ouvrier Michael Johnson Shartle, Frederick Winslow Taylor, le père de l’approche scientifique du travail, aurait dit : « On ne vous demande pas de penser ; il y a des gens payés pour cela, alors mettez-vous au travail. »
La citation suivante est attribuée à Henry Ford, fondateur de la marque éponyme : « Pourquoi est-ce que chaque fois que je demande une paire de mains, vient un cerveau attaché ? »
Mais aujourd’hui, la complexité et l’imprévisibilité font qu’on a besoin de beaucoup plus de monde en éveil et en intelligence. La stratégie se veut inclusive et dialectique. Elle se veut attractive et actionnable pour tous. Les questions clés deviennent : Comment engager vos parties-prenantes dans la réflexion ? Comment ajuster vos intentions sur base des idées et des réactions reçues ? Comment traduire une vision commune en domaines d’initiatives pour chacun ? Comment laisser la liberté requise pour favoriser l’intelligence de situation ?
7) Exploration vs. Exploitation : investir à améliorer les activités existantes et à explorer son futur
Que ce soit à titre individuel ou collectif (pour nos organisations), dans un monde très interconnecté où les technologies évoluent en effet de plus en plus vite, où les changements sont plus fréquents et soudains, nos avantages compétitifs durent de moins en moins longtemps. Nous devons dès lors plus souvent et plus rapidement nous repenser, acquérir de nouvelles compétences, changer d’activité.
Auparavant, la stratégie et l’innovation étaient considérées comme des disciplines relativement séparées. Aujourd’hui, la stratégie ne peut se contenter de trouver une position favorable pour exploiter des avantages compétitifs actuels (une ressource, une position de marché, une compétence forte, des canaux de distribution, un portefeuille de client, des économies d’échelle, des alliances, une marque, des brevets, etc). La stratégie doit également créer de nouveaux avantages par de l’innovation (exploration) afin de préparer son futur.
Cela présente des défis multiples et simultanés puisque vous devez à la fois :
- gérer l’exploitation de vos avantages actuels afin de protéger votre position actuelle et de bâtir des réserves pour financer votre exploration de nouveaux domaines ;
- construire vos avantages compétitifs du futur ;
- intégrer au fur et à mesure vos innovations dans votre offre actuelle.
Alors qu’il s’appuyait sur un modèle très populaire et très rentable de livraison à domicile de DVDs, Netflix a courageusement décidé de lancer son offre en streaming en parallèle. Le CEO de Netflix, Hastings, anticipait depuis longtemps l’émergence du streaming mais sut finalement se positionner au bon moment, ni trop tôt, ni trop tard. La décision de Netflix ne se fit néanmoins par sans casse à court terme mais s’est avérée judicieuse à plus long terme. L’offre traditionnelle a continué à être gérée sous le site Qwikster pendant que l’offre en streaming s’est développée et connut un succès mondial retentissant.
8) Coopétition vs. Concurrence : considérer son concurrent comme un partenaire
Amazon, fondée en 1994, prit une initiative peu conventionnelle en 2000 quand elle introduisit la « Marketplace Amazon » permettant à ses concurrents d’utiliser sa propre plate-forme en ligne et ses capacités technologiques et logistiques pour offrir des millions de livres, à côté de ceux déjà offerts par Amazon.
Ce mouvement stratégique inorthodoxe s’est révélé très bénéfique pour Amazon qui a pu renforcer la valeur pour le client en élargissant l’offre disponible sur sa plateforme, s’établir comme le retailer en ligne incontournable, et consolider son métier de fournisseur de services technologiques (sa branche AWS – Amazon Web Service – participant aujourd’hui pour 50% à ses bénéfices).
La coopétition est une collaboration ou une coopération de circonstance entre différents acteurs économiques qui sont par ailleurs concurrents, dans l’espoir de pouvoir ensemble accéder à des potentialités supérieures et obtenir des résultats plus importants. Ce mot « coopétition » est un mélange des deux mots coopération et compétition.
Quand des concurrents collaborent ensemble, cela leur permet de mutuellement profiter de ressources et compétences qu’ils ne possèdent pas, et d’accéder ainsi à de nouveaux marchés ou innovations.
Ainsi, Airbus Defense & Space s’est ainsi allié à Thales Alenia Space pour pouvoir rapidement développer une plate-forme de satellites de télécommunication appelée Alphabus. De même, beaucoup de compagnies aériennes se sont engagées dans des stratégies d’alliances avec des concurrents pour pouvoir proposer un plus grand nombre de destinations à leurs clients. Enfin, dans le secteur du vin, certains vignerons concurrents ont décidé de créer des marques et appellations communes pour gagner en visibilité et accroître la taille de leur marché (ces trois exemples sont tirés de l’article suivant).
Cet article fait partie d’une série consacrée à la thématique de « rendre la stratégie vivante ». Dans un prochain article, on s’intéressera à comment rendre la stratégie vivante.
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Si vous souhaitez vous faire accompagner sur la mise en place d’une stratégie plus vivante, www.agilemaker.com peut parfaitement vous aider.
HR Director I Management 3.0 I AGILE | Transformation Leader I Program Management
4 ansSalut Gilles, est-ce que tu serais intéressé par aider une ASBL comme la mienne à évoluer sur le plan stratégique?