Réguler ses émotions
Selon les théories de l’appraisal, les émotions résultent d’un processus complexe d’évaluation cognitive d’une situation ou d’un évènement selon plusieurs dimensions, telles que la conductivité aux buts et besoins de l’individu, son pouvoir de faire face aux conséquences potentielles de l’évènement, ou encore l’urgence à agir.
La possibilité de modifier l’émotion qui résulte de cette évaluation, en d’autres termes de réguler ses émotions, est une capacité cruciale pour notre bien-être et notre santé mentale comme physique. Il a en effet été montré que des troubles de la régulation émotionnelle peuvent conduire à des maladies physiques chroniques, à des troubles de la santé mentale et à des troubles liés à l’utilisation de substances. La recherche dans le domaine de la régulation des émotions est donc particulièrement active au sein des sciences affectives, non seulement pour ses retombées fondamentales concernant notre compréhension des processus émotionnels, mais aussi pour ses importantes implications sur le plan clinique
Le processus de régulation émotionnelle permet donc la modification des réponses émotionnelles issues des processus d’évaluation, via l’utilisation de stratégies permettant de réduire, ou augmenter certaines composantes de la réponse émotionnelle.
Régulation « cognitive » ou « comportementale » ?
James Gross distingue deux stratégies distinctes de régulation émotionnelle. La première est une stratégie précoce concernant le processus de génération des émotions. Elle est de nature cognitive. Elle consiste à modifier notre perception d’une situation pour en diminuer l’impact émotionnel. Cela peut se faire de différentes manières, comme tenter d’éviter une situation pour en sélectionner une autre, de modifier une situation, de déployer son attention différemment sur différents aspects de la situation, ou encore de réévaluer notre interprétation de la situation.
La seconde stratégie, plus tardive, consiste en la suppression ou la modulation des réponses émotionnelles. Il s’agit d’une régulation comportementale consistant à inhiber ou modifier les signes extérieurs de l'émotion. Il est par exemple possible de modifier volontairement son expression faciale dans but d’exprimer une émotion moins intense que celle qu’on ressent, de tenter de neutraliser ce qui est ressenti ou encore de masquer ce qu’on ressent, en exprimant une émotion différente de celle ressentie.
Ces deux stratégies de régulation n’ont pas les mêmes effets. La stratégie de réévaluation cognitive est plus efficace que la stratégie de suppression des réponses émotionnelles. La réévaluation diminue par exemple un ressenti émotionnel négatif et modifie l'expression comportementale. Si la stratégie de suppression modifie également l'expression comportementale, elle est moins efficace que la réévaluation cognitive dans la diminution du ressenti émotionnel. En outre, il a été montré que la stratégie de suppression comportementale altère les capacités de mémoire explicite épisodique. En effet, des participants devant cacher les émotions qu’ils ressentent en visionnant un film comportant des scènes à valence négative montrent des performances mnésiques inférieures pour le rappel d’informations visuelles et auditives de ces films, en comparaison aux performances de participants regardant le film sans instruction particulière.
Ces effets de la régulation sur la mémoire explicite épisodique pourraient être expliqués de deux façons. D’une part, le fait de porter son attention sur sa propre expression émotionnelle, alors que celle-ci est normalement spontanée et ne nécessite aucun contrôle cognitif conscient, pourrait consommer des ressources attentionnelles, diminuant d’autant celles normalement allouées à l’encodage en mémoire des informations du film. Il a en effet été montré que la stratégie de régulation comportementale s’avère plus coûteuse sur le plan de la consommation de ressources que la stratégie de réévaluation cognitive. D’autre part, la réévaluation cognitive, lorsqu’elle consiste en une réévaluation de l’interprétation d’une situation, pourrait nécessiter un traitement plus détaillé et plus profond de différents aspects de la situation, ce qui augmenterait la profondeur d’encodage de ces éléments, favorisant ainsi leur mémorisation.
Régulation et modèles de l’appraisal
Dans le cadre du modèle des processus composants développé par Klaus Scherer et ses collaborateurs, un modèle phare de l’appraisal, la régulation émotionnelle peut se faire via un réappraisal ou une réévaluation cognitive des différents critères du modèle. En particulier, la pertinence d’un stimulus ou d’une situation par rapport aux buts et besoins de l’individu peut être réévaluée, tout comme les implications personnelles de la présence du stimulus ou de la situation, ou encore le potentiel de l’individu à s’adapter aux conséquences du stimulus ou de la situation. L’évaluation de l’acceptabilité des conséquences de la nouvelle situation par rapport aux normes sociales et à l’éthique personnelle de l’individu peut également être modifiée. Ce réappraisal permet alors la modulation des composantes émotionnelles que sont les réponses physiologiques, l’expression motrice, la tendance à l’action et le sentiment subjectif.
En somme, le réappraisal ne nécessiterait pas de processus spécifiquement dédiés à la réévaluation. Il s’appuierait simplement sur les processus impliqués dans l’évaluation en permettant une mise à jour des appréciations qui en résultent.
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Un vaste ensemble de structures de la partie antérieure du cerveau principalement serait impliqué dans la régulation émotionnelle. Il serait composé du cortex orbito-frontal, du cortex préfrontal ventro-médian, du cortex préfrontal dorsolatéral, du cortex cingulaire antérieur et de l’amygdale. Selon Richard Davidson, des dysfonctionnements dans ces structures ou dans leurs interconnexions seraient associés à des déficits de régulation émotionnelle pouvant conduire à des comportements agressifs, violents et impulsifs. Le célèbre Phineas Gage, souffrant d’une lésion bilatérale du cortex orbitofrontal, montrait précisément de tels comportements. Par ailleurs, des études d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) dans lesquelles les participants devaient réguler leurs émotions suite à la présentation de photographies de valence négative (i.e., les interpréter de façon à ressentir plus ou moins d’émotions négatives) ont montré une modification de l’activité de l’amygdale selon la condition expérimentale. L’amygdale était plus active lorsque les participants devaient interpréter des photos négatives de façon à ressentir davantage d’émotions négatives que lorsqu’ils devaient regarder les photos sans instruction particulière. De la même façon, l’amygdale était également plus active lorsque les participants devaient regarder les photos sans instruction particulière que lorsqu’ils devaient les interpréter de façon à ressentir moins d’émotions négatives.
Une étude récente sur les bases cérébrales de la régulation
Récemment, Bo, Kraynak, Kwon et al., dans un article publié en mars 2024 dans la revue Nature Neuroscience, ont étudié de façon détaillée et particulièrement astucieuse les bases cérébrales de la régulation émotionnelle. Dans cette étude, les auteurs ont tenté de mettre en évidence de façon sélective les systèmes cérébraux impliqués dans la génération des émotions et ceux impliqués dans la régulation des émotions. Cette étude est intéressante pour deux raisons. La première est qu’elle porte sur une quantité importante de données tirées de deux études d’IRMf, l’une impliquant 182 participants, l’autre 176 participants. La seconde raison est qu’elle fait appel à des modèles bayésiens d’analyse des données permettant de quantifier les niveaux de preuves pour ou contre l'existence d'un effet. Les analyses classiques ne permettent généralement pas d’apporter la preuve d’un effet nul, du moins avec les nombres de données généralement disponibles.
Globalement, la procédure utilisée dans ces études consistait à demander aux participants soit d’observer simplement des images susceptibles d’entraîner des réactions émotionnelles négatives (consigne « Look Negative »), soit de recontextualiser les images en générant de nouveaux types de pensées susceptibles de les rendre moins aversives (consigne « Reappraise Negative »). La condition « Look Negative » était également comparée à une condition « Look Neutral » dans laquelle les participants devaient simplement observer des images neutres. Un indice « Look » ou « Decrease » était présenté avant chaque image. Après la présentation de chaque image, les participants devaient évaluer leur état émotionnel sur une échelle en 5 points allant de 1 (neutre) à 5 (très déplaisant).
Bo et ses collaborateurs ont ainsi pu mettre en évidence quatre systèmes distincts. Un premier système, situé dans la partie préfrontale antérieure du cerveau, serait impliqué sélectivement dans la réévaluation cognitive des émotions. Un deuxième système, impliquant des structures frontales, pariétales et insulaires, serait activé à la fois dans la réévaluation et dans la génération d'émotions. Un troisième système, majoritairement sous-cortical, comprenant l'amygdale, l'hypothalamus et la substance grise périaqueducale, serait activé lors de la génération d'émotions négatives et ne participerait pas à la réévaluation. Enfin, un quatrième système, situé dans les régions corticales postérieures, serait impliqué dans la régulation à la baisse des émotions négatives lors du processus de réévaluation. Il est intéressant de constater que la régulation à la baisse des émotions négatives impliquerait des modifications d’activité à des niveaux très précoces du traitement de l’information, dès le cortex visuel primaire.
Les auteurs de l’étude ont observé que l’activité de ces systèmes covariait avec les différences individuelles dans la réussite de la réévaluation. Plus les personnes étaient capables d'activer les régions cérébrales sélectives de la régulation émotionnelle, plus elles résistaient à une expérience négative. Ces résultats sont en accord avec ceux d'autres travaux qui associent ces régions à une meilleure santé mentale et à la capacité de résister aux tentations et d'éviter la toxicomanie.
Une conclusion importante de cette étude est que le cortex (et non le système limbique) est réellement responsable de la production des réponses émotionnelles, en changeant la façon dont nous voyons et attachons un sens aux évènements de notre environnement. Cette conclusion est en parfaite adéquation avec la façon selon laquelle les théories de l’appraisal considèrent la réévaluation.
Vers de nouvelles cibles thérapeutiques
Enfin, cette étude propose de nouvelles cibles qui pourraient être visées par des médicaments ou des techniques de stimulation cérébrale en vue d’une amélioration de la régulation des émotions. En effet, Bo et ses collaborateurs se sont également intéressés aux neurotransmetteurs qui interagissent avec les systèmes de régulation des émotions, comme la dopamine et la sérotonine, et qui peuvent ainsi altérer notre capacité de régulation. Des travaux complémentaires des auteurs ont montré que les récepteurs des cannabinoïdes, des opioïdes et de la sérotonine étaient particulièrement abondants dans ces régions. Les drogues et les médicaments qui se lient à ces récepteurs affectent donc le système de régulation des émotions. L’un des récepteurs importants de la sérotonine, le récepteur 5H2A est particulièrement sensible aux drogues psychédéliques, utilisées en tant que traitement novateur dans le domaine de la santé mentale.
Les médicaments utilisés dans la dépression comme dans d’autres troubles psychopathologiques pourraient donc avoir comme conséquence une modification de notre perception des événements et de notre capacité d'autorégulation de nos émotions. Les auteurs insistent ainsi sur la nécessité de coupler l’administration de ces médicaments avec des soutiens psychologiques appropriés, combinant ainsi les approches pharmacologiques et psychologiques.
Si vous souhaitez en savoir plus sur les thèmes abordés dans cet article ou sur les mécanismes émotionnels en général, n’hésitez pas, contactez-nous !
E-LIKE/ Product Manager Major in Transparent LED Screen with 12 Years Experience
7 moisTrès bien!!!!
Co-fondatrice de KeyEmotion Lab
7 moisCes capacités de régulation émotionnelle sont-elles déjà fonctionnelles chez l’enfant ?