Si nous ne faisons pas tout, nous ne faisons rien
L'escalier formé par les corps de ceux que nous laissons tomber ne mène nulle part
J’ai lu quelque part, je ne sais plus où, que la chose la plus acide pour les personnes qui tombent dans l’itinérance est l’invisibilité dans laquelle elles sont forcées. De ne pas être vu, de ne pas être reconnu, de ne pas avoir accès à l’humanité qui permet d’être perçu comme une personne, un agent social et moral. De devenir, avec chaque regard qui passe tout droit, un peu plus un élément du décor - une partie de l’environnement plutôt qu’un être autonome qui interagit lui-même avec l’environnement. C’est convenu de remarquer que les personnes sans abri semblent souvent en proie à des psychoses et des grands maux de santé mentale. Ce qu’on prend moins le temps de nommer, c’est à quel point l’itinérance elle-même inflige la folie à ceux et celles qui la subisse. Personne d’entre nous n’est en mesure de tolérer une telle déshumanisation bien longtemps.
C’est la raison pour laquelle je me force à regarder les gens qui quêtent dans les yeux, et de répondre aux bonjours et aux questions. C’est souvent des réponses décevantes, parce que c’est rare que j’ai du change dans les poches. Je suis très coquet et je n’aime pas que la ligne de mes pantalons soit déformée par un portefeuille, un cellulaire ou quelques pièces de deux piastres. C’est rare, mais ça arrive. Des fois, comme tout le monde, j’achète un meuble usagé sur Facebook et la personne veut du comptant, et je retire 60 $ pour payer quelque chose qui est affiché à 55 $, et je me retrouve à trimballer du petit change contre mon gré.
J’en avais justement, l’autre jour, quand j’ai répondu intuitivement à un mendiant que j’avais rien dans les poches. Je regardais la personne dans les yeux. J’ai détourné mon regard et j’ai continué mon chemin jusqu’au bureau.
J’ai perdu la trace des quelques dollars que j’ai gardé pour moi.
Je n’ai pas perdu la trace d’un miasme de honte - maintenant visible, évident, étouffant - libéré par le contact et la reconnaissance de la misère que nous tolérons dans les rues, et que nous choisissons tous les jours de reconduire. La honte de quémander à quelqu’un qui ne reconnait pas notre humanité. La honte de ne pas serrer la main tendue. La honte de la complicité dans l’indifférence, dans le repli, dans l’intellectualisation, dans la justification, dans la quotidien. Après tout, si je donne toute ma monnaie au premier quêteux que je croise, qu’est-ce que je donne au deuxième? Me voilà épargné du fardeau de restituer l’humanité des dépossédés que je croise.
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De l’intérieur du monde professionnel de l’habitation, je sens l’étau se resserrer. Au cours des deux dernières semaines, j’ai été interviewé et cité par MacLean’s, par Le Devoir, par CBC. J’ai participé à des rencontres de travail sur invitation avec les éminences de l’habitation et du climat au Canada. J’ai partagé la scène avec 3 maires et mairesses, une ancienne ministre et la ministre actuelle de l’habitation au congrès annuel de l’Association des professionnels de la construction et de l’habitation du Québec. Je n’ai jamais eu autant d’opportunités de parler. Je n’ai jamais eu aussi peur que ce soit en vain.
Mon sentiment, c’est que nous sommes sur le point d’être ensevelis de promesses et d’argent. Les gouvernements du Canada et du Québec sont en train de prendre acte de l’impopularité de leur insouciance en matière d’habitation, et corrigeront le tir avec des engagements gargantuesques. Je suis monstrueusement préoccupé par l’illusion de mouvement que toute cette activité va provoquer - l’équivalent d’un hamster qui court de toutes ses forces dans un roue en plastique sans avancer d’un centimètre. Je nous imagine comme les villageois au pied d’un volcan qui, après avoir essuyé une autre éruption meurtrière, nous résolvons à tenter de l’apaiser en y sacrifiant ce que nous avons de plus précieux, en espérant que tout l’or que nous y versons aura comme effet d’éteindre un incendie infini et souterrain.
Je ne présente pas ce pessimisme pour l’effet. Au cours des dernières semaines, j’ai revisité - souvent et contre mon gré - la clarté du moment de honte que j’ai traversé en reconnaissant la misère de la personne à qui je n’ai pas donné l’argent que j’avais. Les illusions sont souvent dissipées au contact de la violence - l’illusion de sécurité sur la route après une collision avec un chauffard, l’illusion d’innocence après les remontrances des personnes que nous avons blessées, l’illusion de liberté après une semaine passée avec un compte en banque dégarni. Je nous regarde marcher vers le volcan et je relis en boucle les commentaires de John Ganz, au sujet du massacre d’enfants à Uvalve aux États-Unis; et de Marshall Steinbaum, au sujet de l’occupation de la Palestine; des événements d’une violence suffisante pour faire voler toutes les illusions en éclats:
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We’re far from the myth of the frontiersman, the minuteman, the cowboy, the gunslinger, which as heroic images always were covering up more murderous realities, but at least were attractive ideals of self-reliance or communal self-defense. In place of self-reliance, we now have only the nightmare obverse of the life of a solitary individual: paranoia, solipsism, selfishness, seeing in every shadow a conspiracy against the self. A “they” out there, someone you have to get before they get you, or someone who just isn’t really a human being to you anymore. Because what’s a human being, anyway? For that notion to exist you have to recognize others and be recognized, to live in a community. People? They are just something that angers you, that thwarts you, humiliates you, so why not lash out? Kill them, then yourself—anything to break the unbearable shame of being perceived. Arming the public has not created heroic Beowulfs, ready to do selfless deeds, but so many Grendels, driven mad by the sounds of conviviality, stealing into our halls from the swamps, and shedding blood to avenge the offense done to them by basic humanity.
“Nous sommes loin du mythe du pionnier, du minuteman, du cowboy, du justicier, qui, en tant qu'images héroïques, ont toujours dissimulé des réalités plus meurtrières, mais qui étaient au moins des idéaux attrayants évoquant l’indépendance ou de défense communautaire. Au lieu de l'indépendance, nous n'avons désormais que le cauchemar inverse de la vie d'un individu isolé: la paranoïa, le solipsisme, l'égoïsme, voyant dans chaque ombre un complot contre le soi. Un "eux" là-bas, quelqu'un que vous devez devancer avant qu'il ne vous atteigne, ou quelqu'un qui n'est tout simplement plus un être humain pour vous. Parce que, de toute façon, qu'est-ce qu'un être humain? Pour que cette notion existe, vous devez reconnaître les autres et être reconnu, vivre dans une communauté. Les gens? Ce ne sont que des choses qui vous mettent en colère, qui vous contrecarrent, qui vous humilient, alors pourquoi ne pas réagir violemment? Tuez-les, puis vous-même, tout pour rompre la honte insupportable d'être perçu. Armer le public n'a pas créé de Beowulf héroïques, prêts à accomplir des actions désintéressées, mais tant de Grendels, rendus fous par les sons de convivialité, s'introduisant dans nos salons depuis les marais, et versant du sang pour venger l'offense qui leur a été faite par l’existence même de l'humanité.”
Another signature of settler-colonialism is the resurgent fear that their victims will one day take vengeance, which in turn animates and justifies further repression. This is why so many commentators have given voice to the idea that what happened last weekend presaged a Palestinian uprising that would retake the entire land of Israel and restore Palestinian property to its rightful owners. That fear seems to me to be borne of the understanding that the original conquest and dispossession was deeply immoral, an original sin for which there will never be actual absolution, whose consequences can only be held at bay by force.
"Une autre caractéristique du colonialisme de peuplement est la peur résurgente que leurs victimes se vengeront un jour, ce qui à son tour anime et justifie une répression supplémentaire. C'est pourquoi tant de commentateurs ont exprimé l'idée que ce qui s'est passé le week-end dernier présageait une révolte palestinienne qui reconquerrait l'ensemble de la terre d'Israël et rendrait les biens palestiniens à leurs propriétaires légitimes. Cette peur me semble être née de la compréhension que la conquête originale et la dépossession étaient profondément immorales, un péché originel pour lequel il n'y aura jamais d'absolution réelle, dont les conséquences ne peuvent être contenues que par la force."
Je vous soumets que la crise de l’habitation pollue l’air que nous respirons d’une violence nauséabonde que seule l’omniprésence rend indétectable, et que tout contact avec sa réalité impose une honte immense, amorphe. C’est comme quand on s’habitue à un stimuli à force d’y être exposé; l’odeur des ordures oubliées qu’on finit par ne plus remarquer, jusqu’à ce que quelqu’un nous demande ce qui sent si fort dans la ruelle. La honte comme courroie de transmission avec nos échecs et nos manquements.
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Parce que la honte est un acide vorace, capable de dissoudre toute personne qui s’y trouve plongée pendant un trop long moment, nous ne manquons pas de volonté ou de moyens pour nous en débarrasser. À rebours des signaux que je reçois quant au sérieux des gouvernements à reconnaître le caractère totalisant de la crise de l’habitation, j’en déduis que la voie privilégiée pour échapper à l’odeur de misère semble être celle du pince-nez. Si un ménage évincé quitte sans laisser de traces, y a-t-il un problème à régler? Si on se reloge là ou on peut mais pas où on veut, avons-nous même besoin d’aide? Si un itinérant s’effondre dans une forêt sans personne pour l’entendre, fait-il du bruit?
Nous sommes déjà passés à la croisée de ces chemins. Nous savons où ça nous mène. À son aboutissement, la pulsion d’exclure les nécessiteux et les miséreux de la chaleur de notre propre sécurité finira par nous avaler nous-mêmes dans sa voracité sans fin. L’idée que les victimes de la crise ne méritent pas d’être épargnées se sublimera en la finalité que personne ne mérite d’être épargné.
Il n’existe pas de qualité permettant de déterminer si une personne mérite réellement la dignité, la liberté et la sécurité que seule une société est en mesure de garantir. Laisser qui que ce soit - jusqu’à la dernière personne, jusqu’à votre pire ennemi - tomber hors de portée constitue à scier la branche sur laquelle nous sommes tous et toutes assis. Le trou formé par la personne qui disparaît sous le sol a la forme de notre propre corps. Je pense à l’échec social aux États-Unis et à Israël et j’identifie la gangrène d’une honte réprimée, la honte de la déshumanisation, la honte de savoir que notre place sur le bateau de sauvetage n’est la nôtre que par accident fortuit.
Il me semble à la fois évident et tabou que l'escalier formé par les corps de ceux que nous laissons tomber ne mène nulle part. Il n’y a pas de salut, de sécurité, de liberté au bout d’un parcours qui a écrasé l’humanité des personnes qui ont eu la malchance d’être du mauvais côté d’une clôture. Il n’y aura aucun refuge de la honte d’avoir failli à accueillir une personne de plus à table, et de la savoir morte de faim.
Si on ne fait pas tout, on ne fait rien. Si nous ne nous donnons pas les moyens d’éradiquer la crise de l’habitation dans sa totalité, les failles restantes engloutiront chaque succès et réduiront tout progrès au néant. Il s’agit d’un test que nous pouvons échouer. Nous aurons tout une vie pour chercher les pièces manquantes des pots cassés, et à regarder les autres autour de nous avec la méfiance qu’ils les gardent pour eux.
Directrice Réseau bon voisinâge
1 ansQuel beau texte Adam Mongrain ! Est-ce que tu l’as sous forme de lettre?