Retour sur deux handicaps supposés de l’Afrique : la trop grande diversité de ses langues locales et sa croissance démographique galopante
Les deux handicaps majeurs supposés de l'Afrique – à savoir sa diversité culturelle et sa forte croissance démographique – sont en réalité des chaînes d'opportunité de développement. Cependant, pour saisir pleinement ces opportunités, il est essentiel pour l’Afrique de modifier son regard sur ces deux phénomènes en les abordant, non pas comme des freins, mais comme des leviers de développement :
A. la diversité linguistique des pays africains
Souvent perçue comme une source de fragmentation, la diversité linguistique des pays d’Afrique doit être reconnue pour sa richesse. Les langues occidentales imposées, telles que le français, l'anglais, l'espagnol et le portugais, ont certes permis une certaine unité de communication entre les peuples africains. Toutefois, cette unité est restée superficielle, car elle n'a jamais réussi à effacer la diversité des langues locales. Ceux qui, comme Jules Ferry, pensaient que l’adoption des langues coloniales aboutirait nécessairement à l'uniformité culturelle des peuples africains ont sous-estimé la résilience des identités locales.
Au lieu donc de chercher à effacer ces dernières, il serait plutôt crucial de tirer profit de ces vecteurs quasiment « naturels » pour lesquels aucun investissement n’est nécessaire, ni en termes humains ni en termes infrastructurels ni financiers, et se convaincre qu’ils constituent également des outils indispensables pour la créativité, la diffusion et la conservation des connaissances. À une époque où la mondialisation valorise la localisation et l'adaptation aux cultures locales, l'Afrique, avec sa mosaïque de langues et de traditions, dispose d'une vaste palette de possibilités pour stimuler des échanges régionaux et internationaux. La valorisation de ces langues et cultures peut renforcer le tourisme, l'industrie culturelle et les industries créatives, tout en ouvrant des perspectives pour le développement d'une éducation et d'une technologie adaptées aux besoins locaux.
Contrairement à l'approche centralisatrice de l'Europe, notamment celle de la France au XVIIIe et XIXe siècles, qui voyait dans l'unification linguistique un moyen de former une nation homogène, l'Afrique doit au contraire promouvoir l’idée d’une nation fondée sur une approche plurilinguistique. Parce que c’est non seulement la réalité des Etats africains, mais aussi parce que ces langues disposent d’un potentiel de construction et de renouvellement de la culture nationale qui est devenu une chose rare dans le monde. Soutenir que ce potentiel alimente des conflits récurrents et une course folle vers la captation et à la monopolisation du pouvoir politique par des groupes « ethniques » rivaux, c’est oublier un peu vite qu’une nation monolingue n’est pas à l’abri des tels conflits, même si ces derniers sont sociologiquement qualifiés de manière différente. L’expérience actuelle nous donne à constater que les nations monolingues européennes ne sont pas politiquement plus stables que les nations plurilinguistiques africaines. Ce constat permet de comprendre que la concurrence politique dysfonctionnelle n’est pas le fait l’unicité ou de la pluralité des langues dans un pays. Les conflits en Afrique, bien que plus récurrents qu’en Europe, sont explicables par d’autres facteurs que la langue ou les langues, comme on peut l’observer dans l’Est de la République démocratique du Congo, ou hier dans les guerres civiles au Katanga et au Biafra. L’appartenance ethnique dans ces guerres civiles n’a jamais été l’élément moteur.
En République Démocratique du Congo (RDC), par exemple, les guerres civiles dans l'Est du pays ou dans le Katanga après l’indépendance du Congo sont essentiellement des conflits liés aux ressources naturelles et aux rivalités politiques. De même, les guerres civiles au Nigeria (Biafra) ont été davantage motivées par des enjeux économiques et politiques auxquels les multinationales occidentales et les grandes puissances étaient étroitement mêlées – non pas, comme certains ont pu l’écrire ou le penser, un conflit opposant les Ibo au reste des ethnies nigérianes.
Tout à l’opposé, en Europe, le serbo-croate, l’allemand, l’italien, l’espagnol, le portugais et l’américain, bien que langues uniques, n’ont pas empêché la guerre civile dans ces pays pourtant monolingues.
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Il faut dès lors questionner très sérieusement la langue pensée par les révolutionnaires français comme l’instrument indépassable de l’unification de la nation, et l'enseignement de la langue officielle comme l’instrument privilégié de l’identité nationale, dans le même acte qui consiste à considérer les dialectes et des langues régionales comme les ennemis politiques, culturels et épistémologiques de la nation – qui n’auraient d’autres fonction que de s’opposer à la construction de « l'esprit national ». Une telle conception de la langue a non seulement montré ses limites dans les Etats modernes ; bien plus, elle apparaît comme une source de conflits dans de nombreuses régions du monde. Les exemples les plus frappants sont non seulement les anciennes républiques soviétiques, mais étrangement certains pays occidentaux comme la France, l’Espagne ou le Royaume-Uni où la langue officielle est contestée dans certaines régions de ces pays malgré leur unification linguistique, qui remonte à plusieurs siècles et que l’on croirait devenue incontestable.
En France, des tensions linguistiques ont vu le jour dans les régions de la Bretagne, du Pays basque et de la Corse, où les langues locales continuent de symboliser la résistance face au centralisme parisien. En Espagne, la région de Catalogne est le théâtre récurrent de tensions politiques liées à la langue et à l'autonomie régionale. Au Royaume-Uni, des mouvements similaires de préservation des langues locales existent, pour le gaélique écossais et le galois,
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Les pays africains auraient donc tort de liquider leurs langues locales en pensant que les Européens, notamment les Anglais et les Français leur ont offert l’instrument absolu pour la construction de leurs nations. Le fait est que, malgré l’usage du français et de l’anglais, les pays africains restent politiquement fragmentés. Les nations africaines demeurent des constructions superficielles qui n’ont d’unité que le formalisme linguistique légué par leurs colonisateurs.
Jules Ferry, principal promoteur de la colonisation française, croyait que l'adoption des langues coloniales aboutirait à l'uniformité culturelle des peuples africains colonisés par la France, mais il a sous-estimé la résilience des identités locales. En réalité, l'effacement des langues africaines n'a jamais été total. Par exemple, le swahili, parlé par plus de 200 millions de personnes en Afrique de l'Est et Centrale, s'est imposé comme langue véhiculaire, prouvant la capacité des langues locales à s'adapter et à prospérer malgré les contraintes coloniales .
Au lieu donc de tenter de gommer la diversité des langues locales, il serait crucial de les valoriser, parce qu’elles représentent des vecteurs naturels de communication et de transmission du savoir qui ne nécessitent pas des investissements colossaux en infrastructures. Les langues locales ne doivent pas être vues comme des vestiges du passé ou des menaces à l'unité nationale, mais comme des vecteurs potentiels de diffusion du savoir, de la science, et des traditions. Elles sont aussi un lien précieux entre les générations et un moyen de préserver une richesse intellectuelle et culturelle unique. L'éducation en Afrique doit intégrer cette dimension et adopter une approche plurilingue, qui valorise à la fois les langues internationales pour l'accès aux savoirs globaux et les langues locales pour préserver et diffuser les connaissances endogènes.
Il est prouvé que les enfants apprennent mieux dans leur langue maternelle avant d'acquérir des compétences dans une langue seconde. Le projet Mother Tongue-Based Education en Ouganda et dans plusieurs autres pays africains a montré des résultats prometteurs en améliorant les performances scolaires des enfants en primaire .
En somme, les différences linguistiques et culturelles en Afrique, loin de constituer des handicaps, sont des moteurs d'opportunités. En les valorisant, l'Afrique peut non seulement renforcer son identité, mais aussi s'ouvrir à des dynamiques économiques, sociales et intellectuelles innovantes qui contribueront à son développement durable et inclusif.