Stratégie d’accès au marché… et patates
La stratégie de Parmentier pour amener au marché une innovation de rupture avec un budget proche de zéro.
C'est alors qu'il est prisonnier de guerre en Prusse au 18ème siècle qu'Antoine-Augustin découvre les vertus de la pomme de terre, un aliment réservé aux animaux en France. À son retour, Parmentier est convaincu que la pomme de terre peut devenir, particulièrement pendant les temps durs, un aliment courant pour les Français. Il publie à cet effet en 1781 une thèse nommée « Recherches sur les végétaux nourrissants qui, dans les temps de disette, peuvent remplacer les aliments ordinaires, avec de nouvelles observations sur la culture des pommes de terre ».
Mais la pente est rude… La science, c'est une chose, changer les habitudes d'un pays entier en est une autre. Qui voudrait se rabaisser à manger ce qu'on trouve dans l'auge des cochons ? Parmentier rencontre suspicions et méfiance Il persévère néanmoins et en 1786, il a l'opportunité de présenter ses travaux à Louis XVI et Marie-Antoinette et leur fait servir un repas dont le tubercule est l'ingrédient commun de tous les plats. Les souverains sont convaincus… mais c'est loin d'être suffisant pour que la population dans son ensemble se convertisse à la patate.
On attribue à Parmentier une idée de génie, qui préfigure de plusieurs centaines d'années les stratégies de marketing de la rareté d'Apple ou de Sony. Pour que cet aliment dont personne ne veut devienne populaire, il suffit de le rendre inaccessible. Avec l'autorisation du roi, Parmentier supervise deux hectares de plants de pomme de terre aux Sablons, aux portes de Paris. La légende veut qu'il ait fait garder les champs le jour… mais pas la nuit. Voisins et passants sont curieux et frustrés qu'on leur mette sous le nez ce mystérieux aliment ayant tellement de valeur qu'il faille le garder. La nuit, des plants sont chapardés et, par viralité, la pomme de terre fait son bout de chemin dans les assiettes françaises.
Légende ou réalité ? Qui sait… Probablement un peu des deux. On peut supposer à minima qu'installer un « showroom » aux portes de Paris, aux yeux de tous, a pu générer suffisamment de curiosité pour motiver quelques audacieux à chaparder des plants. On peut également supposer que même si effectivement gardé, les ressources et la vigilance affectées à la surveillance de deux hectares de pommes de terre ne devaient pas être comparables à ce qu'on pouvait trouver à la Bastille. Peut-être les gardes eux-mêmes pratiquaient t’ils le troc pour leur propre profit?
Au-delà, l’histoire de Parmentier a été très largement embellie et réécrite à la fin du 19ème siècle. C'est une époque où s'invente le fantasme de "Charlemagne qui invente l'école", avec peu de rapport avec la réalité. Le régime cherche à trouver des figures historiques faisant office de « Saints Laics ». L’histoire de l’homme providentiel de la patate est trop simple et trop en désaccord avec la réalité du processus de l’invention, collectif et itératif pour être parfaitement honnête. On trouve par exemple trace dès le 16ème siècle des frères Bauhin qui cultivaient déjà la pomme de terre, avec bien moins de gloire historique bien qu'ayant réussi à la populariser durablement à Montbéliard et ses environs.
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Plus que le "père" de la pomme de terre, Parmentier en est le marketeur le plus reconnu, qui via le patronage royal, parvient aussi figurativement que littéralement à anoblir un aliment généralement associé jusque là aux populations les plus pauvres.
Stratégie ingénieuse ou concours de circonstances heureux, le pari de Parmentier est gagnant. On sait du personnage qu’il était très doué pour l’auto-promotion, parvenant à rester une figure importante avant et après la révolution et l’hypothèse selon laquelle il aurait sciemment tenté de donner à son expérience le plus de visibilité possible est totalement cohérente avec ce qui est connu de sa personnalité et de son parcours.
Quelle qu’ait été réalité historique, il y a quelques leçons à tirer de cette histoire concernant le management de l'innovation.
Savoir-faire et faire-savoir : Qu’il s’agisse d’une innovation principalement d'usage ou de rupture technologique, il peut y avoir un fossé entre la maturité d’une offre et sa compréhension par le public ciblé. Avant la mise sur le marché, un « showroom » ou un démonstrateur peut être nécessaire pour que l’offre et ses bénéfices deviennent suffisamment tangibles. Les deux hectares expérimentaux de Parmentier remplissaient cette fonction.
Valeur créée et valeur perçue : Avec sa thèse sous le bras, Parmentier aurait été bien en peine de frapper à la porte des Français pour leur vanter les vertus de la pomme de terre. Éduquer un public cible se révèle souvent coûteux, et la démarche trop abstraite pour celui-ci. L’installation d’un démonstrateur visible aux yeux de tous, et sécurisé, cumulé à l'aura du patronage royal était une approche bien plus percutante et de nature à convaincre la population que ce tubercule inaccessible et faisant l’objet de tant de soin devait être précieux et hautement désirable.
Marketing et viralité : Se passer de marketing parce que les clients prendront en charge la promotion du produit est le rêve de beaucoup d'innovateurs. Souvent c'est irréaliste, mais il ne faut pas négliger que les premiers utilisateurs et clients peuvent se révéler des ambassadeurs très efficaces de l'entreprise. A prendre en compte en complément d’une stratégie d’acquisition plus classique.
Pour finir sur Parmentier, il ne s’est pas arrêté à la patate, et a ensuite été responsable de la première raffinerie permettant d’extraire le sucre des betteraves mais c’est une autre histoire.
Directeur Innovation et Opérations Industrielles | Pilote pour la création, transformation et la réussite de projets R&D stratégiques
10 moisExcellente cette histoire, j'ai appris un truc.