QU'IMPORTE QUE LE MONDE N'EXISTE PAS SI ON LE RACONTE ?

QU'IMPORTE QUE LE MONDE N'EXISTE PAS SI ON LE RACONTE ?

Repris il y a quelques jours un roman à peu près jamais relu depuis sa création : "Qu'importe que le monde n'existe pas si on le raconte ? 

"Achevé en 2013. Relu en 2017. Puis abandonné. Mes lectures actuelles entre l'astronomie de Trinh Xuan Thuan et "L'arrière-pays" d'Yves Bonnefoy ont fait soudain remonter à ma mémoire ce texte. Il m'occupe dans les après-midis claustrés actuels car il a le mérite d'être gai et peu fatigant à relire car je ne fais finalement que de minimes corrections. Il tient de l’Utopie genre "Voyages de Gulliver", de la science fiction autant que de la science, de mes propres voyages, etc. etc. Pour vous faire sourire et divertir un peu et vous occuper au milieu de cette chaleur qui nous cloître souvent voici en deux parties le chapitre que je viens de corriger…

Pour comprendre : l’histoire se situe alors que le Temps n’existe pas, dans un désert peuplé de Bergers où surgit un certain Irving qui va devenir l’architecte d’une Tour de Babel infinie qui peut-être créera le temps et le monde pour ces Bergers - dits Ceux des Sables - qui ne le connaissent pas encore. Après sa fuite d’un monde qu’il appelle Manhattan-Google (bientôt abrégé en MG pour ne pas être « repéré ») il a fini par arriver ici après toute une série d’aventures (qu’il appelle « Merveilles ») et il raconte ici aux bergers ses aventures et ses découvertes… Chaque court chapitre est une aventure qui évidemment l’entraîne dans la suivante : dans la précédente il a fait connaissance de toutes sortes de techniques de construction dans une sorte de civilisation médiévale quand "le hasard d’une houle de vagues un jour que je m'étais trop approché du rivage, me jeta loin d’eux sur une autre île.(…) Quand j’ouvris les yeux, une jeune fille qui me dit s’appeler Nausicaa, penchait vers moi ses grands yeux de source claire…" Voici donc le chapitre qui vient de me faire sourire… Vous aussi j'espère…

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VII-TROISIÈME MERVEILLE, NAUSICAA AUX YEUX DE JADE 

Où Irving raconte comment il a été sauvé par Nausicaa qui lui apprit l’existence de l’Assemblée des Dieux 

- « Vous trouverez les lieux des errances d’Ulysse quand vous trouverez le cordonnier qui a cousu vers le haut le sac des vents. »ERATOSTHENE – cité par STRABON, Géographie.

- « Nous savons dire beaucoup de contes imaginaires, semblables à la vérité ; mais nous savons, quand il nous plaît, faire entendre aussi des réalités. »HESIODE – La Théogonie

J’imaginai que j’étais arrivé sur une de ces nombreuses îles qui parsemaient l’autre côté du monde découvert dans mon précédent périple, et je n’eus pas trop de mal à la situer lorsque j’eus enfin l’occasion de mettre à jour mes notes, j’aimais la mer et j’avais développé à MG un art de m’y reconnaître – certains diraient un « sixième sens » – aussi aisément que dans le quadrillage de nos avenues, par un système complexe dans lequel entraient, presque sans que j’en eusse conscience, l’observation de la force et de la direction des vagues, le cri des oiseaux ou la couleur de l’eau. Je sus ainsi sans hésitation que j’étais passé au sud-est, un lieu de lumière perpétuelle que plus tard j’ai appelé « l’île du Soleil ». Dans mes recherches antérieures, j’avais lu bien sûr le traité du premier et le plus célèbre des géographes, le Grec Homère, mais il n’en parlait pas, j’en conclus soit qu’il n’était pas venu jusque là, soit que toutes ses assertions n’étaient que fantaisies comme d’aucuns l’affirmaient. Le plus étonnant était que sur l’île où je venais de mettre les pieds, tous ou presque portaient son nom, comme je l’appris de celle qui me secourut, ce qui plaiderait pour une troisième hypothèse selon laquelle il aurait justement omis, pour des raisons privées qui après tout ne me regardent pas, de mentionner cette île abondamment peuplée par lui. 

Revenons à la jeune fille qui, je dois l’avouer, me donna le désir de suivre les traces de l’illustre géographe et si je ne l’ai pas fait c’est que je n’en eus pas l’occasion comme la suite le montrera. Un regret éternel cette Nausicaa au regard fier et au port de déesse à qui je dois la vie, doublement même comme on va le voir, et qu’à vrai dire j’aurais bien imaginée en tenue de jogging ou jupette blanche plissée et casquette à visière comme une de ces belles plantes saines et fraîches qui couraient le matin dans Central Park. Sans doute était-elle là depuis longtemps à tenter de me ranimer en me frottant d’une huile d’or où mon odorat reconnut – est-ce lui qui m’a réveillé ou la perception interne de ces grands yeux de jade sérieux et attentifs posés sur moi ? – un mélange d’olive, de sésame et d’amande qui m’est resté depuis comme l’image même du paradis où je pensai d’abord être arrivé. Dans des temps reculés de MG on avait cru au paradis et à bien d’autres fantaisies que nos savants rangeaient dans la catégorie des mythes, quoique certains se soient longtemps obstinés à en affirmer l’existence, le situant même sur notre île, une occasion de prétendre que nous n’avions ainsi rien fait d’autre que retourner à nos origines, récupérant un territoire qui nous était dû « de toute éternité » disaient-ils, relançant régulièrement la querelle des véritables propriétaires des lieux. 

Certains même, après avoir commencé à chercher avec une baguette de sourcier, étaient parvenus, par des équations complexes et des calculs ésotériques, à démontrer que le point d’origine et centre du monde était là, dans le sous-sol, très exactement sous nos tours fétiches les plus hautes, ce qui n’émut les autorités que le jour où un illuminé – quelques uns, je dois dire, étaient assez excités – eut l’idée d’y placer une bombe qui fit six morts, dans le but, dit-il, de préparer des fouilles. On en était là d’un paradis supposé, promis, rêvé, rangé aux oubliettes, disparu, à retrouver ou encore à venir, le jour où je pris le parti d’aller voir ailleurs. On imagine ma stupéfaction quand j’ouvris les yeux sur ce paysage de myrtes et de chèvres, face à une Nausicaa aux senteurs d’hydromel, la fraîcheur de cette peau laiteuse parsemée de minuscules soleils, et ce regard franc, vaguement rieur – moqueur ? – dont elle soutenait le mien. Paradis pour paradis, celui dont elle me fit le tableau durant le trop court chemin que nous parcourûmes ensemble tout en fuyant – j’aurai à y revenir – me plut davantage, avec ses dieux imperturbables – véritablement olympiens – à qui il arrivait de parcourir une terre sans gratte-ciel, déesses aux pieds rapides, à chevelure d’océan ou écharpe de ciel, ou encore dieux impatients de déposer prudemment la foudre en lieu sûr et leur semence dans le ventre des nymphes. « L’âge d’or » me dit-elle, oui, j’étais arrivé dans l’âge d’or. 

Par erreur. Ce pourquoi je devais fuir au plus vite (décidément le paradis n’était pas pour moi), les dieux et les hommes ne se mélangent pas m’expliquait-elle tout en hâtant le pas de ses longues jambes, quoique dignement, sans jamais courir, s’employant à me guider sur un sentier où elle nous avait rendus invisibles – hélas je n’ai pu noter sa formule sacrée – et qui devait me mener en lieu sûr. Allons bon, me suis-je dit tout en écoutant les étranges histoires échappées de l’enclos de ses dents comme un bouillonnement de bonheur, les dieux n’aiment pas non plus les étrangers, et moi qui ai décidé d’en être un pour toujours ! J’appris que nous étions sur une terre de Géants dont certains avalaient des pierres, d’autres ébranlaient le sol ou pouvaient porter la terre sur leurs épaules. Hélas je n’eus pas le temps de noter ses paroles et n’ai pu que me fier à ma mémoire, si bien que nombre des « merveilles » qu’elle me conta ont échappé à ma plume, et à présent tout est si loin que je ne sais même plus si je l’ai entendu. 

Le chemin serpentait entre des ronces où j’accrochais constamment le peu de vêtement qui m’était resté, tandis que je la suivais, fasciné par la longue ligne de ses cuisses et celle de sa voix comme d’un même mouvement, si bien que, quoique j’aie pu grâce à ma prodigieuse mémoire de l’époque, en retracer le parcours sur mon carnet, j’avais perdu tout sens du temps. Des siècles peut-être ai-je erré derrière elle, c’est ce qu’il m’a semblé en tout cas, voyez (et je dis cela pour quelque rescapé de MG qui aura réussi à me déchiffrer jusque là), comme il est difficile de s’y retrouver dans ce que vous appelez « temps ». À ce point de mon histoire, Alex qui ignore ce dont je parle et dont je prétends néanmoins avoir gardé un vague « souvenir », m’a toujours interrompu, émerveillé, en me demandant si les gens dont je parle ne se perdaient pas dans ce « temps » qu’il se représentait semblable au labyrinthe que je traçais sur le sol. C'est peut-être là, du moins je me le dis aujourd’hui, que j’ai entamé une sorte de voyage de retour (si l’hypothèse d’Achille est juste) dans lequel j’entraîne à ma suite Ceux des Sables. Finalement on n’est jamais innocent où que l’on passe. 

Les bergers de Nausicaa nous suivaient également, avec leurs troupeaux, protégeant de leur masse notre fuite, "on ne berne pas les dieux longtemps" me dit-elle tandis que l’un d’eux – tromperie ou poésie ? – tirait des sons étonnants du bec d’un roseau – une technique que j’enseignai plus tard à l'un de nos âniers, Arouk –, des sifflements aussi puissants que si nous étions une armée de serpents, de quoi décourager, du moins j’essayais de m’en persuader, une armée de géants à nos trousses. Nausicaa, qui semblait très versée dans la généalogie de son peuple, me dit qu’il était le fils d’une certaine Pénélope conçu par elle après qu’elle eut cédé à cent huit prétendants à son trône, une « putain qui paillardait honorablement » ajouta-t-elle, et finalement, voyez comme nul n’est récompensé, elle fut violée par un adolescent espiègle, véritable sac à malices qui passait son temps à courir les routes, détrousser les voyageurs et trousser les jupons lorsqu’il quittait son île pour les lieux réservés aux hommes, et qui s’était caché dans un corps de bouc. Pan, c’était le nom de cet éphèbe, en avait gardé une passion atavique pour les chèvres avec lesquelles il allait jusqu’à s’enfermer la nuit dans les cavernes. 

Je n’eus pas le loisir de me réjouir ni de ces « merveilles » ni de ces sons, il était temps d’embarquer, de quitter au plus vite l’« Océan céleste » où je m’étais égaré, me dit-elle, pour les « rivières amères » du monde. Si ce qu’elle me disait était exact – peut-on mettre en doute la parole d’une déesse ? J’hésitai un long moment – alors je devais revoir la représentation de mes errances sur une page et les redessiner à la manière de ces cartes anciennes, usées, fripées, et néanmoins soigneusement conservées sous vide dans le blockhaus aux archives secrètes, que j’avais consultées avant mon départ de MG, et dont l’une, d’un certain Anaximandre, avait particulièrement retenu mon attention : il me fallait peut-être les redessiner à sa manière sur une sorte de disque flottant que le « géographe » – je gardai néanmoins mes doutes quant à ses connaissances – avait découpé en trois parts de gâteau, et si c’était le cas – toujours « si » – alors j’allais naviguer vers l’est selon les indications de Nausicaa pour rejoindre la terre des hommes que le « géographe » ou prétendu tel, avait nommé Asia. « Il n’y a qu’une route pour l’est » ajouta-t-elle, « tu ne peux pas te tromper ». Pour de plus hardis explorateurs que moi, ou, sait-on jamais, pour le cas où les dieux-géants seraient morts eux aussi – mais pas Nausicaa, pas Nausicaa ! – sachez que j’ai conservé précieusement l’itinéraire de mon détour. 

Un de ses bergers, au corps vigoureux et tanné, qui me dit s’appeler Sinbad, avait pris place sur le radeau pour m’accompagner. Hélas il périt sous mes yeux, dévoré par un requin sur lequel il avait voulu mettre le pied, le prenant pour une île, et avec lui tous les feuillets sur lesquels il avait noté l’histoire de ses voyages dont il me régalait depuis le départ. Ma mémoire avait dû être avalée elle aussi, je n’ai rien pu en retrouver et ne pourrai rien vous dire des aventures extraordinaires qu’il me conta.

À suivre… peut-être…

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