Secret des affaires : une directive européenne qui protège et divise

Secret des affaires : une directive européenne qui protège et divise

Le gouvernement français n'ayant pas légiféré sur la question (jugée trop épineuse) l'an dernier, la protection du "secret des affaires" revient en ce printemps 2016 par le biais d'une directive européenne initiée en 2013. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que le sujet divise.

Le "secret des affaires", c'est quoi au juste ? Le texte reste très évasif et précise simplement qu'il s'agit "des savoir-faire et des informations commerciales de valeur, non divulgués et que l’on entend garder confidentiels". Des informations qui "ne sont pas généralement connues de personnes appartenant aux milieux qui s'occupent normalement du genre d'informations en question, ou ne leur sont pas aisément accessibles". L'idée de départ, fort louable, étant de mieux protéger les entreprises européennes, en particulier les PME, face à l'espionnage économique et industriel. Car il existe bel et bien des savoir-faire industriels impossibles à breveter (donc, non protégés par le droit de la propriété intellectuelle) et qui ont pourtant une valeur économique.

1 entreprise sur 4 déjà confrontée à des vols d'informations confidentielles

Si la Chine, le Japon et les Etats-Unis ont déjà pris des mesures pour protéger leurs entreprises, la France et la plupart des autres pays européens ne disposaient pas de ce genre de dispositif. Désormais donc, en cas de vol ou d'utilisation illicite d'informations confidentielles, l'entreprise victime pourra porter l'affaire en justice partout en Europe. Les dirigeants d'entreprise voient cette directive d'un oeil d'autant plus bienveillant qu'environ 25% des entreprises européennes ont déjà été confrontées au problème.

78% des fuites proviennent de personnes internes à l’entreprise

Pour étayer leurs propos, les partisans de cette directive évoquent les nombreux cas de vols perpétrés par les employés même de l'entreprise (partage d’informations confidentielles, vol de documents, d’ordinateurs portables, de téléphones ou de périphériques de stockage, etc.). Il faut, en effet, savoir que, contrairement aux idées reçues, les collaborateurs internes à l’entreprise constituent la cause majeure des fuites de données. Aussi, la mise en place d'un cadre solide et harmonisé au niveau européen de la protection du patrimoine informationnel et intellectuel des entreprises n'est pas dénuée de sens. 

 "Le journalisme consiste à publier ce que d’autres préféreraient garder secret : tout le reste n’est que relations publiques" (George Orwell)

Vers la fin du journalisme d'investigation

Cette directive soulève toutefois d'autres problèmes, liés notamment au travail des journalistes et au statut des lanceurs d'alertes, des militants syndicaux ou encore des élus du personnel. Car, tous pourraient potentiellement violer des secrets d'affaires. "Les journalistes et leurs sources pourraient donc être attaqués en justice par les entreprises s’ils révèlent ce que ces mêmes entreprises veulent garder secret, explique Elise Lucet qui a lancé une pétition contre ce texte. Sous couvert de lutte contre l’espionnage industriel, le législateur européen prépare une nouvelle arme de dissuasion massive contre le journalisme, le "secret des affaires", dont la définition autorise ni plus ni moins une censure inédite en Europe. Autrement dit, avec la directive Secret des Affaires, vous n’auriez jamais entendu parler du scandale financier de Luxleaks, des pesticides de Monsanto, du scandale du vaccin Gardasil... Et j’en passe. Notre métier consistant à révéler des informations d’intérêt public, il nous sera désormais impossible de vous informer sur des pans entiers de la vie économique, sociale et politique de nos pays. Les reportages de Cash Investigation, mais aussi d’autres émissions d’enquête, ne pourraient certainement plus être diffusés".

L'Europe sous la pression des businessmen

Sous prétexte de protéger les intérêts économiques des entreprises, "c’est une véritable légitimation de l’opacité qui s’organise", ajoute la journaliste de France Télévisions. D'autant que les sanctions prévues (prison et forte amende) s'annoncent particulièrement dissuasives. Avec une telle épée de Damoclès au-dessus de la tête, quel journaliste osera prendre des risques ? Quel employé (à l'image d'Antoine Deltour à  l’origine des révélations sur le scandale Luxleaks et dont le procès s'ouvrira le 26 avril) se risquera à dénoncer les malversations d’une entreprise ? Les opposants à cette directive déplorent l’influence des lobbies des affaires et la pression des multinationales comme Air Liquide, Alstom, General Electric, Intel, Nestlé ou encore Safran. 

En attendant, même si un passage de la directive précise bien que la protection du secret des affaires ne saurait "faire obstacle au travail des journalistes", la résistance s'organise. Une cinquantaine d'associations et syndicats européens mobilisés contre la directive ont par exemple mis à la disposition des citoyens européens, une plateforme en ligne leur permettant d’appeler gratuitement leurs eurodéputés pour leur demander de rejeter la directive.​ Dont acte ?

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