Shadow commodity trading
Cet article est paru dans l'AGEFI-HEBDO du 26 mai 2022
Zoltan Pozsar s’est fait connaître en 2008, au sein du département de la recherche de la Fed de New York, par la première description détaillée du « shadow banking ». À la tête du département des taux du Crédit Suisse, il est une voix écoutée de Wall Street. Invité au séminaire Sciences Po-Banque de France sur les régulations financières pour analyser le Quantitative Tightening de la Fed, il n’y a parlé que de la guerre d’Ukraine et de sa conséquence catastrophique sur les négociants de matières premières. Les auditeurs, fascinés par son discours, étaient sceptiques. À tort ?
Un trader de marchandises, comme Glencore ou Cargill, est une entreprise qui emprunte à court terme pour acheter du pétrole, du blé ou du nickel. Ces marchandises sont mises sur un bateau et livrées à leur acheteur. Le paiement (en dollars, pour plus de 90% des transactions) s’effectue à la livraison, au prix spot du moment de cette livraison, et permet de rembourser le négociant et, de là, la banque qui lui a prêté. C’est l’activité de trade finance, que pratiquent des banques spécialisées, dont le métier consiste à suivre pas à pas la marchandise, à s’assurer qu’elle arrive à destination, qu’elle est remise entre les bonnes mains et payée conformément au contrat au bénéficiaire. Une activité risquée, compte tenu des fluctuations de prix des matières premières, et des aléas politiques (comme c’est le cas aujourd’hui) ou économiques. Le négociant se couvre du risque de prix en vendant à terme le pétrole au moment de l’embarquement de la cargaison. Les montants dont on parle sont très importants : une récente étude a estimé que les quatre principaux négociants déplacent plus de 700 Mds USD de marchandises par an. Comment cette activité est-elle impactée par l’embargo sur la Russie?
La Russie représente 11% de l’ensemble des exportations mondiales de matières premières, qu’il s’agisse d’énergie, de métaux ou de matières agricoles, et se place au premier rang mondial, devant les États-Unis, l’Arabie saoudite et le Canada. Et, s’agissant du blé, sa part est de près de 25%, celle de l’Ukraine de 8% environ, donc un tiers des exportations mondiales à eux deux.
La guerre complique tout : les prix fluctuent violemment, dans un sens ou dans l’autre (le prix du baril russe baisse, celui du baril non-russe augmente) ; le coût du transport augmente (transporter du pétrole russe, c’est risquer d’encourir des sanctions) ; le prix des couvertures aussi, compte tenu de l’incertitude. Le négociant doit emprunter davantage s’il transporte du pétrole non russe, et sa couverture initiale est sans valeur s’il transporte du pétrole russe.
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La crise s’est matérialisée début mars, au London Metal Exchange (LME), sur le marché du nickel. La hausse des cours a pris à contrepieds Tsingshan, la compagnie chinoise de métaux qui, avant la guerre, avait couvert l’accroissement de sa production future en pariant sur la baisse du cours du nickel. Quand la hausse a débuté, Tsingshan a racheté une partie de ses positions pour limiter les appels de marge (qui ont dépassé 50% des montants empruntés) à honorer, contribuant à accélérer la hausse. Le LME, qui, ignorant les transactions de gré à gré (OTC) effectuées par l’entreprise, a de ce fait mésestimé l’ampleur des positions ouvertes de l’opérateur, a annulé, le 7 mars toutes les transactions sur le nickel, créant de nombreux litiges, dans le but de calmer le marché. La crise est donc une conséquence de la guerre, non pour une situation dans laquelle le négociant a seulement cherché à se couvrir, mais pour une spéculation que la guerre a rendue perdante.
Face à des acteurs « semi-financiers » qui ont un pied (leur passif, qui utilise davantage le levier d’endettement qu’une entreprise, quoique bien moins qu’une banque) dans la finance et un pied (l’actif, illiquide et physique) dans le monde réel, les Banques centrales, ont besoin de relais. Les seuls possibles sont les banques et, plus encore, les chambres de compensation. Mais la dimension du problème n’est pas seulement monétaire puisque trois « autorités » interviennent : celle des marchés doit prévenir et intervenir en premier rideau ; le gouvernement doit fixer des priorités (industrielles) nationales ; la Banque centrale intervient en dernier recours, lorsque le risque devient systémique pour le secteur financier.
Ce que nous révèle cette crise, c’est, outre la nécessaire coordination entre les États et les régulateurs, mais aussi, les marchés étant mondiaux, entre autorités de surveillance des différentes zones, (i) qu’il faut surveiller voire limiter les positions prises par les différents acteurs permettrait d’éviter les situations comme celle de Tsingshan, (ii) qu’une telle surveillance est plus simple lorsque les acteurs passent par des marchés organisés avec des chambres de compensation. Réduire les transactions OTC, encore largement prédominantes, suppose une révision des méthodes de calcul des marges pour en limiter la pro cyclicité, et, enfin (iii) qu’il faut relier directement ces CCP aux banques centrales pour que même des transactions physiques puissent avoir un dénouement financier.
Il est possible qu’on évite les effets systémiques que l’on a connus en 2008, et que les angoisses de Zoltan Pozsar soient excessives, mais le problème est préoccupant. Le négoce des marchandises et le shadow banking s’entremêlent, et nous rappellent que les marchés financiers, inégalables quand tout va bien, sont, en situation de crise, source d’instabilité et ne laissent aucun répit à la vigilance.
Vivien Levy-Garboua.