Rachid Boudjedra, Maxime Gorki et le "réalisme socialiste"


Je ne sais pas, mais je n’aime pas du tout les catégorisations. Je trouve que la littérature est de l’ordre de la complexité. Je ne sais pas si elle a un quelconque pouvoir. Elle est plutôt du domaine de l’intime. De la subjectivité. Lire, c’est emprunter des sentiers délicats, épouser peut-être les contours du texte lu, s’y identifier, il n’y a pas de lecture exclusivement réfléchie, la passion est fortement présente.

J’estime que la littérature et les arts sont très complexes. Tout s’entremêle, s’interpénètre et s’entrechoque. L’essentiel résiderait dans la dimension ludique. Qu’est-ce que le réalisme ? Qu’est-ce que le naturalisme ? Peut-on parler de tragique sans associer le comique et réciproquement ? Je ne sais pas ce que c’est. Il y a tellement de définitions qu’on s’y perd. C’est cette complexité qui fait, selon moi, la beauté des arts et de la littérature. Qu’est-ce que la littérature ? Je n’ai pas de réponse. Si c’était une science exacte, elle aurait révulsé le lecteur.

Dans un de ses entretiens, l'écrivain algérien Rachid Boudjedra n’a pas arrêté de s’attaquer au « réalisme socialiste » sans définir les contours de ce mouvement qui semble s’apparenter au naturalisme et au vérisme dont les définitions sont aussi flasques, peu précises. Si on interroge Auguste Renoir, André Antoine ou Émile Zola (Le roman expérimental), on risquerait de retrouver des réseaux thématiques et esthétiques similaires. Comme aussi dans un certain cinéma hollywoodien. Dans le dictionnaire de philosophie (Moscou, 1967), les auteurs considèrent que « son essence réside dans la fidélité à la vérité de la vie, aussi pénible qu'elle puisse être, le tout exprimé en images artistiques… ». C’est vague, flou et ambigu. Où est donc la différence avec le naturalisme ? Lucien Goldmann a même parlé d’homologie comme si le texte littéraire pouvait refléter la vie. On avait même parlé de mimesis. Ce que je sais, c’est que je ne sais pas définir la littérature pour parler de réalisme ou de naturalisme. Certains ont même parlé de « réalisme magique » qui me parait être une formule rapide, mais qui peut paradoxalement épouser les contours de la forte empreinte de l’intime marqué par les jeux complexes de tout discours.

D’ailleurs, bien avant, Lénine dans ses articles critiques sur l’œuvre de Tolstoï ne s’était pas arrêté à cette idée de reproduction mimétique de la vie, privilégiant l’idée selon laquelle l’œuvre littéraire serait l’expression des contradictions sociales, indépendamment des intentions de l’auteur.

Autre chose : la notion de réalisme est trop vague pour être unilatéralement définie. Il y a eu une grande polémique entre Lukacs et Gorki à ce propos. La réalité des arts et de la littérature a donné à lire un fonctionnement beaucoup plus complexe. La lecture des textes de Maxime Gorki par exemple, avant et après 1932 (congrès du parti communiste de Russie), année de l’apparition de cette formule trop peu claire, « réalisme socialiste » risquerait de ne révéler aucune différence.

A l’époque, certains pensaient qu’on pouvait enrégimenter la littérature et les arts, la réalité a démenti cette façon de voir. Même Andreï Jdanov, celui qui théorisa cette idée, ne pouvait ne pas reconnaître que « le socialisme ne peut commander à la littérature ». Ni Aragon, ni Malraux ou Lion Feuchtwanger ne peuvent être réduits à une sorte d’écrivains-reflet de la vie, même s'ils ont participé au congrès de 1932. La réalité du terrain a tout simplement mis en avant la complexité des arts et de la littérature qui dépassent toute catégorisation ou tout embastillement. La littérature est d'une extrême complexité. Tout texte est un territoire singulier.

Je suis en train de relire la production romanesque et dramatique de Gorki, je n’arrive pas à déceler de grands changements entre ses écrits d’avant et d’après l’émergence de ce groupe de mots. La pièce, « Les bas-fonds » et le roman, « la mère », de vrais chefs-d'œuvre que tout le monde considère comme des espaces emblématiques du réalisme socialiste, ont été édités en 1902 et en 1906. Je retrouve de nombreux éléments puisés dans les jeux factuels de l’intime. Mais cela n’exclut nullement la forte présence de l’auteur et des contradictions sociales dans la production romanesque.

Jamais peut-être, la critique et la production artistique n’ont été aussi fortes que durant cette période. Aujourd’hui, en Europe et même chez nous apparemment, on parle beaucoup des « formalistes russes », groupe dont l’émergence date de cette période. Comme d’ailleurs, le cercle linguistique de Prague ou les grands cinéastes comme Eisenstein ou Poudovkine sans interroger les conditions de production et les différents débats qui marquaient Moscou et Saint-Pétersbourg. Qui n’a pas entendu parler d’Ostrovski, de Nekrassov, de Maïakovski ou de Repine, de Stanislavski, Meyerhold ou de Vakhtangov ? Le « réalisme socialiste » est un mouvement complexe, pluriel, peut-être même indéfinissable, qui ne peut être réduit aux déclarations de Jdanov ou de congressistes de 1932. Peut-on d'ailleurs parler de réalisme socialiste ou de réalisme tout court ?


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