Sans d'enfants
Demain sera plus que ce qu'aujourd'hui a été

Sans d'enfants

Le mécontentement, brassé par un désir soudain de ce qui aurait pu être, trouva une marge de manœuvre suffisante pour entrer dans la vie des Kangos. L'ombre de l'infécondité était toujours présente dans la résidence, et à aucun autre moment ce malheur n'était plus palpable que dans les circonstances courantes. M. et Mme Kango étaient toujours en possession d'un bonheur inexplicable, mais, voire alors, au fond d'eux-mêmes, ils n'étaient que trop conscients de la réprimande que leur état conjugal faisait subir à leur conscience. Le couple avait gardé le silence pendant des années sur le sujet, mais comme la société de l'époque nourrissait des croyances en la préservation des générations futures, les choses n'ont fait que se compliquer. Alors, la stérilité n'était pas seulement considérée comme une malchance mais aussi comme un destin réservé à ceux qui, dû à quelque méfait assez digne de ce châtiment divin, le méritaient.

Avec des yeux pleins de préjugés et de rigueur d'esprit étroit, la société regardait la domicile de M. Kango, et derrière ces yeux d'une tranquillité trompeuse existaient toutes sortes de suppositions et de plaisanteries blessantes. Avec le temps, les gens du village rassemblèrent courage et finesse dans des propos amèrement insultants. Les pensées se sont transformées en suppositions qui ont lentement mûri en chuchotements désobligeants. Au fur et à mesure que les chuchotements vieillissaient, leurs précurseurs devenaient plus audacieux. Ce n'était plus un passe-temps passif mais une occupation active née de la jalousie, de l'envie et de la paresse.

Néanmoins, depuis quelque temps maintenant, Mme Kango n'avait pas été victime. Le bonheur de la saison avait sûrement atteint le cœur même des sans-cœurs. De plus, voire les annonciateurs notoires des querelles du village ont été assommés par le repos malgré leur nature conflictuelle.

Un sentiment de détente pesait sur le village - que pouvaient souhaiter de plus les villageois, surtout après le passage d'une saison de désherbage aussi longue.

Une semaine s'était écoulée et c'était dans une ambiance si joyeuse qu'Awino s'enveloppait toujours. Elle semblait pourtant, ce samedi soir, de meilleure humeur encore. Elle occupait habituellement ses samedis à aller chercher de l'eau, mais à cette occasion particulière, à son retour du ruisseau Kisingri, ses manières sortaient vraiment de l'ordinaire à plus d'un titre. Pour une fois, de temps en temps, le front d'Awino prit la forme caricaturale d'un sourire. Ce tempérament lui était depuis si longtemps perdu que sourire était désormais aussi étranger à son air qu'à son visage. Le sourire était étrangement maladroit et comme s’il était inconsciemment déterminé à  bien sortir, il s'attarda.

De plus, le mouvement d'Awino n'était pas sans une fluidité si peu habituelle chez elle. Elle s'avança du ruisseau avec une sorte de délectation de fille dans sa démarche et, inutile de le dire, un seau d'eau sur la tête. Awino avait peut-être des raisons d'être joyeuse, mais en tant que Mme Kango, elle était privée de toute notion passagère de joie. En tout cas, son dynamisme a tenu bon. Alors qu'elle se déplaçait vers l'ouest, le soleil déclinant du soir (au milieu du dernier quart de sa course quotidienne) attrapa sa silhouette qui avançait et força son ombre à prendre du retard. Elle marchait comme dans une rêvasserie. Ses hanches se gonflaient vers l'extérieur à leur tour à chaque mouvement de ses pieds. À 43 ans, elle possédait encore une beauté et un charme qui manquaient à beaucoup de demoiselles et qui étaient en totale déréliction chez les femmes de son âge. Beaucoup de dames l'admiraient en privé mais recouraient à des manières brutales de jalousie rassis une fois en public.

Si jamais les habitudes pouvaient être tenues pour des preuves suffisantes et des preuves révélatrices, Mme Kango serait considérée comme une fréquenteuse de la tristesse et une étrangère à la joie. Ainsi, même en joie, le bonheur semblait s'installer en elle dans une hâte anxieuse. Peu importe, elle gardait une sorte d'appréhension sous sa surface et une apparence heureuse sur son visage. L'apparition soudaine de sa maison dans son champ de vision a brusquement refroidi son esprit. Une femme moins maîtresse d'elle-même se serait sentie découragée. Awino ne fit qu'un sourire narquois en reconnaissance de la lourde solitude à laquelle elle gagnait rapidement. Un soupir complice s'échappa de ses lèvres étroitement pincées. Sa résidence n'était plus qu'à un jet de pierre. Elle pouvait voir sa hutte qui, étant la première épouse de M. Kango, se trouvait du côté droit de l'enclos. Dans cette demeure, Awino avait droit au poste de première épouse et pourtant là encore, ce poste ne valait pas plus qu'une morosité constante. Et pourquoi pas? Sa féminité était elle-même en sa défaveur. Qu'avait-elle à montrer de son mariage ? Les enfants de son mari par une autre femme - par sa coépouse? Non, cette pensée lui serrait le cœur.

Qu'est-ce qui pourrait engendrer plus de jalousie parmi les coépouses que l'ombre de dotations inégales ou la démonstration flagrante d'amour et de dévouement inégaux de la part du mari? Awino avait tout et Agnetta était comme toujours doublement en manque, jusqu'à l'arrivée des enfants. Au moins, Agnetta maintenant semblait avoir sur qui compter. Cependant, sur même l’amour de ses enfants, elle savait ne pas pouvoir compter - cela allait à un autre, à Awino en fait. Celle-ci avait tout gagné, de l'amour des propres enfants d'Agnetta à celui de leur mari, qui influençait encore les vivants de la tombe. Dans cette affaire amoureuse, Agnetta avait toujours été malheureuse. Et comment pouvait-elle être autre chose alors qu'elle avait Awino pour rivale?

Par conséquent, la vue même d'Awino était tout simplement trop douloureuse pour Agnetta et, comme si cela ne suffisait pas, tout le village chantait et bavardait sur l'éloignement de M. Kango d'elle! Agnetta préférerait mourir plutôt que mener une telle vie.

Quoi qu'il en soit, c'était du passé maintenant, et Agnetta était toujours en vie et, dans une large mesure, la marionnette. Elle avait Awino dans la paume de sa main, pour en faire ce qu'elle voulait ! Quel délice! Oh, quel plaisir tirait-elle de l'absence d'enfant d'Awino ! La haine d'Agnetta pour Awino a transcendé les limites de la passivité en une activité frénétique ; et comme elle a bien joué ses cartes! ...

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