Rédaction web et stratégie éditoriale : comprendre la lecture pour mieux écrire
Nul n’ignore l’importance d’un contenu web et de son texte dans le cadre d’une stratégie digitale. Quelques ouvrages font d’ailleurs office de référence sur le sujet, faute de mieux, ils ressemblent souvent davantage à des herbiers de trucs et astuces.
L’idée dans cet article est de ne pas appliquer mécaniquement des tips de rédaction web mais de s’interroger en premier lieu non sur l’écriture mais sur la lecture. Pourquoi ? On rédige pour être lu, par pour rédiger. Or en ignorant les mécanismes de la lecture, comment « bien rédiger pour le web »…
Physiologie de la lecture
Commençons par évaluer le processus de lecture par le cerveau ; il est automatique. On peut le ralentir ou l’aider. L’effet STROOP de 1935 devrait suffire à le constater, il n’y a qu’à lire la couleur des mots et non les mots eux-mêmes. La lecture est freinée…
Il semble également que la lecture soit de nature gestaltiste, autrement dit que le processus d’interprétation n’est pas une juxtaposition d’éléments disparates, mais un traitement de la forme globale. En tout cas ce test de lecture pourrait nous en convaincre, il se lit très bien, alors que pourtant les mots sont dans le désordre (jusqu'à un certain point...).
Nous avons donc un processus automatique et inconscient, une inférence non contrôlée, qui s’étend d’ailleurs jusqu’à la perception et l’interprétation des couleurs. On le constate simplement avec le test d’Adelson.
Cela nous amène donc à la psycholinguistique cognitive. Et ainsi de tenir compte de deux observations de Brigitte Marin et Denis Marin :
« La lecture met en jeu un ensemble complexe de processus mentaux et de compétences dont un certain nombre, qui relèvent de la compréhension, ne sont pas spécifiques à la lecture ».
« Lire ne consiste pas à retrouver un mot stocké dans le lexique mental, mais à activer simultanément les composants du traitement orthographiques, lexicaux et sémantiques du mot ».
Et même plus peut-être encore comme l’explique Stanislas Dehaene puisque s’opère une articulation complexe entre le visuel, le sonore, la mémoire et la réflexivité.
Ce qui d’ailleurs va dans le sens des travaux fondamentaux d’Anne-Marie Christin sur les écritures et leurs origines :
« L’écriture ne reproduit pas la parole, elle la rend visible ».
Bref, le cerveau face à un texte fonctionne par périodes de fixations et de saccades. Et ce d’avant en arrière comme modalité de progression (O’Regan et Levy-Schoen, 1978). 10 à 20% des saccades sont régressives de la droite vers la gauche et augmente avec la difficulté d’un sujet.
Observation qui a son importance, le mouvement oculaire de la lecture se caractérise par des fixations d’une durée moyenne de 200 à 250 millisecondes. Or cette durée moyenne augmente avec la difficulté du sujet… aussi.
Il est intéressant de retenir que la nature grammaticale des mots a une influence sur la durée de fixation. Les verbes sont fixés plus longuement que les noms par exemple. Ce qu’on nomme « prise de décision lexicale » est perturbée (ralentie) par des termes polysémiques, imprévus et il en va de même pour les pronoms anaphoriques. On peut retenir enfin que la distance entre deux points de fixation varie de 1 à 15 caractères en fonction de l’âge du lecteur (1,2 mot chez l’adulte).
D’autres éléments sont intéressants à prendre en compte pour la rédaction. L’empan visuel (nombre d’éléments graphiques analysés par le système visuel en une seule fixation), permet d’identifier trois à quatre lettres à la fois. A la vision fovéale on ajoute la vision périfovéale qui autorise un pré-traitement. C’est le cas par exemple des mots courts ou inférieurs à trois lettres (Sere, Marendaz & Herault, 2000).
Cet empan-là est à associer bien sûr à la mémoire à court terme (MCT) et à l’empan mnésique. On y reviendra dans un autre article sur la rédaction avec les effets de primauté et de récence. Le processus cognitif de la lecture se déroule en quatre étapes majeures mobilisant beaucoup de ressources :
- Segmentation de la langue orale en unités sonores élémentaires (les phonèmes)
- Mise en correspondance des phonèmes et des graphèmes
- Recherche de la signification de ces assemblages
- Mise en mémoire pour l’élaboration de la signification des unités graphiques, des phrases et des textes.
Physiologie de la lecture web
La lecture web a aussi ses particularités cognitives, car elle est assez différente de la lecture papier. On pourra par exemple se reporter aux études mentionnées par Nicholas Carr dans « Internet rend-il bête ? ».
Les réseaux synaptiques activés selon les deux modes de lecture sont différents ainsi que le volume d’images transmises au cortex reptilien par les nerfs optiques. La lecture papier serait ainsi plus rapide et réflexive du fait que la lecture web se trouve dans un environnement hypertexte (images, vidéos, animations, etc.) qui produit des stimuli liés à l’action.
On se reportera à l’étude de Nielsen (2006) observant que l’augmentation du nombre de mots dans un document web implique un temps de lecture plus long mais non proportionnel. Il suffit de déployer une analyse de scroll (cf. Analyser la profondeur de scroll avec Google Tag Manager) pour s’en convaincre. Autrement dit le phénomène de surcharge cognitive n’est pas propice à la réflexion et à la mémoire à long terme (MLT).
Applications à la rédaction web
On comprend mieux dès lors le problème. On demande au cerveau de s’adapter au document et non au document de s’adapter au cerveau. Un des plus grands défauts de la rédaction web est certainement de ne s’en tenir qu’à la rédaction sans se soucier précisément de l’environnement de la page.
Le lecteur ne se dit pas « je lis un texte » mais le processus de perception et de cognition l’impliquent dans une interaction globale, dans un tout. La rédaction est donc tout autant du design de texte, ce qui rendent par exemple le gris typographique, la police d’écriture ou la fonte de caractères aussi essentiels que le texte lui-même.
Il en ira de même pour les images, qui a déjà fait des analyses de mouseflow ou de heatmap le sait bien. L’image se traduit en mot (rhétorique de l’image) et le mot en image (linguistique structuraliste). Ce sujet étant complexe, il sera traité dans un prochain article avec le persuasive design.
Si vous en êtes à lire cette ligne c’est que malgré la longueur de ce texte (plus de 1000 mots), votre surcharge cognitive est peut-être tempérée par l'intérêt de cette lecture, qui sait, et je vous en remercie ;)
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7 ansLaurence Mascarin Sophie CARLUCCI exactement ce dont on parlait!
Responsable communication chez ADEME Provence-Alpes-Côte d'Azur
7 ansOn parle bien dorénavant du métier de " concepteur-rédacteur "... Être artisan des mots ne suffit plus (cela a-t-il jamais suffit ?) : il faut manier l'architecture de l'information, son organisation, sa présentation, mais aussi les lecteurs et les chemins de lecture (que ceux-ci soient linéaires ou hypertextuels, d'ailleurs). En somme, penser " document " plutôt que " texte " et mettre au cœur du processus d'écriture le destinataire, ses caractéristiques, ses besoins. On en vient alors à être rédacteur tout en pensant design, UX et interaction. Un savant mélange !
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7 ansÉcrire pour être lu : c'est de ces observations que je transposé des conseils pour la rédaction des CV car ces derniers sont avant tout lus sur un écran. Comme guider le regard du lecteur, lui faciliter la lecture avec l'utilisation de police, de taille adéquates pour permettre une transmission d'informations efficace en 30 secondes (temps de lecture moyen). Merci pour cet article argumenté qui nous permet de revenir aux sources (psycholinguistique, ergonomie) et d'éviter le catalogue de trucs et astuces.