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Je venais de perdre ma mère. Elle partie, il restait, du désastre de sa vie, les reliefs invisibles de ce qu’on appelle un héritage. Il restait aussi mes deux sœurs, l’une éthérée, placide, folle, et l’autre terriblement avide. Il restait surtout, dans la plupart des tiroirs du vieil appartement, à la place des couverts en argent et des miniatures en ivoire, les papiers à en-tête d’un mouvement messianique, les Gardiens du dernier jour, auxquels mes parents avaient adhéré dans la plus grande discrétion. Je comprenais à présent pourquoi ils n’étaient plus jamais libres le samedi soir.

Je respectais les choix de mes parents, dans leur terrible aveuglement. Ils s’étaient dépouillés de tous leurs biens terrestres pour monter plus légers au ciel, à bord de l’arche des Gardiens. Comment leur en vouloir ? Même au gourou qui les avait dupés je n’en voulais pas. Il leur avait pris leur argent mais en retour, les avait convaincus qu’ils ne mourraient jamais, que leur vie se poursuivrait dans une sorte de club de vacances interstellaire. Ainsi ils étaient morts ruinés, ce qui est aussi sage que de rendre l’âme sur un tas d’or.

J’ai été voir anticipativement le notaire, qui ne m’attendait que la semaine suivante. Je lui ai dit ce qu’il y avait à dire sur cette triste affaire. Je renonçais à l’héritage. Dans la foulée, je comptais me défaire d’un legs encombrant. Y avait-il des formalités notariales ? Sa réaction n’a pas été celle que j’avais prévue.

Il s’est montré indigné, non seulement que je refuse ma part, mais que je veuille offrir à mes sœurs, sans le faire entrer dans la succession, le cadeau que mon père m’avait fait à sa retraite, en me demandant d’en prendre grand soin. C’était une toile de Félix Ziem, qui avait orné jadis le salon de la maison familiale. Que mes sœurs se débrouillent avec elle, puisqu’elles l’aimaient tant. On y voyait, en vue plongeante, le château des brouillards, peint à grands traits gris et or, dans une conception fantasque et presque orientale. L’art dévoyé dans toute sa splendeur.

Me Lefort a tenté de me fléchir. Selon lui, accepter l’héritage de ses parents était un devoir sacré, une façon de leur rendre hommage pour tous leurs bienfaits. Il y allait fort, le notaire. Mes parents, saignés par mes sœurs, ruinés par les Gardiens, laissaient un passif insondable. Jamais ils n’auraient voulu que je me mette dans l’embarras en souvenir d’eux. Ils croyaient à la résurrection du septième jour, pas au respect des vieux meubles et des vieux tableaux. D’ailleurs, la toile de Ziem était plus encombrante que sacrée. Elle faisait 67 X 100 cm et avait besoin d’une sérieuse restauration.

Me Lefort insistait toujours, me faisant miroiter le bénéfice que je retirerais, comme écrivain, de mon sens de la solidarité. Bien sûr, si j’étais compris dans la succession, je devrais faire face aux engagements de mes parents, qui avaient signé avant de mourir un emprunt en faveur des Gardiens du dernier jour. Mais bon, c’était la vie, c’était comme ça.

Peu à peu, un soupçon m’a envahi. Me Lefort se comportait comme s’il faisait de ma décision une affaire personnelle. Avait-il peur que personne ne paye ses honoraires, si je me défilais ? Mes sœurs, il est vrai, étaient perpétuellement à court. Tout en l’écoutant, je laissais mon regard errer aux quatre coins du bureau. Ça et là, je notais la présence d’objets inattendus dans l’univers notarial : une boussole, une épée à la garde en or, une mitre d’évêque arborant un triangle et un œil, une gravure représentant le Mont Ararat. Il ne manquait, en définitive, qu’un presse-papiers en forme d’arche de Noé.

Je n’ai pas cherché à éclaircir, ni ce jour-là, ni plus tard, si Me Lefort était en cheville avec les Gardiens du dernier jour, si c’est lui qui avait poussé mes vieux parents à renoncer à leur antique catholicisme, pour se livrer aux délices d’un frisson nouveau. Simplement j’ai renoncé à déposer chez lui la toile de Ziem. J’ai fini par l’expédier à la pharmacie de ma sœur aînée. J’aurais préféré la confier à la cadette, mais elle vivait dans un couvent.

En sortant de l’étude, j’ai mesuré ma chance. De mes parents, je conservais la meilleure part. Ils étaient partis les mains vides, sans rien laisser ? Qui aurait pu le leur reprocher, à part mes folles de sœurs ? Ils m’avaient tout donné dès le départ : la langue française et le sens du bonheur. Il n’y avait rien à leur demander de plus.

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