Réflexions sur l’état du rugby français - Néant
Source de l'article d'origine : Réflexions sur l’état du rugby français - Néant - Mediapart.fr - Le blog de Guy Bulit
« Néant » comme le titre à « la une » du journal l’Equipe du Dimanche 19 Novembre 2017, au lendemain de la défaite de l’équipe de France de rugby contre celle d’Afrique du sud, score 18-17 pour celle ci.
Imaginons donc le titre de « la même une » si le score fut inversé !! Exceptionnel, sublime, éblouissant, extraordinaire … et j’en passe !!
Et quelles réflexions, analyses pertinentes et intelligentes auraient été énoncées pour justifier de tels déferlements de commentaires tous plus contradictoires les uns que les autres ?
Un état des lieux à faire
Que constatons-nous aujourd’hui, sachant que ces évidences auraient pu être portées depuis bientôt 30 ans ?
Le rugby se joue en équipe au service des individus et non le contraire. Un principe de base qui tend à être inversé sous la pression des dirigeants, des médias et du monde économique.
Mais surtout la pratique du rugby procède de trois qualités depuis longtemps oubliées, époque du « french flair », au bénéfice du collectif.
Ces trois qualités que sont la vitesse d’exécution, la haute technicité des attitudes, des mouvements et des réflexes, le tout associé à l’intelligence situationnelle des joueurs. Ces aptitudes appartiennent aux fondamentaux du joueur de rugby depuis le début de la pratique de celui-ci. Un corollaire direct de ces qualités est le plaisir du jeu, de le voir, mais surtout pour les joueurs, de le pratiquer.
Je veux, je souhaite, par cet article revenir sur quelques principes éthiques de comportement, rappeler quelques évidences sur la pratique du rugby tel que nous le rencontrons dans certains pays, pays dans lequel le rugby est un sport « neuf » (comme le Japon, l’Argentine) ou à l’extrême, contrée dans lequel sa pratique est ancestrale.
La France, à l’opposé de la plupart de ces pays, s’est égaré dans le choix des orientations retenues depuis plusieurs décennies, reposant en grande partie sur les notions de force, puissance physique, impact, densité, taille et poids.
Tout cela pour produire un nouveau rugby, proposer le soi-disant « meilleur » championnat lequel, en réalité, se voulait être le plus spectaculaire et non le meilleur.
A cause de l’attrait financier du championnat français, lequel a pour but de valoriser les droits audio-visuels, d’attirer les spectateurs devant leur petit écran, promu par des instances nationales guidées par les seuls enjeux économiques et politiques, le championnat ne laisse même plus la place aux jeunes joueurs des terroirs, et force est de constater la déferlante de stars venues de tous horizons aux postes clés des grands clubs.
Pourtant, parfois, portés par les médiologues de tout poil, l’arrivée de jeunes joueurs nous est toujours présentée comme la panacée, comme si tous les dysfonctionnements pouvaient disparaitre avec l’apparition d’une nouvelle génération. Combien d’entre eux ont fait leur preuve au niveau international ? Peu, très peu.
Après quelques dizaines de minutes de jeu en TOP 14, titulaires à temps partiel, et aussitôt « starisés », nous les voyons disparaître aussi vite que venus, ou finalement perdre leur inventivité, tomber dans les travers des orientations données depuis des décennies.
L’équipe de France dans tout ce cirque médiatique est bien oubliée. Les clubs veulent des victoires, quitte à freiner le jeu, à limiter les risques, à mettre les stars sur le terrain et garder les jeunes pousses dans leur pot, et quand elles en sortent, elles sont bridées par des systèmes de jeu fermés qui reposent sur la puissance et la force, car l’impact est médiatique, l’évitement ne l’est pas.
Une des causes principales : les statistiques médiatiques
En cause, les médias, les journalistes, les soi-disant experts au service d’un produit de marketing qu’il s’agit de vendre aux spectateurs et aux futurs abonnés.
Il n’est en effet aucunement besoin de présenter et d’abreuver le grand public, naïf ou connaisseur, des théories, des analyses de jeu complexe, argumentées seulement par des étendues de chiffres et de stratégies indéchiffrables, avec pour seul objectif d’assujettir le spectateur à son programme chèrement payé, quand en vérité les tactiques en place sont aussi pauvres et brèves.
Cette éclosion des analyses chiffrées dans le rugby a généré l’apparition de praticiens, d’experts en tout genre, de pseudo-journalistes sportifs, de théoriciens de tout, de médias attirés par l’argent, tous au service d’un sport qu’ils ont contribuée à amener dans l’état ou il se trouve.
Portés par la communication marketing, en utilisant les convoitises des consommateurs abonnés ou spectateurs, en standardisant les orientations promues, les médias sportifs et leurs actionnaires ont créé, au sens de H. Marcuse « l’homme unidimensionnel sportif ». Les individus, acheteurs d’abonnement de stade ou de programmes sportifs réagissent comme des suiveurs de modes, et subissent une aliénation réelle devant un spectacle qu’ils pensent extraordinaire parce qu’on le leur rabâche les oreilles et les yeux, et parce qu’ils le paient chaque semaine, chaque mois ou à la demande. Ces soi-disant journalistes et experts n’agissent que comme des « vendeurs » de représentations sportives, justifiant ainsi les couts exorbitants des droits audios visuels qu’ils faut bien replacés au près des futurs abonnés. Les conflits d’influences apparaissent à chaque émission, à chaque expression avec pour objectif de présenter le produit sportif dans son plus bel « emballage » médiatique, dans la plus pure application des pratiques de communication publicitaire.
« L’homme unidimensionnel sportif » s’est aussi approprié le monde de l’esthétique. Depuis la prise de pouvoir de l’économie libérale, la culture sportive n’a pour seul et unique objectif, que le divertissement. Il suffit de voir les usages intempestifs des supports sportifs, des évènements relatant les compétitions, destinées à la promotion publicitaire des biens de consommations, des marques de produits de grande diffusion.
A quoi assistons-nous que ce soit les weekends de TOP 14 ou pendant les matches internationaux de l’Equipe de France ?
Rien de plus que les conséquences des choix déterminés par tous les soi-disant scientifiques du rugby.
La forme de pensée promue par cette société économico sportive considère que toutes les réflexions intellectuelles différentes, toutes les prises de recul relatives à la production de savoir ne sauraient remettre en cause l’ensemble des discours ambiants. La forme du langage ainsi utilisé, dénuée de toute charge négative, perpétue des pratiques communicationnelles qui visent à désigner des mots, des expressions, des savoirs, orientés vers une forme de jeu qui renvoie aux objectifs médiatiques, et tue, de ce fait, toutes les pensées critiques. Ainsi est créé un univers d’où sont exclues toutes les nouvelles idées censées enrichir la vision critique de l’environnement du rugby.
Les mots énoncés pour le dire suffisent à eux même et reflètent la pratique de ce jeu-là, portée par les termes successifs de conflit, hostilité, collision, choc, télescopage, lutte, combat, intensité, violence, guerrier, acharnement, commotion, dur au mal, tous les adjectifs qualifiant les plaquages durs, le tout semblable à des affrontements de rue plutôt qu’à la pratique d’un jeu de ballon.
Au-delà des mots employés, s’ajoutent depuis quelques années, les « contrôleurs de gestion » du rugby, producteurs de statistiques, plus savantes les unes que les autres, au service de tous les pseudos experts et techniciens, qui ne parlent plus que de mètres avancés, de ballons portés, de mètres parcourus, de plaquages manqués, de ballons perdus.
L’on n’écoute plus que cela et en découle la pratique d’un sport loin des attendus, avec des matches caricaturant les orientations imposées, une fréquentation des stades irrégulières mais toujours des élans lyriques de la part des journalistes et experts du rugby.
Sur tous les terrains du Top 14, des actions de jeu hachées par les fautes de mains incessantes, des ballons mal contrôlés ou des passes mal ajustées, des séquences dignes des sports de combats, un temps de jeu effectif très en retrait des standards internationaux, des phases de jeu lentes, des transmissions au ralenti, des affrontements féroces, des chocs violents, le tout loin des envolées attendues de la part de la pratique de ce sport.
A la lumière des qualités développées pour les joueurs, issues des réflexions prônées par les soi-disant experts et conseillers, nous retrouvons sur les terrains de jeu, la mise en œuvre de celles-ci : un sport basé sur la force, le poids, la densité, les collisions, pratiqué au rythme des qualités physiques déployées. Des avants de déplaçant lentement, avec une technique rustre, et dont le seul objectif est d’enfoncer l’obstacle qui se présente devant eux, voire de tomber au sol avec pour but de protéger le ballon plutôt que de le faire vivre. Des demis lents dans les transferts de jeu, dans les variations d’orientations et d’une diversité d’options indigentes. Des trois quarts avec le même point commun que les avants, à savoir l’affrontement direct, une technique indigne du niveau international, ne maitrisant pas les gestes fondamentaux, assortis d’une lenteur d’exécution patente, facilitant la réorganisation défensive sans aucune difficulté.
Pour résumer, nous pratiquons un rugby avec la vitesse du plus lent, l’affrontement du plus lourd et l’intelligence du plus démuni.
Avec pour résultat un championnat dans lequel le nombre de commotion explose au détriment de la santé des joueurs.
Et quelles propositions ?
Tout d’abord, la remise à plat des instances nationales. Il s’agit de redéfinir les missions de chacune d’entre elles qui doivent être exercées dans un environnement serein, loin des enjeux économiques et politiques. Leur objectif devrait être seulement au service des jeunes joueurs, des clubs, du public, de la promotion de ce sport-là et plus globalement de l’intérêt général centré sur l’éducation, la santé et l’humilité pour toute la jeunesse concernée.
Ensuite le retour sur les bases d’un rugby orienté vers le plaisir de jouer, de pratiquer un jeu fait d’envolées spectaculaires, un jeu de vitesse et d’intelligence du mouvement, mais un jeu marqué par le respect de l’adversaire et de tolérance, empreint d’humilité. Je prône un retour aux valeurs authentiques portées par ce sport et non aux simulacres de valeurs médiatiques énoncées depuis quelques décennies.
Les conditions réunies pour un tel projet de jeu passent par les trois qualités évoquées plus haut, à savoir, la vitesse d’exécution, la haute technicité des attitudes, des mouvements et des réflexes, le tout associé à l’intelligence situationnelle des joueurs.
Cela conditionne la réorganisation de la formation initiale chez les plus jeunes, chez qui il faudra détecter les prémices de ces qualités-là, leur apporter les fondamentaux de ces pratiques et surtout les mettre très tôt en situation réelle de jeu. Ils pourront alors développer ces capacités identifiées comme incontournables et vers lesquelles tout joueur devra s’évertuer à les renforcer afin d’être capable de s’adapter à toute situation de jeu nouvelle et imprévue.
Ainsi nous retrouverons des avants à la dextérité digne des plus grands, des transmissions rapides et précises, des passes ajustées dans n’importe quelle situation, des joueurs focalisés sur la conquête du ballon et non la destruction de l’adversaire, des joueurs qui proposent de nombreuses alternatives, disposant d’une panoplie de solutions techniques applicables à des contextes de jeu inédits et déroutants.
Nous admirerons des demis qui maitrisent toutes les variations de combinaisons possibles, les anticipent, les réalisent avec le maximum de vitesse, dominant les gestes techniques les plus complexes ou remarquables, toujours au service d’un partenaire et du collectif.
Des trois quarts, arrière compris, préparés à toutes les initiatives possibles, qui favorisent les décalages, l’évitement, l’engagement dans les espaces, s’engouffrant dans les intervalles crées, toutes ces techniques en mouvement pratiquées avec la plus grande vitesse, la vélocité nécessaire et la précision requise qui ont pour objectif de déstabiliser les adversaires, de les éviter, de les dépasser pour parvenir derrière la ligne d’embut.
Il s’entend que la base de la formation doit s’organiser autour de la répétition des conditions réelles de match afin de permettre aux joueurs d’emmagasiner des situations de jeu inconnues, de mémoriser des comportements appris, de faire preuve d’inventivité afin de proposer des positions aléatoires, seules à même de désorienter l’adversaire. Ces jeunes joueurs seront alors animés par une inspiration sans cesse renouvelée, le tout légitimés par des postures, des attitudes et des réflexes singuliers et non conformistes
J’ajouterais que cette formation doit s’appuyer sur des valeurs de respect, d’humilité, de tolérance, de santé des joueurs, de plaisir de jeu au service du collectif et les faire partager par tous les staffs techniques, administratifs et dirigeants, sans oublier les adversaires et les arbitres.
Imaginons un rugby futur que nous pratiquerions avec la vitesse du plus rapide, l’évitement des plus virtuoses et l’intelligence situationnelle des meilleurs stratèges.
Tout cela suggère une déconnection entre les enjeux économiques, médiatico-politique de la part des dirigeants, des instances nationales, des clubs. Le rugby n’est pas au service des intérêts personnels et financiers mais doit être vu dans l’intérêt général des jeunes pratiquants.
J’entends aussi rejeter cette nouvelle vision purement comptable du rugby, sous formes de statistiques diverses tel que le pratique les « contrôleurs de gestion », producteurs de données et de résultats, qui n’ont de valeur que pour ceux qui les produisent. Données donc inutiles si ce n’est pour les médias et les experts, donnant la vision d’un sport tel que le rugby et d’autres, gérés comme le gouvernement qui gèrerai la France dans l’attente de la parution des statistiques.
Je rappelle que « le contrôle de gestion », « la comptabilité », « les statistiques » ne sont que des outils et que comme tels, ils doivent être destinés à des usages spécifiques, au service d’une politique d’ensemble, d’une vision, d’une stratégie de club et d’une ambition pour un projet de jeu. Sans ces pré requis, tous ces outils, les personnes qui les produisent et les analyses ne font que du bruit dans le vide des organisations du sport.
Un autre aspect de cet environnement relatif au rugby, mais aussi à d’autres sports mérite une attention particulière. La société médiatique récente n’a pas réduit, elle a plutôt multiplié les fonctions parasitaires et aliénantes : la publicité, les relations publiques, la communication, l’endoctrinement et le gaspillage organisé qui ne sont plus désormais des dépenses improductives, mais intègrent les coûts productifs de base et que, par duplicité, elle fait assumer aux futurs abonnés modestes.
« La pensée unidimensionnelle » est rationnellement récupérée par les faiseurs de politique sportives et par leurs fournisseurs d’informations de masse, dans un univers spéculatif, plein d’hypothèses, qui trouvent en elles-mêmes leur justification et qui, répétées de façon incessante et exclusive, fonctionnent comme des somnifères de la pensée, associées à des formules sous forme de « slogan » publicitaire.
La pensée individuelle est « noyée dans la communication de masse », selon Marcuse. Il pointe ainsi le double rôle des médias, informer et ou divertir, conditionner et ou endoctriner. Les comportements et les pensées s’unidimensionnalisent par la publicité, l’industrie des loisirs et de l’information. Les conséquences sont des discours de journalistes, experts et autres conseillers qui nous vendent leurs théories, leurs stratégies sportives et entretiennent ainsi le système médiatique dans une déchéance culturelle qui résulte de la communication de masse. Celle-ci a « marchandisé » tous les domaines culturels mais aussi les différents sports, et réduit à néant tout pouvoir de subversion propre à notre vision du rugby. Se pose alors la question de la production superflue, question la plus immorale, désormais identifiée comme vitale pour attirer les futurs abonnés téléspectateurs ou spectateurs dans les stades.
Ces multiples réflexions doivent être menées avec toutes les bonnes volontés concernées, sans parti pris, ouvertes sur les pratiques d’autres horizons, et appuyées par des considérations altruistes et généreuses.
Conclusion :
Le reflux actuel de la rébellion est aussi le reflux de la raison critique, mais ce double reflux ne signifie pas que la raison critique ait fait défaut, mais plutôt selon l'expression de Robert Castel que « la pratique critique » a fait défaut.
Un choix libre ne peut jamais être absolu, car « le fait de pouvoir élire librement des maîtres ne supprime ni les maîtres ni les esclaves », Herbert Marcuse dans « L'homme Unidimensionnel ».
Choisir librement parmi une grande variété de services sportifs, ce n’est pas être libre, si pour cela les femmes et les hommes sont soumis à un asservissement médiatisé, accablées par une vie faite de complexité et d’angoisse, aliénées par les « faux besoins ». Si les individus renouvellent spontanément des besoins imposés sous forme d’abonnement ou autres, cela ne veut pas dire qu’ils sont autonomes, cela prouve seulement que les injonctions accomplissent leurs finalités et témoignent de leurs efficacités.
Mais cela est une stratégie politico-économique d’aliénation et d’engrangement de profits immédiats, cela ne justifie pas de détruire un sport centenaire, un jeu de villages, dont les valeurs sont à l’opposé des visées égoïstes.
Je veux inviter les passionnés de ce sport à penser de nouveau ce jeu de copains, qui ni grands, ni gros, ni lourds, se sont fait des passes, se sont évités, se sont plaqués, se sont affrontés à la course, et ont finalement terminé par l’inévitable 3eme mi-temps.
Il est important de rappeler cette vérité de Marcuse : Penser, c’est nier.
Et je veux nier ici que le rugby soit forcé de subir cette aliénation au pouvoir médiatique.