REVENIR SUR LA FABRICATION DES PROGRAMMES SCOLAIRES : mon bilan quand je l'ai quitté
Bilan après 5 ans du Conseil supérieur des programmes
Roger-François Gauthier, membre du CSP d’octobre 2013 à octobre 2018.
Ce texte propose un bilan distancié, subjectif et provisoire à la fois, du fonctionnement du Conseil supérieur des programmes, cinq ans après sa création par la loi de refondation de l’école de 2013, afin d’inviter à la réflexion sur les questions de politique éducative que pose ce bilan même.
Nous partirons d’un bref retour historique sur la place de la fonction d’élaboration des programmes dans le système français, avant de distinguer les deux étapes majeures qui furent celles du CSP au cours des cinq années, selon qu’il avait à traiter des programmes de la scolarité obligatoire et de la maternelle (2013-2017) ou de ceux du lycée (2017-2018). Nous conclurons en tentant de reprendre les questions que pose aujourd’hui, en France, l’élaboration des programmes et, plus généralement, du curriculum.
1.L’élaboration des programmes d’enseignement en France, une fonction administrative à l’histoire mouvementée
On distingue la situation la plus fréquente du passé, où la question de l’élaboration des programmes d’enseignement n’était ni posée ni traitée juridiquement, et deux périodes (1990-2005 et après 2013) où des dispositions spécifiques ont été prises par le législateur.
1.1. La situation la plus fréquente au cours des dernières décennies fut celle d’une grande discrétion institutionnelle
Au XXème siècle et entre 2005 et 2013 la question n’a pas souvent été posée : les lois et décrets ne désignaient aucune autorité pour l’élaboration des programmes d’enseignement. Seule était mentionnée la compétence du ministre pour signer les arrêtés. Aucune procédure, aucun organe, aucune compétence n’étaient définies.
La tâche était confiée le plus souvent à l’inspection générale de l’éducation nationale, mais tacitement, sans que cela figure explicitement dans sa mission, car elle pouvait aussi, selon les cas, l’être à des groupes d’experts, notamment des universitaires, ce qui posait déjà, sans jamais qu’elle soit traitée au fond, la question de savoir quelles compétences la fonction requiert effectivement.
Conséquence de cette discrétion institutionnelle : les choix faits ou à faire en matière de programmes ne sont pour l’essentiel pas connus des enseignants, en tous cas relèvent pour eux de fonctionnements relativement opaques, où ils ne se sentent pas impliqués. Par exemple l’occurrence, qui devrait être ordinaire, du renouvellement des programmes ne fait pas partie du savoir-faire professoral ordinaire, et les changements de programmes, qui devraient être réguliers et régulés, sont source souvent de mécontentements et de frustrations.
Autre partie liée à cette absence de fonction identifiée relative à la fabrication des programmes, le conservatisme qui préside à tout cela, avec, sans jugement de valeur, l’étanchéité ancienne entre programmes de l’école primaire fixés par Jules Ferry et programmes du secondaire sous l’inspiration prolongée du Ratio studiorum des Jésuites.
1.2. Deux périodes ont fait émerger un organe dédié
Il faut rappeler, suite à la loi Jospin de 1989, la mise en place à partir de 1990 d’un « Conseil National des programmes », qui vécut jusqu’à ce qu’en 2005 la loi Fillon le supprime. Ayons en mémoire un conseil qui était une instance de validation, et non de proposition, des projets élaborés dans le giron de l’administration, et une instance qui se voulait, dans l’inspiration du rapport Bourdieu-Gros, relever surtout de l’autorité d’universitaires.
Il fut présidé successivement par Didier Dacunha-Castelle, Luc Ferry et Jean-Didier Vincent.
Il produisit, outre ses expertises sur les projets de programmes, différents rapports, dont un qui fut peut-être la première occurrence de l’expression de socle commun, sous la direction de son second président.
Le CNP ne trouva pas vraiment sa place et disparut sans autre forme de procès en 2005, après avoir été mis en sommeil. L’amour de la litote me conduit à rapporter que ni l’Inspection générale de l’éducation nationale ni la Direction générale de l’enseignement scolaire n’étaient à ses obsèques.
La question ressurgit lors de la loi de 2013, et nous verrons pourquoi, qui instaura un « Conseil supérieur des programmes » (CSP), très différent de son ancêtre fonctionnel, sur lequel nous allons nous attarder davantage.
2. Le CSP version 1, une créature de la loi de Refondation ?
Là aussi il est nécessaire de rappeler aussi bien comment a été défini le CSP que le contexte de sa mise en place.
2.1. Un Conseil original dont la définition légale ne manque pas d’interroger
Plusieurs points montrent l’ambition du Législateur mais peut-être aussi le caractère inabouti ou incantatoire de certains aspects de son projet.
2.1.1. Une composition novatrice.
Le Conseil est composé de 18 personnes, une partie étant constituée d’élus provenant des deux assemblées, désignés par les commissions compétentes de ces assemblées et provenant des différents groupes politiques. Une autre partie provient de la « société civile », notamment via le Conseil économique social et environnemental (CESE) : à ce titre des personnalités du monde de la santé, associatif ou sportif ont fait partie du Conseil. Puis viennent des personnalités qualifiées, nommées par le ministre. La volonté, novatrice, pertinente, est clairement d’ouvrir le Conseil à des gens ne provenant pas de l’enseignement scolaire et, parmi eux, pas seulement à des universitaires.
Cette composition aurait pu être viable, et l’a été temporairement, jusqu’à ce que des questions non résolues, relatives à l’indépendance du Conseil (cf. infra), soient venues contrarier la sérénité nécessaire, quand des parlementaires de l’opposition de l’époque refusèrent de participer à un jeu qui, selon eux, ne correspondait plus à l’indépendance initialement convenue.
D’autres remarques sur sa composition sont faites en 3.2.
2.1.2. Des missions relevant plutôt d’un conseil du curriculum …
Une difficulté vient de la définition des missions du Conseil : elles sont triples, puisqu’il est demandé au conseil de jouer son rôle en matière de programmes d’enseignement, mais aussi d’évaluation des élèves et d’examens et encore de formation des enseignants et de profilage des concours !
On aurait voulu mettre en place un organe inviable qu’on ne s’y serait pas autrement pris ! Le fait qu’en France les prérogatives ministérielles en éducation soient très fortes peut être critiqué, sans doute à juste titre, mais ce n’est pas en créant en douce un Conseil chargé de tout cela qu’on peut imaginer que verra le jour une évolution sereine.
Des trois compétences, le Conseil s’est saisi de la première, a été illico contesté dans l’exercice de la deuxième et n’a strictement rien fait ni dit qui corresponde à la troisième.
Entendons-nous : la proposition de faire entrer dans une même logique les trois fonctions des programmes, des examens et de la formation des maîtres est excellente. Il s’agirait en fait de considérer que ce qui est au cœur de l’école est l’enseignement et l’acquisition des savoirs, plus que les structures des études et les routines d’un système, et c’est bien ce qui partout dans le monde est désigné du nom de curriculum. Mais de telles constructions qui nécessitent de repenser tout l’édifice ne s’échafaudent pas à l’occasion de la définition des fonctions d’un conseil !
2.1.3. La délicate question de l’indépendance.
Déclarer ce conseil « indépendant » (indépendant de quoi ? du pouvoir politique sans doute ?) est aussi chargé d’équivoques. Il ne peut y avoir indépendance que s’il y a souveraineté, ce qui n’est pas le cas, ou si l’indépendance est fondée sur un principe transcendent, la « science », par exemple. Or il ne s’agit ni d’un Conseil souverain ni d’un Conseil scientifique.
On peut en revanche remarquer qu’il ne s’agit que d’un « Conseil » et en aucun cas d’une instance de décision, qui reste l’autorité ministérielle.
Ce point aurait gagné à être mieux compris de tous, car, bien mis en œuvre, il aurait pu clarifier le fonctionnement. On pouvait même imaginer une situation où le pouvoir politique aurait bénéficié de l’indépendance d’un Conseil qui lui aurait permis de prendre ses distances et de peser le pour et le contre à partir de questions posées et soumises par lui dans le débat public.
Or ce n’est pas ce qui s’est passé.
Deux phénomènes se sont rejoints. Par tropisme les responsables du CSP et du secrétariat général dont l’avait doté…le ministère se sont dès l’origine trop régulièrement tournés vers l'administration, son carnet d'adresses, ses habitudes et comportements. Les ministres de leur côté n’ont pas supporté que le Conseil s'aventure au-delà de la stricte question des programmes, alors même que c’était dans son champ de compétences de le faire. Cela est apparu notamment quand le Conseil proposa que la validation du socle commun soit identifiée au brevet des collèges : la ministre de l'époque et la DGESCO s’opposèrent à l’idée que la définition d'un examen ne fasse plus partie de leur compétence exclusive, comme si on arrivait là à quelque chose de sérieux, sur quoi on n’attendait plus la fonction, même de conseil, du CSP.
2.2. Un Conseil qui a du mal à sortir de la logique du socle commun de scolarité obligatoire
2.2.1. La déjà vieille histoire du socle commun
Sans entrer dans les détails, on ne peut pas ne pas avoir en mémoire la difficile histoire du socle commun. Rappelons : la Commission Thélot conclut à la suite du « grand débat sur l’école » à sa nécessité, et un « socle commun de connaissances et de compétences » est créé par la loi Fillon de 2005. Quand il s’agit de « fabriquer » ce socle, la représentation parlementaire souhaite s’en emparer mais c’est au bout du compte le Premier ministre de Villepin qui signe en 2006 le premier décret du socle. L’éducation nationale a été ou s’est tenue à l’écart.
De 2007 à 2012 l’histoire du socle commun a été difficile, le pouvoir politique de l’éducation nationale ne le reprenant pas à son compte et ne créant pas les conditions de sa mise en place effective (le maintien à l’identique des programmes préexistants et du brevet qui constituent la culture scolaire dominante montre le peu d’impact qu’on entend donner à la logique du socle commun).
Vincent Peillon s’interroge d’entrée sur ce qu’il devait faire de ce socle, dont il mesure la popularité limitée et trouve une issue en le conservant, mais en proposant qu’il devienne « socle commun de connaissances, de compétences et de culture », ce qui en change fortement la tonalité. Surtout, il ne charge ni le Parlement ni un cabinet politique de le définir en quelques semaines : il crée le CSP à effet de produire ce socle.
2.2.2. Le travail effectif du CSP sur le socle commun
C’est donc en effet la première tâche à laquelle s’est attelé le CSP. Pas tout à fait la première dans la mesure où le premier texte qu’il a produit, sous le nom de « charte des programmes et de l’évaluation des élèves », est sans doute le texte le plus novateur et celui qui est encore reconnu comme fondateur par l’actuelle présidence du Conseil. Il s’agit d’un texte principiel (voir 4.3.1.) qui n’hésite pas à proposer des réponses à de grandes questions sur les savoirs scolaires. Simple problème : ce texte est passé inaperçu.
Quant au socle commun, le Conseil est parvenu à définir ce que la Nation est en droit d’attendre de tout élève en fin de scolarité obligatoire, c’est-à-dire à l’issue de l’ensemble formé par l’enseignement élémentaire et le collège. Il l’a fait en refusant le piège connaissances/compétences pour définir les grands domaines de culture qui devaient être ceux de chacun. Il l’a fait en ouvrant en certains cas la place à des domaines nouveaux, explicitement nommés, comme l’apprentissage des méthodes de travail, la connaissance de soi ou la maîtrise de ses émotions. Il l’a fait en rattachant strictement les programmes des diverses disciplines aux finalités de ce socle. Il l’a fait en ordonnant les programmes par cycles répondant à des étapes de développement des enfants et non selon le rythme arbitraire des simples années scolaires. Il l’a fait en se demandant aussi quelles devraient être les modalités d’évaluation et de validation de l’acquisition d’un tel socle pour tous les enfants.
2.2.3. Les réticences du pouvoir politique sur le socle commun
Force est pourtant de reconnaître que, comme ce fut déjà le cas lors de la mise en œuvre du socle commun de 2006, les ministres et l’administration ne mirent pas beaucoup d’ardeur à faire reconnaître le socle commun, œuvre principale d’un Conseil qui avait essentiellement été formé pour cela, comme le nouveau référentiel autour duquel les scolarités devraient s’organiser et les cultures professionnelles des professeurs s’ordonner. Le rejet de l’identification du brevet au socle fut un élément de cette réticence, mais plus encore une « réforme des collèges » à l’ancienne, bien plus commentée par les médias que le socle commun, et donnant à tous une idée lampedusienne du changement.
2.2.4. Hors du socle commun, plus de CSP ?
Une question restée dans le vague lors de la création du CSP : cet organe était-il créé seulement pour l’écriture du socle commun de scolarité obligatoire, ou bien serait-il en charge le moment venu des programmes du lycée, de ceux des enseignements professionnels, etc ? Dans la mesure où le CSP fut chargé des programmes de maternelle, on peut raisonnablement penser que non, mais il est de fait que le Conseil, avant que Jean-Michel Blanquer ne l’en charge, a été très réticent à ouvrir, de façon même préparatoire, pour identifier les problèmes, la question des programmes du lycée. Pendant une année quelques membres pressaient la présidence de l’époque d’avoir cette vision élargie, mais cela ne fut pas suivi d’effet, comme si le Conseil s’auto-limitait et du coup limitait l’ambition curriculaire (voir plus bas).
3. Le CSP version 2, une créature de la réforme du lycée ?
3.1. Un changement heurté de capitainerie
3.1.1. Une présidence introuvable
Le CSP est une instance dont le président ne devrait être qu’un primus inter pares, si on reconnaît que la mission du Conseil est d’abord celle d’organiser un débat entre ses membres et d’en créer les conditions au dehors, par la mise en place du débat public, sur des questions où l’échange serein ne va pas de soi.
Cela ne signifie pas que le Conseil doive être doté d’une présidence faible, mais elle doit être en tous les cas consensuelle. Or les positionnements politiques de l’avant dernier président (Michel Lussault) ou les modes de gestion du Conseil de la présidente plus récemment nommée (Souâd Ayada) montrent des conceptions certes différentes de la présidence, mais qui se rejoignent dans une personnalisation qui n’a rien à faire là.
Allons plus loin : la présidence est un art. Son exercice suppose à la fois que l’ordre du jour soit traité, mais aussi que l’instance se dote de modes de travail consensuels avec un règlement intérieur de référence. Par exemple les deux questions de l’utilisation des moyens en personnels (chargés de mission du secrétariat général) mis à disposition de façon assez généreuse par le ministère, ou celle de la communication externe du Conseil sont des questions stratégiques que le Conseil, en ne manifestant aucun intérêt pour l’«intendance», a coupablement négligées. Il est évident qu’un règlement intérieur est un garde-fou contre les excès de pouvoirs qui ont pu caractériser tels épisodes récents : le projet de règlement intérieur que nous avions proposé n’a jamais été inscrit à l’ordre du jour.
3.1.2. Un renouvellement des membres sans capitalisation ni transmission
Assurer le bon fonctionnement d’une institution jeune consiste bien sûr à lui permettre de capitaliser et de se forger peu à peu compétences et doctrine. Le renouvellement des membres ayant pour divers motifs été rapide en 2018, il semblait indispensable non seulement que la réflexion préalable à l’embauche de nouveaux conseillers s’enrichisse des erreurs du passé mais aussi que les nouveaux venus soient informés du travail fait. Or force est de reconnaître que rien de tel ne fut fait par la nouvelle présidente qui participa à l’émergence d’un clivage entre Anciens et Modernes, les premiers étant porteurs de l’opprobre d’avoir travaillé au « socle commun » dont le nom même était devenu imprononçable.
Il ne s’agit pas ici de l’indépendance du Conseil mais de sa capacité à se protéger des sectarismes en mettant opiniâtrement le débat respectueux au centre de son éthique. Un CSP inutilement clivé est une institution qui se fragilise, qui s’est fragilisée en 2018.
3.1.3. Des méthodes de travail ignorantes des fondamentaux de ce type de conseil
De fait la finalité de débat libre d’un tel Conseil, et sa fonction d’animation de débats externes n’ont pas été portées par la présidente actuelle, qui énonça sa réserve sur la notion de consensus et qui réduisit les échanges à leur plus simple expression et les votes à des formalités. Plusieurs démissions ont été entraînées par des méthodes qui semblaient ignorer les fondamentaux d’un tel organe de réflexion collective.
3.2. Des questions nouvelles posées autour de la connaissance
3.2.1. Programmes et sciences académiques
La tension ancienne entre savoirs scolaires et savoirs dits savants fait partie des questions de fond que doit se poser un tel Conseil. Les conseillers doivent-ils être les porteurs de disciplines, et, si c’est le cas, des derniers développements scientifiques du champ ? Pour nous très clairement non, car, au contraire, un tel conseil ne nous semble avoir d’intérêt que s’il pose des questions au-dessus des fragmentations disciplinaires, et s’il les pose dans un langage qui soit à la portée de tous (il n’est pas certain, par exemple, que « prédicat », en tant que mot, devait faire irruption dans des programmes scolaires de façon abrupte, même si les questions que cette catégorie grammaticale propose de traiter sont importantes).
Cette question n’est pas résolue : on a eu dès 2013 une composition, en ce qui concerne les personnalités qualifiées, qui faisait la part belle à des « représentants » de certaines disciplines, qui n’étaient présente parfois que pour défendre des points de vue spécialisés. En revanche, les « généralistes » se trouvaient plutôt parmi les représentants de la société civile ou les élus. Manquaient presque totalement des personnalités qui n’auraient pas eu à défendre ni à illustrer des disciplines enseignées dans l’enseignement scolaire, mais du champ des sciences de l’éducation : si la philosophie de l’éducation était représentée, ni l’histoire ne l’était, ni de façon durable la sociologie, ni la didactique, ni la psychologie ou la psychométrie. Ni les neurosciences.
3.2.2. Programmes et sciences de l’éducation
Or c’est bien une des questions posées par Jean-Michel Blanquer quand il fut ministre. Il créa un Conseil scientifique qui fut largement ouvert à plusieurs de ces spécialités. En particulier aux neurosciences.
Un CSP ne peut pas être la même chose avec ou sans un tel Conseil scientifique. Il semblerait même capital soit de fondre les deux conseils, soit de baliser avec précision les rapports de l’un et de l’autre. Cela n’a pas été fait et on peut même se demander si l’apparition du Conseil scientifique n’a pas paradoxalement été contemporain d’un virage du CSP vers un appel encore moindre fait aux sciences de l’éducation et aux discours autres que ceux des seules disciplines. S’il s’agissait de mettre quelque clarté dans les jeux des rôles et des idées, on est loin du compte.
3.3. Un travail sur le lycée radicalement différent dans sa méthode
Les épisodes de travail pour le CSP se succèdent et ne sont naturellement pas appelés à se ressembler : on peut concevoir facilement que la méthode de travail s’il s’agit de travailler sur l’école primaire, le collège, le lycée ou les formations professionnelles ne peut être la même. Toutefois, si la disparité des tâches est attendue, on ne peut négliger trois questions :
· Quelle est la meilleure méthode pour tel niveau d’études, en admettant précisément qu’elles diffèrent ?
· Au-dessus des traitements peut-être différents réservés aux différents niveaux, quels sont les principes généraux sur l’élaboration des programmes auxquels tous les niveaux doivent se référer ?
· Entre deux niveaux successifs (exemple : collège et lycée), quelle est la transition ? Est-elle suffisamment apparente et balisée, d’abord pour ne pas faire indûment échouer des élèves en raison de la hauteur des marches ?
Or le Conseil, quand il a été saisi par le ministre des programmes du lycée, a donné l’impression d’ignorer les étapes antérieures à la fois du travail du Conseil et de la scolarité des élèves. Au lieu que le socle commun serve de référence pour partir de cette culture attendue des élèves, on se préoccupa des programmes des lycées comme s’ils naissaient tout armés au début de la seconde. La question par exemple de savoir si on répondra aux carences éventuelles d’élèves qui n’auraient pas validé tous les domaines du socle n’a jamais été posée.
Bien plus, le nouveau conseil n’a pas pris le temps de réfléchir au point suivant : les programmes de la scolarité obligatoire ont été élaborés dans le cadre d’une position politique forte et deux fois mise en avant par le législateur (2005 et 2012) consistant à partir des connaissances, compétences et faits de culture souhaités en tous les cas pour tous les élèves en fin de scolarité obligatoire : le socle commun. C’est-à-dire que le CSP a commencé à définir les finalités des enseignements de l’école élémentaire et du collège, de façon générale, sans référence à des disciplines, qui n’ont été considérées que comme des outils, et que les programmes des disciplines ont été élaborés sous cette ombrelle. Il existait un tout à la logique duquel on rattachait les décisions prises pour les parties.
Avec le travail sur le lycée tel qu’il a été initié, rien de tel, mais surtout aucune réflexion sur le fait qu’il n’y avait rien de tel. Aucune recherche du cadre ou de la vision d’un tout qui justifierait les choix faits pour les parties.
Question : au nom de quoi, si ce n’est au nom des logiques éclatées et souvent contradictoires des disciplines décider que tel ou tel contenu est nécessaire dans un programme ? On voit certes des réponses de méthode qui pourraient se faire jour, par rapport à la culture du lycée ou aux exigences, souvent ambigües, de l’enseignement supérieur… Mais encore faudrait-il faire le travail et que le débat s’attaque d’abord à cette question : à quoi servent les enseignements en lycée ?
« Coincé » en effet qu’il est entre une scolarité obligatoire désormais définie dans ses finalités et un enseignement supérieur qui évolue fortement, le lycée, sans cela, s’il n’explicite pas ses finalités, risque d’être dans une position de faiblesse systémique. La réforme proposée par le ministre parlait de vision et nécessitait une vision, en effet, pour expliciter aux acteurs où l’Etat se proposait de les conduire : il n’est pas certain que, sans quelque miracle rare, une vision émerge facilement de l’empilement de programmes disciplinaires constitués séparément.
4. Questions de politique éducative
Bilan confus, rien n’est prouvé, les pages ne sont écrites qu’à moitié, aucune forme stable n’est créée.
Reprenons les choses ; est-ce préoccupant ?
4.1. Et si cela n’avait aucune importance ?
Que la fonction « programmes » soit, la seule, dans le système éducatif français, à ne pas trouver de point d’équilibre durable peut au fond interroger : et si cela n’avait aucune importance ?
On peut en effet imaginer un système qui fonctionnerait de façon très satisfaisante avec des contenus d’enseignement de mauvaise qualité, périmés, n’ayant même aucune utilité présente ou future pour les élèves, mais avec un système d’examens parfaitement huilé et permettant à une collectivité nationale de sélectionner les élites dont elle a besoin et de hiérarchiser l’ensemble de la population selon ces critères.
Une telle option est à mentionner, au moins en ce qu’elle aide à se demander pourquoi on ne l’estime pas satisfaisante…
Si on considère en revanche que ce que les élèves apprennent à l’école a une valeur intrinsèque, peut-être d’ailleurs complexe (apprendre des savoirs académiques, maîtriser des compétences, apprendre à vivre, apprendre à faire société, apprendre ce que demande le marché du travail, …), alors on se dit que l’instance en charge d’élaborer sinon de décider de cela est importante, et qu’il serait bon d’en stabiliser l’existence et le fonctionnement.
4.2. Unicité du curriculum ?
Question posée : cet objet, constitué de l’ensemble des programmes auxquels sont successivement soumis les élèves est-il un objet unique, qui va permettre de parler DU curriculum français comme d’un tout, sur la cohérence duquel on insistera, ou bien considère-t-on qu’on va séparément se préoccuper des programmes de la maternelle, du primaire, du collège, du lycée, du lycée professionnel etc. ?
La réalité des programmes auxquels on parvient selon qu’on adopte l’une ou l’autre des logiques est fortement différente et on a d’ailleurs des pays fortement intégrateurs et d’autres fortement différentialistes.
Nous avons personnellement souhaité une vue intégratrice, mais certains tenaient l’affaire du socle commun pour la scolarité obligatoire comme une première étape en estimant qu’à chaque décennie suffisait sa peine (je crois que c’était une opposition entre Claude Lelièvre et moi). De même ceux qui s’occupent des programmes du lycée aujourd’hui le font avec très peu de références au socle commun de la scolarité obligatoire et sans inspiration commune. Nous pensons qu’une vue d’aplomb, au -dessus de de tronçonnement hérité de l’histoire et largement piégeant est nécessaire.
4.3. Principes et cohérences
Question posée : quels seraient les exigences d’un travail plus méthodique sur la question des programmes ?
On peut en voir essentiellement deux, celle de la recherche de principes et celle de la recherche de cohérences.
4.3.1. La recherche de principes
L’importance donnée dans tous les pays à la question curriculaire comme nouveau mode d’ordonnancement des politiques éducatives est une réalité étonnante. L’analyse serait à effectuer de cette mode, liée souvent au thème de la qualité, mais aussi à une prise de conscience politique de la fonction de l’Etat dans une offre éducative de plus en plus fragmentée en bien des pays.
Ce qui apparait pour qu’une telle préoccupation soit suivie d’effets, c’est qu’il est nécessaire de s’entendre, préalablement à l’écriture des programmes, sur un certain nombre de questions principielles :
Nous ne voyons pas comment ni pourquoi en France on pourrait faire l’économie de telles questions qu’il appartiendrait à un tel Conseil d’instruire et de porter au débat public : les programmes ont-ils une finalité éducative ou seulement de transmission de connaissances ? Visent-ils la maîtrise de compétences ? Visent-ils la « vérité » ? Doivent-ils fixer des standards de réussite visée en face des diverses rubriques ? Doivent-ils être répartis en disciplines ? Avec quels types de liens entre elles ? Les compétences pour vivre font-elles partie des programmes ? Les programmes doivent-ils être totalement définis nationalement ou laisser une part à des variations locales ? Les programmes doivent-ils être définis par années ou pour un ensemble d’années (cycle) ? Comment doivent se distinguer les programmes des formations pour tous, des formations générales, des formations professionnelles ? Comment les programmes doivent-ils être évalués ? Peut-on envisager une périodicité de révision en dehors de laquelle le pouvoir politique est tenu des respecter les programmes en vigueur ? etc.
C’est aussi à partir d’une méthode qui devrait être explicite qu’on devrait toujours se préoccuper des finalités générales (de la maternelle, du lycée professionnel, etc.) avant de fixer les programmes des parties (les différents enseignements, les diverses activités des élèves, etc.).
4.3.2. La recherche de cohérences
La recherche de cohérences non seulement entre les programmes des divers niveaux, mais aussi entre les programmes et les modes d’évaluation des élèves, avec les examens, entre les programmes et les savoirs des professeurs apparaît aussi comme la pierre de touche de la qualité du curriculum (c’est le nom qu’on donne à cet ensemble) dans la plupart des pays.
Ces aspects apparaissent régulièrement comme secondaires en France : on a forcé en bien des cas l’introduction de logiques de compétences sans y former par exemple les enseignants dès leur formation initiale. Quitte à les désarçonner. On a des épreuves d’examens dont on sait en certains cas la piètre valeur, ou dont les échelles de notation sont aberrantes, mais on ne s’en soucie pas car nos examens restent des examens « sans standards », et d’ailleurs avec une fonction minorée par rapport à des dossiers d’inscription dans des filières sélectives.
4.4. Quelles seraient les conditions d’une stabilité institutionnelle ?
Trois suggestions peut-être pour creuser le sillon :
1. Tirer la question des programmes de son approche trop souvent idéologique ou fantasmée en se préoccupant de mettre en place ce qui n’existe pas : une évaluation stricte et indépendante des programmes en vigueur, à partir de plusieurs points de vue, afin que l’élaboration des programmes de demain soit fondée sur plus d’objectivité que ne le donnent à voir les points de vue des spécialistes auteurs des programmes antérieurs ;
2. Privilégier la mise en place des conditions d’un débat public organisé sur des questions souvent controversées en s’inspirant par exemple de ce que fait la Commission nationale du débat public (CNDP), créée en 1995 par la loi Barnier relative au renforcement de la protection de l'environnement, et devenue en 2002 autorité administrative indépendante ;
3. Reprendre la question du sens politique, au niveau d’ensemble des politiques publiques, de l’élaboration des programmes d’enseignement et du meilleur outillage institutionnel qui permettrait de répondre aux enjeux qui sont les leurs.
Docteur en Sciences de l'Education et de la Formation / Intérêts scientifiques : violence symbolique, rapports de force (dominants dominés ), "Educations à" développement durable, patrimoine, territoire et citoyenneté
4 ansBonjour, Merci ces données enrichissantes et intemporelles sur la question
Président chez CERCLE BERNARD JEU
4 ansMerci pour ce bilan très explicite ! Puisse cette analyse faire évoluer - au moins un peu - notre gestion de l'enseignement...